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06 mai 2006

Les aventures de Polycarpe - 21éme épisode

LE VIEUX LOGIS

CHAPITRE XX
Où les indices s'accumulent sur l'assassin du juge, Imogène décrète le look-out de la boutique de miel, Polycarpe fait l'acquisition d'une vieille armoire aux crapaudines engourdies, Rosemonde avoue sa liaison coupable...

Dès huit heures, le lendemain matin, le téléphone du logis fut saisi d’une frénésie sonnante interrompant à quatre reprises la toilette de Polycarpe, alors qu’au même moment les trépidations d’un marteau-piqueur et le moteur du compresseur perturbèrent la légendaire torpeur du village et firent trembler le logis sur ses fondations.
À chaque appel, Polycarpe essuyait en râlant sa mousse à raser, jetait sa serviette et descendait précipitamment au rez-de-chaussée pour répondre, sans saisir la totalité des propos dominés par les décibels des travaux. Exaspéré, il bâclait les conversations, opinant d’un « oui, oui » distrait aux diverses sollicitations. Quand il se décida à emporter le mobile au premier étage, les appels cessèrent mais, réflexion faite, en présentant à nouveau son menton devant le miroir, blaireau en main, il renonça à se raser.
La première communication provenait du cuisiniste Tradimod qui envoyait ses gars monter les meubles et les plans de travail. Gaspard Charron s’annonçait pour prendre les mesures de la trappe. Gix voulait savoir si la gigantesque armoire bordelaise l’intéressait toujours : il fallait en prendre livraison dare-dare. Enfin, et à sa grande surprise, Rosemonde de Touche lui demandait de passer à son magasin de cadeaux. Elle avait des « choses » à lui confier mais en toute discrétion, ailleurs qu’au village.
Moins de trois quarts d’heure plus tard, les installateurs de cuisine arrivèrent, suivis à quelques minutes d’intervalle d’une Imogène curieuse et sur des charbons ardents depuis qu’elle avait repéré le Peugeot Partner à l’enseigne jaune et rouge de la société Tradimod garé devant chez lui.
- Je viens vous espionner pour savoir quels agencements vous avez choisis ! Oh, c’est infernal, chez vous, Poly !
- Croyez-vous que nous résisterons à ce vacarme durant toute la durée des travaux ? Nous allons demander au maire à être relogés... Allons dans le jardin, nous serons plus au calme.
- Je pourrais vous accueillir. Chez moi, le bruit est nettement plus supportable !
- Comment ça, plus supportable chez vous ! Ils ont commencé à casser le goudron à deux pas de votre maison...
- Je ne vous dirais pas pourquoi. La physique des propagations sonores, moi, vous savez...
Ils s’installèrent sous le cerisier où le ronflement des engins paraissait atténué par le volume de l’immeuble. Il lui montra le croquis des futures aménagement : des lignes et des hachures s’entrecroisaient et se prolongeaient vers un point de fuite virtuel faisant surgir des volumes dépouillés aux proportions futuristes.
- J’ai suivi vos conseils, même si j’ai tenu compte également des suggestions de Mama. Je panache l’ancien et le moderne. Je fais poser ces meubles de résine intégrant l’électroménager, couleur « rosé des prés ». Je disperserai ici ou là un chiffonnier et une bonnetière pour les rangements. Gix m’a dégotté une grande armoire que je prévois de placer en vis à vis de ma cheminée...
- Pas mal. Je suppose que vous héritez d’un oncle d’Amérique...
Un ouvrier apparut sur le seuil du jardin.
- Excusez ! On vous demande...
Gaspard Charron admirait la cheminée. Il tendit à Polycarpe une large main râpeuse et désigna les trous à l’emplacement des pitons qui retenaient la plaque du foyer.
- Dommage, dit-il, qu’on vous ait piqué le contrecœur. Pour en trouver un à ces dimensions...
- On s’en est servi pour boucher la trappe. Faute de mieux !
Il brancha une baladeuse à la prise électrique du couloir qui éclaira le cagibi où l’artisan pénétra, se courbant sous les contremarches. Il fit glisser la plaque de fonte pour dégager l’ouverture.
- C’est quoi, ce boucan ? dit l’homme.
- La commune installe le tout-à-l’égout.
- On dirait que le bruit provient directement de par-là.
Polycarpe s’écarta du cagibi puis s’en rapprocha, enjambant à plusieurs reprises les matériaux posés en travers du corridor et les caisses à outils, pour convenir avec Charron de la singularité du phénomène.
- Vous m’avez bien expliqué, l’autre fois, que c’était l’entrée d’un souterrain, dit l’artisan. Ma parole, il mène directement aux excavatrices qui creusent la route.
Après le départ du forgeron, Polycarpe retourna dans le jardin où Imogène se prélassait dans le fauteuil-paon, jambes allongées, fumant une fine cigarette les yeux clos et le visage offert au soleil, comme si elle avait décidé de s’incruster. Il laissa cette impression de côté.
- Voulez-vous m’accompagner, dit-il. Je veux découvrir la source du raffut qui semble remonter par le souterrain.
Elle ouvrit les yeux.
- Il bifurque là où vous avez vu le graffiti de mon premier flirt. D’un côté, il monte aux bois et de l’autre, il redescend dans la cour des troglodytes.
- Pierre nous a montré l’embranchement.
- Le compresseur est peut-être installé près de la galerie. Je vais avec vous.
Elle marchait à ses côtés, l’air particulièrement détendu. Elle portait une jupe et un petit débardeur qui mettait en valeur ses formes mures. Elle était un peu plus grande que lui, malgré ses souliers plats et avançait d’un pas souple. À mieux la connaître, Polycarpe décelait du félin en elle. Il se décida enfin à la questionner :
- Vous ne travaillez pas ? Vous n’ouvrez pas votre boutique ce matin ?
- Eh, bien : non. Je déclenche la phase 2. C’est à dire : pression maximum, réacteurs à fond, survol acrobatique...
- J’ai dû manquer un épisode, dit Polycarpe, sans émoi, familiarisé avec les réflexions déconcertantes de son amie.
- Avez-vous vu la tête d’Anatole, le jour de la fête ? Il n’a pas eu une parole pour me convaincre de revenir et il m’a, en tout et pour tout, adressé six mots : « bonjour » « tu vas bien » et « au revoir ».
Polycarpe n’était pas surpris, mais il la regarda avec un sourire qu’il teinta d’ironie pour masquer son embarras.
- C’est un taiseux, votre Anatole.
Ils descendaient maintenant la rue du château, encombrée de diverses machines, d’un scraper, d’une pelleteuse, d’un camion à benne, de buses, de raccords en Y, de tuyaux emmêlés et de gars protégés d’œillettes et de gilets fluorescents qui jetaient sur la jeune femme de furtifs regards concupiscents.
- Il n’est même pas resté déjeuner, comme il en avait manifesté l’intention dans un moment de grand relâchement. Je ne l’ai pas vu de l’après-midi, ni de la soirée. Pourtant, il a voulu tenir la boutique toute la matinée... Les petits bénéfices passent avant les grands sentiments. CQFD. Alors, je vais le piéger. En fait, je lui donne une deuxième chance.
Polycarpe grimaça : connaissant la liaison d’Anatole, Imogène pouvait faire l’économie de cette stratégie. Il était dérouté par son acharnement à reconquérir l’infidèle alors qu’elle ne semblait pas languir d’amour… Question d’amour-propre ? Faisait-elle passer la survie du patrimoine foncier avant le goût du bonheur ? Fallait-il supposer qu’Imogène ait tout oublié des émois sentimentaux ? Était-ce possible ? Avait-elle un cœur de granit ?
- Tant que nous n’aurons pas établi un avenant au contrat de mariage, je maintiens le lock-out de la boutique de miel ! ajouta-t-elle, dans un demi-sourire ironique.
Visiblement, c’était un jeu. À moins que… Il détailla ses attitudes « trop » détachées, son profil grave, les traits déterminés de son visage, le voile du regard et le tremblé du sourire : non, ce n’était pas un jeu. Elle ne laissait entrevoir que son être civilisé. Elle s’y arrimait sans y croire, pour maintenir à flot des apparences convenables. Il lui fallait étouffer ses ouragans intérieurs et refuser de voir l’évidence du terrible gâchis de sa vie conjugale. La raison sociale avait régi une grande part de son existence, il s’agissait maintenant d’opérer un triple salto, sans déraper en retombant sur ses pieds de femme plus très jeune, sans enfant, sans amant et délaissée !
Polycarpe se demanda comment ce couple réagirait s’il avait une progéniture. Par association d’idées, il lui annonça que sa fille, son gendre et ses petits-enfants allaient arriver dans une dizaine de jours.
- Aurez-vous terminé votre cuisine ? Je vous suggère de l’inaugurer à cette occasion. Nous ferons la fête avec votre petite famille. J’ai hâte de connaître votre fille !
- C’est une idée excellente. Mon gendre Witson est très sociable, il aime se lancer dans de grandes discussions pourvu qu’on veille à réapprovisionner le bar.
Ils arrivaient à l’embranchement de la ruelle. Chimène était aux premières loges, appuyée sur sa canne, penchée au-dessus d’une tranchée pour observer l’emboutissage des buses. Sa surdité, au demeurant partielle, la protégeait des pétarades assourdissantes du compresseur installé - ainsi que l’avait subodoré Gaspard Charron - à l’entrée de la galerie centrale.
L’entreprise travaillait avec célérité : les tranchées une fois creusées et équipées de buses étaient aussitôt remplies de falun immédiatement damé, avant d’être enduit d’une couche de macadam compressé au rouleau. À ce rythme, les maisons du bourg seraient rapidement raccordées. Une petite semaine d’enfer à supporter, mais c’était un moindre mal.
Ayant confirmation de l’origine du vacarme, Polycarpe s’apprêtait à faire demi-tour, lorsqu’une idée lui vint à l’esprit et le cloua sur place.
- Chimène qui a toujours vécu dans les troglodytes doit connaître parfaitement les galeries !
- C’est probable !
- Et si c’était elle qui avait parcouru le souterrain pour accomplir une vengeance ! Écoutez : dans la boîte que Petit Lu avait chapardée se trouvait l’article du journal avec la photo du juge. N’aurait-elle pu avoir à faire à lui dans une vie antérieure ?
- Tout est possible, dit Imogène. On dit bien qu’elle se prostituait autrefois. « Le juge et la prostituée »... Fable de Polycarpe Houle, dit-elle, en riant.
Ils se retournèrent machinalement et interceptèrent le regard acéré de la vieillarde. Pressentait-elle leurs doutes ? Ils s’éloignèrent en hâte pour fuir le vacarme. Concentré, le poing devant le menton comme s’il parlait dans un micro, Polycarpe exposa son raisonnement à Imogène :
- Elle découvre un beau jour dans la presse, un 4 avril exactement, que le soi-disant Cornu est ce même juge qui l’a condamnée autrefois pour une raison x ; elle nourrit envers lui une haine tenace attisée chaque fois qu’il vient dans la galerie lâcher des chauves-souris ; elle connaît les passages secrets mais se garde bien de le renseigner.
Imogène complète le scénario :
- Sachant que l’homme est vulnérable, par Berouette qui a entendu Ulysse décrire ses crises d’asthme…
- ...elle se faufile dans le souterrain, cahin-caha, avec sa canne, fait irruption dans la maison du juge et, saisissant un coussin...
- ... l’étouffe puis revient chez elle par le même chemin. Puis elle s’arrange pour envoyer Berouette chez le juge…
- J’ai une explication de la bouche même de Berouette : il a vu de la lumière à l’étage, ce qui l’a intrigué…
- Mon œil ! s’exclama familièrement Imogène. Ce gars-là, il connaît à la minute près les habitudes de sa mère. Il cherche simplement à l’innocenter. Mais admettons qu’elle provoque la découverte du corps en manigançant exprès l’histoire des pièces éclairées… Pourquoi n’attend-elle pas tout bonnement qu’Ulysse fasse la macabre découverte à son retour de voyage ?
- Elle sait qu’il est encore dans les parages alors qu’il a annoncé son départ à grand tapage, dit Polycarpe. Peut-être même qu’elle connaît les habitudes d’Ulysse qui ne peut décemment pas compromettre la comtesse. Elle aurait prémédité d’utiliser les mensonges du jeune homme pour attirer les soupçons sur lui. Ne la sous-estimons pas !
– On n’est pas sûr qu’elle connaisse la liaison d’Ulysse…
- Elle serait bien la seule, hormis le mari à n’être pas au courant ! Si seulement nous avions une preuve...
Il pensait aux divers petits déchets aperçus lors de l’expédition :
- Quand bien même, soliloqua-t-il, ça ne signifierait pas qu’elle a tué Cornu ! Il nous manque un élément du puzzle…

Quand ils arrivèrent à la hauteur de la boutique de miel, Imogène attira l’attention de Polycarpe sur l’écriteau qu’elle avait accroché : « Fermé pour congés »
- Je suis libre comme l’air ! dit-elle. Avez-vous besoin d’une arpète pour vous aider ? Ça m’occuperait...
- Je n’aimerais pas qu’Anatole vous surprenne en train de blanchir mes murs... Et puis je dois aller en ville. J’ai un rendez-vous important...
- Je peux savoir ?
- Oui. Rosemonde veut me parler dans un endroit discret…
Il regarda Imogène froncer les sourcils et le jauger.
- Je vous en prie, dit-il, ne craignez pas pour mon pucelage !
Imogène s’empourpra légèrement.
- Alors je vais superviser vos travaux pendant votre absence ! Dites oui, Poly !
- Très bien. Je vous laisse les clés et je vous délègue mes pouvoirs, à une condition : ne prenez pas d’initiatives farfelues.
Avant de sortir la bétaillère et de confier le logis à Imogène, Polycarpe fit le point avec les techniciens et appela le vendeur de l’armoire bordelaise pour le prévenir de son passage en fin d’après-midi.
Il manœuvrait pour sortir de la ruelle quand une voix aiguë le héla.
- Polycarpe ! Hou hou !
Flora traversait la place sur un vélo hollandais. Des aiguilles à tricoter dépassait du panier fixé sur la roue avant. Elle posa le pied à terre et se pencha à la portière.
- Vos conseils ont fait merveille : mon Godichon a de nouveau l’oreille sémillante !
- À la bonne heure !
- Dites-moi, Polycarpe, ne seriez-vous pas tenté de participer à notre chorale ?
- C’est une manie, dans ce pays, d’embrigader les gens ! Écoutez, Flora, je chante comme une casserole !
- Dommage, il nous manquait un ténor et vous avez le physique !
- Est-ce qu’un ténor a un physique particulier ? fit-il mine de maugréer, tout en appréciant l’art consommé de Flora de déconcerter ses interlocuteurs.
Elle lui envoya un clin d’œil complice, plaça son vélo face à la pente et relança d’un petit coup de pied ses pédales en arrière.
- Nous préparons le Requiem de Mozart pour l’automne, expliqua-t-elle. Nous chanterons dans l’église. Je suis soprano.
- Félicitations ! dit Polycarpe.
Il s’habituait peu à peu aux anomalies de casting : à Rochebourg, une ex-danseuse de cabaret devait fatalement chanter le requiem dans une église !
Cette pensée le fit sourire et il engloba Flora d’un regard amical.
- Je vais chez Mama faire du baby-sitting, lança-t-elle, en s’asseyant sur la selle, filant dans la descente, sa longue jupe faseyant au vent.

Au cœur du vieux Chassac, la boutique « Papillotes » se déversait sur le trottoir comme une corne d’abondance : des paniers remplis de moulins aux ailes multicolores ou de bouquets artificiels, des girouettes, des cale-portes en forme d’escargots, des tire-bottes, des dames-jeannes tandis que des quantités d’objets en fer forgé, en osier, en verre, en bois, accrochés ou empilés, garnissaient l’entrée et l’intérieur du bazar. Sur des tables nappées de madras et dans des armoires vitrées étaient présentées des verres, des vases, des compotiers, des carafes et des aiguières. Derrière le comptoir, Rosemonde emballait un éteignoir dans trois feuilles de papier crépon de couleurs vives, superposées sur une feuille de papier cristal. Elle nouait avec du raphia une des extrémités qu’elle écartelait comme une fleur et qu’elle taillait aux ciseaux à cranter quand elle aperçut Polycarpe.
- Je suis à vous dans une minute, lui lança-t-elle.
Il attendit en furetant au fond du magasin, sous des lustres fantaisie, parmi des batteries de cuisine émaillées et des seaux en zinc ; il regarda le prix d’un valet de nuit, toucha les pétales d’un pavot plus vrai que nature lorsqu’elle le rejoignit, ouvrant une porte en haut de trois marches.
- Mon associée me remplace. Suivez-moi, nous allons dans la réserve.
Elle s’appuya contre le rebord d’une fenêtre. Elle portait une marinière blanche à liserés bleus sur une jupe plissée assez longue et des mocassins. Même si cette tenue vestimentaire métamorphosait presque la séductrice en dame patronnesse, Polycarpe demeurait envoûté par ses grands yeux, ses lèvres charnues et sa voix chaude. Il masqua cette attirance sous un air contrarié.
- Que signifient ces manigances ?
- Je n’ai qu’une personne à qui me confier : vous, monsieur Houle. Pierre ne doit pas être au courant et ma famille ne me comprendrait pas. Quant aux autres, n’en parlons pas... Il s’agit d’Ulysse Côme.
- Je crois comprendre. Mais, continuez...
- Comme vous savez, ma belle-sœur l’accuse d’avoir assassiné le juge Cornu, la veille de la Toussaint... Or, il était chez moi, il est resté tout l’après-midi, toute la soirée et... presque toute la nuit. Pierre ne rentrait que le lendemain d’un séminaire organisé par sa compagnie. Je dois vous l’avouer : Ulysse est mon amant depuis quelques mois.
- Comment disculper Ulysse en épargnant Pierre ? C’est le choix cornélien que vous n’arrivez pas à résoudre, c’est cela ?
- Exactement, dit-elle, en se malaxant les mains.
- Il n’y a pas à tergiverser. Vous devez faire un témoignage sur l’honneur auprès de son avocat. C’est indispensable. En espérant qu’on ne déballera pas vos secrets d’alcôve lors d’un procès et qu’on découvrira auparavant qui a vraiment tué Cornu. Puisque Ulysse n’est pas en cause, avez-vous une idée ?
- Un très, très mince soupçon.
Elle indiqua entre son pouce et son index une hauteur de deux à trois centimètres. Et elle ajouta en fermant à demi les yeux :
- Une fois de plus, je vais avoir le mauvais rôle : on va dire que j’accable Iseult parce que je la déteste. D’ailleurs, je la déteste.
- Mais encore ?
Elle soupira bruyamment.
- Le Perfescope que vous avez vu à la maison, que Pierre a repris à sa sœur : comme par hasard, c’est après le décès du juge qu’il a fait son apparition. Je me rappelle avoir été très étonnée de ce soi-disant cadeau. On n’avait jamais entendu dire qu’elle allait voir le vieux bonhomme. Il se peut qu’il ne lui ait jamais donné, mais qu’elle l’ait pris et quand ? C’est toute la question.
- Ulysse doit savoir si oui ou non, Iseult venait au logis !
- Je vais prendre rendez-vous avec son avocat.
- Parfait.
- Dites, monsieur Houle, ce que je vous ai dit : vous le gardez pour vous...
- Bien sûr, affirma-t-il.
Il lui adressa un petit sourire paternaliste pour atténuer le choc de la révélation :
- Vous savez, chère Rosemonde, tout le monde est au courant. Excepté Pierre, naturellement.
Il vit la jeune châtelaine déglutir de surprise, lui exprima un « Hé ! » fataliste en ouvrant la porte de la réserve, avant de descendre les trois marches.
Il fraya son chemin avec précaution dans le labyrinthe des objets fragiles et, réflexion faite, acheta un bouquet de tulipes blanches lumineuses qu’il aurait sous la main en cas d’invitation à l’improviste. Rosemonde fit un emballage artistique en lui vantant, machinalement, les avantages d’une carte de fidélité. Il réprima un sourire tandis que la volage comtesse tamponnait le coupon.
Il retourna vers le parking, égayé par l’ironie de la situation.

Une heure plus tard, parvenu au cœur de l’aride et caillouteuse champeigne qui se déployait au nord du département, il dénicha la ferme misérable du vendeur d’armoire qui lui montra la désolation d’un poulailler vide.
- La peste aviaire. J’ai besoin de me refaire, fit-il, sans état d’âme.
L’homme fit glisser sur son rail la porte métallique de son hangar.
- Voilà l’engin ! J’l’ai toujours vu là.
Il désignait ainsi une belle et grande armoire abandonnée au milieu d’un fatras de selles, de harnais et de colliers lyophilisés, de socs et de herses rouillés. Menacée par un monceau de vieille paille poussiéreuse, elle paraissait humaine et triste.
Polycarpe passa avec douceur ses doigts sur les montants chantournés, massa les crapaudines engourdies, suivit les cannelures des rosaces et tâta le bouquet sculpté ; il souffla sur la poussière qui occultait la plaque en cuivre oxydé de la serrure et tourna la grosse clé. L’intérieur des battants était encore garni d’une vieille toile provençale et les étagères supportaient des boîtes de bouillie bordelaise, de sulfates, d’engrais, de taupicine, d’herbicides. Des clous, des vis et des rondelles, un détendeur de gaz et différentes pinces encombraient les tiroirs dont l’armoire était pourvue dans sa partie basse, à la manière d’une commode.
Il ressentit l’évidence d’un coup de foudre et sut immédiatement qu’il la sauverait de cet indigne statut de placard à poisons.
- Quand le véto l’a vue, ça a fait tilt ! dit l’homme.
- Combien ? demanda Polycarpe, en s’accroupissant devant les pieds enfoncés dans la terre battue et grattant de l’ongle le bois abîmé.
- Neuf cents euros...
- Sept cents. Il y a du travail pour la restaurer.
- Alors huit cents.
- Sept cent cinquante.
- Affaire conclue.
Polycarpe topa d’une poignée de main avec le vendeur et signa son chèque sur la ridelle d’une vieille carriole. Puis il appela immédiatement le transporteur qui l’avait déménagé au début de l’été pour décider de l’enlèvement du meuble la semaine suivante.
Avant partir, il flatta le flanc de son armoire d’une main attendrie, en marmonnant un « Patience, ma vieille » sous l’œil interloqué du fermier qui réajustait son couvre-chef d’un geste compulsif.
Il regagna Chassac, évita le centre ville, pour parvenir par les boulevards extérieurs dans l’enceinte de l’hôpital Debrousse.

à suivre...

15:06 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (4) |  Facebook | |  Imprimer | |

02 mai 2006

Pour Jean Bouchaud...

...puisque je sais qu'il visite ce blog. Et pour Marie, Sarah et Louis... Gros bisous.

Et pendant que j'y suis, pour leurs collègues du lycée  !

Salut à tous...

Et Bon courage !

15:32 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (8) |  Facebook | |  Imprimer | |

Les aventures de Polycarpe - 20éme épisode

LE VIEUX LOGIS

CHAPITRE XX

 

Comment se poignarder dans le dos tout seul

Le crash-test de la ratatouille

Le mort était photogénique…

 

- Drôle de façon d’attirer l’attention : si vous ne l’aviez pas retrouvée, elle serait morte !
- Je n’en suis pas certain. Tous les week-end, nous organisons des visites dans la chambre rouge. Elle pouvait s’attendre à être secourue... J’ai ruminé cette histoire toute la nuit, il y a des invraisemblances notoires.
Il lampa une gorgée et reprit :
 - Si vous aviez l’envie de me tuer en me poignardant dans le dos et que la lame aurait ripé sur l’omoplate,  vous retireriez le poignard pour m’asséner un second coup... Mais admettons que votre forfait commis, même raté, vous preniez la fuite, alors je réagirais forcément, je n’irais pas m’étendre sur le sol en attendant de me vider de mon sang, un couteau mollement planté dans l’épiderme  !
Basile s’amusa de l’évocation puis émit une hypothèse :
- C’est peut-être une pseudo tentative de suicide, organisée de manière à faire accuser Ulysse qui l’a laissée tomber, comme chacun sait.
- J’en arrive effectivement à cette conclusion.
- Pourtant, n’avait-elle pas trouvé un nouvel équilibre ? N’était-elle pas fiancée avec son psy ? s’étonna Polycarpe.
- Qu’est ce que vous dites ? Fiancée ! Quel psy ?
- Iseult m’a annoncé ses fiançailles avec le Dr Zückervit, qu’elle m’a décrit comme un homme charmant et riche, qui l’emmène dîner en ville...
- Le Dr Comment ? Je ne connais pas de psychiatre de ce nom ! Je veux vérifier immédiatement. Basile, avez-vous un Minitel, un annuaire ?
Pierre feuilleta fébrilement les pages professionnelles  puis les pages des particuliers. Il hocha la tête avec désespoir et se prit le front dans les mains.
- Elle a tout inventé. Ma sœur est complètement folle ! Si vous saviez ! Elle est capable du pire. Accepteriez-vous de m’accompagner pour vérifier dans la chambre rouge s’il n’y a pas un indice quelconque ? Au cas où elle aurait organisé cette mise en scène, je ne peux pas laisser accuser un innocent.
- Elle met également Ulysse en cause dans la mort de Cornu, affirmant l’avoir vu ! fit remarquer Polycarpe. Ce qui fait deux chefs d’accusation, si ce garçon s’en tire, ce sera un miracle.
- Ce qu’elle « voit » passe les limites de la raison, vous savez !
Polycarpe eut une contraction nerveuse et involontaire du cuir chevelu qui fit bouger ses oreilles, en entendant le comte évoquer des visions pathologiques.
- À propos, Pierre, vous deviez me révéler un phénomène d’optique extraordinaire, expliquant les visions !
- C’est exact, mais en ce moment, vous comprendrez que je suis peu disponible pour surveiller ces phénomènes.
 
Les trois hommes se rendirent ensemble jusqu’au château, puis escaladèrent les ruines jusqu’au premier pour pénétrer dans la chambre rouge. Ils la passèrent au crible, ne négligeant aucune possibilité de coincer le manche d’un coupe-papier en argent ciselé, selon Pierre de Touche, dans une anfractuosité de mur ou de boiseries. Ils éliminèrent les intervalles de parquet car le poignard n’aurait pas pu suivre la rotation du corps découvert à plat ventre. Il y avait plusieurs encoches qui auraient pu être utilisées, et une seule à la hauteur de l’omoplate d’Iseult.
- Ici, regardez, dit Pierre, le bois des lambris a travaillé, cette large fente semble dépoussiérée…
- Nous sommes peut-être en train d’affabuler, pour prouver l’innocence d’un gars dont nous ne savons rien ou très peu de choses, après tout, dit Basile.
- Possible. Mais le doute est permis, concernant Iseult, je vous assure. Un jour, elle s’est volontairement brûlée avec un pique-feu en imaginant un stratagème compliqué pour me faire croire que Rosemonde l’avait torturée.
Après ces ahurissantes révélations, toutes les hypothèses paraissaient plausibles.
Polycarpe relança le comte à propos de la fantastique découverte qui « expliquait » les visions.
- Exposez donc votre théorie, Pierre, puisque nous sommes sur place, je suis particulièrement ouvert aux solutions rationnelles…
- Eh ! bien, voici les faits : quand les volets de bois intérieurs sont clos, la pièce devient une chambre « noire » comparable à celle d’un appareil photographique. Par les trous percés dans le bois, dont l’origine est incertaine…
Polycarpe et Basile s’approchèrent de l’ancienne croisée et repérèrent les petits orifices :
- Ils pouvaient permettre de voir sans être vu, dit Basile.
- Ils sont symétriques, dit Polycarpe, on arrimait peut-être les volets grâce à ces encoches !
- Toujours est-il, poursuivit le comte, qu’à certaines heures, certains jours et en fonction d’un certain ensoleillement, ce qu’il y a dehors est parfaitement reproduit à l’intérieur de la chambre, en couleur, et à cause probablement de la symétrie des trous, l’image paraît en relief… J’ai fait moi-même l’expérience de calfeutrer et d’ouvrir alternativement les orifices pour avoir la preuve de ces faisceaux optiques.
- Admettons, dit Polycarpe, intéressé et soupçonneux, cela impliquerait qu’il y ait quelque part, dehors, une jeune femme étendue dont l’image serait ainsi reproduite… Trop de hasards tuent le hasard, si je puis dire !
- Ça n’a pas l’air banal ! fit joyeusement Basile.
- En effet, dit Pierre. Mais… Suivez-moi.
Ils contournèrent l’aile en ruine, trébuchant sur les cailloux, et parvinrent sur un tertre dans des vestiges à ciel ouvert. Un lambeau de paroi restait érigé, à environ cent mètres de l’aile où se trouvait la fenêtre de la chambre rouge.
- La chapelle, annonça Pierre. Il n’en reste quasiment rien, excepté ces traces de fresques du quatorzième siècle. Approchez… Que distinguez-vous ? Ne reconnaissez-vous pas une abbesse étendue, avec sa coiffe… Il s’agirait, d’après les recherches de mon défunt père, des funérailles d’une moniale de Fontevraud !
Les deux roturiers étaient sans voix.
- Et voilà, cher Polycarpe. Vous n’êtes pas médium…Pour constater le phénomène, il faut que le soleil d’ouest frappe la fresque et que le temps soit particulièrement sec…
- Vous saviez très bien l’origine du phénomène lors de ma visite, quand j’ai failli me trouver mal, n’est-ce pas ?
Le profil gauche du comte était agité d’un tic qui faisait frémir sa paupière et remontait la commissure des lèvres :
- J’ai voulu vous impressionner un peu, j’avoue, dit-il.
Polycarpe reniflait à petits coups, indécis sur l’attitude à avoir, lorsque Pierre déclara, avec une certaine candeur :
- Ça marche très bien avec les japonais…
 
Alors que Polycarpe revenait du château, un compresseur fut mis en route et un type attaqua l’asphalte au marteau-piqueur. Il hâta le pas, stressé par les décibels.
Il venait de prendre la décision de remettre en service sa vieille télévision, restée dans sa gangue de polystyrène depuis son emménagement, pour suivre « l’affaire » qui ne manquerait pas d’être évoquée aux actualités régionales. Comme la plupart des maisons de Rochebourg en situation dominante au-dessus des plaines, le logis était dépourvu d’antenne sur le toit. Dès l’après-midi, il irait à Bux s’en procurer une, intérieure et télescopique, chez un marchand d’appareils vidéo.
Par la même occasion, il avait décidé de consulter un des rares forgerons du canton, recommandé par Imogène, pour exposer son problème de trappe, puis de faire un crochet par le « Bol d’Or » avec l’intention de surprendre Petit Lu dans ses nouvelles fonctions.
Le dénommé Gaspard Charron, un gaillard protégé d’un tablier de cuir, qui battait l’enclume devant un feu d’enfer, lui suggéra la pose d’une grille aux barreaux épais comme son pouce, boulonnée sur un support de fonte. Polycarpe imposa son idée de trappe basculante. L’artisan promit de passer rapidement prendre les mesures. Il resta toutefois évasif sur le délai de réalisation, étant, dixit l’homme de l’art : surbooké.
Polycarpe découvrit le « Bol d’Or » dans un faubourg, le long d’une large artère passante. L’établissement comportait une spacieuse boutique claire, dallée de blanc, exposant vélos, scooters, casques et des grands panneaux de pièces détachées, jouxtant un atelier noir de cambouis. Une dame d’un âge plus que respectable tenait la caisse, la mère du patron, probablement : ça sentait son affaire de famille.
- Vous voulez parler au grand Luc ? demanda-t-elle d’une voix fluette et chevrotante.
Ainsi Petit Lu était promu Grand Luc. Hormis sa bouille ronde, il était métamorphosé : avec les cheveux courts, la barbiche rasée, dans sa combinaison grise de mécano, il avait l’air d’un pro qui offrit son poignet à serrer, à défaut de sa main graisseuse.
- Tu as changé de look.
- Ben, dans ce boulot, les cheveux longs, ça le fait pas...
La vieille dame étant occupée avec un client, Petit Lu entraîna Polycarpe auprès de la grande vitrine, pour lui demander s’il avait remis l’argent à Chimène.
- Parfaitement. Désormais, tu es blanc comme neige...
Avec un air extrêmement concentré, Petit Lu farfouilla sous sa combinaison et en ramena un vestige de portefeuille, archi plein de cartes diverses, gonflé de petite monnaie, craqué de partout, miraculeusement fermé par une bande velcro, dans lequel il fit un laborieux inventaire avant de dénicher une vieille coupure de journal qu’il remit à Polycarpe.
- Vous savez quoi ? En rangeant ma chambre pour déménager de chez mes parents, j’ai retrouvé ça dans la boîte de gâteaux qui contenait les économies de Chimène… Tenez, si ça vous intéresse…
Il s’agissait du cliché paru dans Le Nouvel Écho que Polycarpe avait trouvé aux archives. Quel compte Chimène avait-elle eu à régler avec le sulfureux juge ?
La vieille dame toussota.
- Luc, ce client veut raccourcir sa chaîne de vélo, tu veux t’en occuper ? Excusez-moi, dit-elle à Polycarpe, nous avons tellement de travail. Êtes-vous de la famille de Luc ? C’est un bon garçon. Pas très dynamique, mais consciencieux.
Il s’approcha du comptoir et fit un brin de causette, la congratulant pour son extrême cordialité. Elle minauda avec coquetterie en aplatissant sur son front une bouclette argentée.
- Le sourire et la politesse, dans le commerce, ça fait toute la différence, dit-elle. Vous pouvez me croire ! Je suis dans le commerce depuis cinquante ans, mais oui !
Il opina gravement et pour être aimable acheta des manchons de guidon pour son Solex.
De retour chez lui, il transporta le poste et des mètres d’allonges électriques dans tous les coins de la cuisine en tournicotant l’antenne avant de pouvoir capter une image convenable, à peine enneigée, au moment des informations locales.
Elles confirmèrent l’événement. Encadré de deux gendarmes, on voyait Ulysse monter les marches du commissariat sans chercher à cacher un visage serein qui exprimait ou son innocence, ou son machiavélisme.
« Le procureur s’étonnera d’une accusation portant sur des faits aussi anciens que la mort du juge  et il aura connaissance de la mise en curatelle d’Iseult » pensait Polycarpe, prenant parti pour le jeune homme après les graves soupçons d’imposture que Pierre de Touche avait fait porter sur sa soeur.
 
Après les informations, Polycarpe avait éteint la télévision, pour réfléchir aux accusations proférées à l’encontre du jeune homme, délaissant les circonstances de l’agression au poignard, fort bien récapitulées par le comte.
Il arpentait la pièce.
« Même si cette folle a inventé avoir vu Ulysse en train d’étouffer Cornu, le fait est qu’il est bien mort le trente et un octobre ainsi que l’a confirmé le médecin, selon Berouette. Petit Lu et Iseult se sont donc trouvés ensemble au moment approximatif de sa mort, probablement après, Petit Lu le croyant endormi quand il a chipé la montre ».
Il fit un arrêt en posant une fesse sur la table.
« D’autre part, nous savons qu’Ulysse était encore dans les parages et qu’il aurait pu revenir par le souterrain pour supprimer son testateur, se sachant légataire et le sachant asthmatique. Est-ce qu’Ulysse connaissait ce souterrain ? S’en servait-il pour acheminer son cannabis ? »
Il se redressa et se rendit dans le jardin où l’ensoleillement décroissant n’accrochait plus, en oblique, que la partie supérieure des murs.
«  Par ailleurs, Iseult de Touche prétend être restée auprès de Cornu en attendant qu’il se réveille pour lui faire la lecture. »
Il se laissa tomber dans son fauteuil-paon qui était resté dehors depuis la matinée.
«  La lecture... Qu’avait-elle dit exactement à ce propos ? Le vieillard lui avait offert le Perfescope parce qu’il ne voyait plus assez pour s’en servir... Parce qu’il voulait la remercier ainsi de venir lui lire des livres, qu’il ne pouvait plus lire lui-même... C’était les affirmations de la jeune fille, pour le moins dérangée, devait-on la croire ? » 
- Mais voilà  ce qui ne colle pas ! s’écria Polycarpe, en bondissant hors du fauteuil.
Il mit le cap sur son téléphone et fit le numéro de Basile.
- C’est Polycarpe. Êtes-vous toujours en grève ou dois-je me préparer un encas de pain rassis et une soupe en sachet ?
- Tout ira bien, Calamity vient de m’apporter une cocotte de ratatouille et il nous reste quelques saucisses d’hier...
- Parfait. J’arrive. Je vais vous faire part de mes élucubrations  pendant le dîner.
 
Tandis qu’ils couvaient des yeux la cocotte qui réchauffait sur le gaz,  Polycarpe énuméra les étapes de sa réflexion, jusqu'à son interrogation au sujet des séances de lecture.
- Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit un jour à propos des livres qu’Ulysse venait vous emprunter ?
- Pourquoi ?
- Je soupçonne Iseult de m’avoir menti en prétendant que Cornu était à moitié aveugle...
Ils se mirent à table et chacun se servit copieusement.
- Elle vous a dit ça ? C’est bizarre : Ulysse venait chercher des livres à la demande de Cornu qui lisait durant ses insomnies.
- Quel genre de livres emportait-il ? C’était peut-être pour son propre usage !
- Ulysse ne lisait pas, ça j’en suis sûr. D’ailleurs, il s’en vantait : il prétendait que la lecture ramollit l’homme d’action. Mais pour Cornu, n’importe quel bouquin faisait l’affaire, tous ceux que je posais sur le buffet, style prix littéraires, polars, biographies... Ah, ça me revient, Cornu était surtout friand de biographies historiques.
Polycarpe remplit à nouveau son assiette de l’excellente ratatouille, en chargeant Basile de transmettre ses compliments à la cuisinière. Celui-ci réajusta ses lunettes avec componction et dit, ironiquement solennel :
- Calamity fait parti du clan des légumes cuits.
- Pardon ?
- En matière de ratatouille, deux écoles font rage, l’ignorez-vous ?  Deux camps ennemis : celui des légumes crus et celui des légumes cuits, et personne ne plaisante ici sur la question !
Polycarpe posa sa fourchette et repoussa son assiette pour croiser les bras, en fixant sur Basile un regard empreint de la plus grande curiosité pour ce phénomène de chimie culinaire capable d’engendrer une discorde villageoise.
- Dites-moi tout, Basile. Pourquoi tant de haine...
- Je ne suis pas féru de cuisine mais j’ai ouï dire qu’on n’obtient pas le même résultat si on cuit tous les légumes ensemble ou si on fait revenir doucement chacun d’eux dans l’huile d’olive... méthode dite « des légumes cuits », plus goûteuse...
- Et plus indigeste !
- Voilà : c’est exactement le reproche - infondé ! - que font les partisans de la première manière. Je vous donne un bon conseil : choisissez votre camp. Vous serez jugé moins sur vos goûts que sur votre persévérance à pourfendre les tenants du clan adverse.
- J’hésite.
- Je comprends. Mais ne vous avisez pas de dire à Calamity que sa ratatouille est indigeste si vous ne voulez pas dîner d’un jambon sous cellophane-purée Vico tous les soirs.
Basile but son verre de vin à petites gorgées en observant avec malice Polycarpe s’imprégner des saveurs méridionales, hocher du chef, claquer de la langue.
- Voilà, je suis prêt à en découdre avec le parti des légumes crus !
- Bien parlé, amigos.
Après le crash-test de la ratatouille, Polycarpe se carra contre le dossier de sa chaise, l’air repu et satisfait.
- Ce qui m’obsède dans notre affaire Cornu, c’est l’incompatibilité de nos hypothèses. Pour Petit Lu, passons : il s’est avancé pour saisir la montre en or et s’est carapaté vite fait.
- Une petite minute... La montre en or, c’était petit Lu ? Qu’est-ce qu’il foutait chez Cornu ?
- Faites-moi le serment de garder le secret : il en va de la réputation du garçon. Cependant, il est difficile de faire l’impasse sur ses faits et gestes qui ont leur importance pour la reconstitution de ce casse-tête : voici les faits...
Après Imogène et Mama, il mit Basile au courant d’un secret dorénavant plus connu que le loup blanc, et reprit le fil de son raisonnement.
- Cornu était déjà mort si l’on en croit Iseult qui a cru, en entendant Petit Lu, qu’Ulysse revenait pour la tuer « dans un accès de folie meurtrière ». Donc, admettons qu’elle vient d’assister au meurtre et qu’elle s’enfuit de la maison dès le départ de Petit Lu. Qu’aurait-elle dû faire ensuite, en toute logique ?
- Donner l’alerte, non ?
- Elle ne l’a pas fait. Dans les jours suivants, après une de ses crises, elle retourne à Jonques, d’où elle écrit à Ulysse un courrier des plus confus, avouant à Ulysse que, sous l’emprise d’une hallucination, elle l’avait cru meurtrier, lequel ne prend pas la peine de lui répondre.
- Et si c’est une hallucination, Ulysse n’est pas coupable... Le fait qu’il n’ait pas répondu est plutôt une saine réaction... Espérons qu’Ulysse a conservé cette lettre !
- Hallucination ou pas, Iseult se trouvait alors dans la pièce en compagnie d’un mort et ne s’en était pas aperçu, alors qu’elle dit être restée près de lui... Quand même !  Comment ne pas remarquer l’inertie cadavérique ?
- Je vous le concède, Polycarpe, c’est louche.
- Iseult aurait-elle pu tuer Cornu, d’après vous ?
- Ça me paraît bidon. Pourquoi aurait-elle tué ce vieux ?
- Avec une fille aussi barjotte, le pourquoi du comment défie la logique. Vous ai-je dit que JR m’a parlé hier après-midi, en conduisant Godichon ?
- Non.
- Il est formel : Ulysse était à Rochebourg le trente et un octobre et non parti en vacances comme il l’avait annoncé. Son combi était garé au bord du bois des hauts et, par conséquent, non loin de l’entrée du souterrain.
- Ah ? Tiens, tiens...
L’air finaud, un tantinet égrillard, de Basile surprit Polycarpe.
- Qu’avez-vous ?
- C’est un secret de polichinelle, mais bien gardé par la population rochebourgeoise : on peut accéder au château depuis les hauts par un raidillon.
- Et alors ?
- Eh bien, la présence de la camionnette d’Ulysse à cet endroit ne prouve pas nécessairement qu’il a emprunté le souterrain. Il était peut-être au château.
- Après avoir affirmé qu’il partait !
- Dois-je vous faire un dessin ? Disons qu’il est peut-être parti quand même, après une visite de politesse, à Rosemonde.
- Voulez-vous dire : galante ?
- Hé ! Ce qui pourrait innocenter Ulysse et  justifier le comportement passionnel d’Iseult.
- Mais inversement, révéler l’infortune du comte... Aïe, aïe, aïe !

à suivre...

15:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

25 avril 2006

Les aventures de Polycarpe - 19ème épisode

Me voici de retour, bien contente de retrouver l'herbe verte et les feuillages après ce séjour enneigé...

Allez ! Encore 4 chapitres du Vieux Logis et on passera à autre chose... J'utiliserai ensuite ce blog pour partager mes impressions de vie avec vous.

 

LE VIEUX LOGIS

 

CHAPITRE XIX

où on explore le mystérieux souterrain qui aboutit au Logis,

où on apprend qu'Anatole trompe la marchande de miel avec l'employée des  postes 

et que la pétulante fille de Polycarpe s'annonce pour les vacances...

Attention au stress!!!!

Gix avait fait secrètement don à Jaco des truites qu’il avait attrapées, avant de remballer son matériel et de retourner au logis avec Polycarpe. Ils s’étaient munis de chandails en prévision des douze degrés régnant sous terre et vérifiaient l’état de fonctionnement de plusieurs torches quand Pierre les rejoignit, un rouleau de corde sur l’épaule.

- Emportons des sucres et une bouteille d’eau, on ne sait jamais, dit-il. J’ai pris un cordage de nylon que nous déroulerons par précaution. Et pour commencer, accrochons-la au pied de la rampe.

Il effectua trois demi-clés avec une maestria de loup de mer.

- Tout cela est bigrement encourageant, marmonna Gix.

L’un après l’autre, à reculons derrière leur guide, ils s’enfoncèrent dans le sous-sol par la trappe sous l’escalier. Pierre commentait l’expédition pour ses coéquipiers :

- Ici, c’est très étroit. Quand vous aurez descendu environ la dizaine de marches, vous vous recroquevillerez pour passer sous un plafond bas puis vous vous trouverez dans une sorte de salle ronde, d’un mètre cinquante de large environ, où vous pourrez tenir debout. De là, je vous expliquerai la suite.

Il paraissait jubiler de retrouver des sensations enfouies depuis l’enfance. Une fois réunis dans cette sorte de sas arrondi en dôme, Pierre envoya un faisceau en direction d’une cavité où la lumière se perdit dans les profondeurs obscures.

- Allons-y doucement. Vérifions bien l’état des parois. Au moindre éboulis suspect : demi-tour !

Il déroula plusieurs mètres de corde avant de progresser dans le tunnel, suffisamment haut pour marcher mais pas assez pour se tenir droit. Il y faisait une fraîcheur sépulcrale et l’obscurité qui se reformait derrière eux devenait angoissante. La galerie montait maintenant par paliers qu’ils franchissaient en deux ou trois enjambées. Mais, rapidement, les paliers se rétrécirent jusqu'à devenir de larges marches taillées dans le roc. Depuis sa position en tête, la voix de Pierre de Touche se répercuta en un écho sinistre le long du boyau :

- C’est fabuleux comme cette roche résiste si bien au temps.

- Une merveille de la nature ! fit la voix sarcastique de Gix.

Leurs lampes projetaient des ronds jaunes qui tressautaient devant eux, éclairant parfois quelques objets abandonnés ou perdus lors d’incursions précédentes : un bout de bougie, un chiffon moisi, les vestiges humides d’une boîte d’allumettes. Il y avait même des cadavres de grosses mouches à vers. Polycarpe supputa l’existence de quelque charogne : un animal tombé dans le tunnel comme ce pauvre Bios ?

- Par rapport à la surface, où sommes-nous exactement ?

- Ici, nous nous trouvons sous le petit bois, dans son milieu à quelque chose près. Nous devrions arriver à une sorte de carrefour.

Il baladait son faisceau lumineux de gauche à droite.

- Approchez, regardez...  Nous allons poursuivre par la galerie montante, dans le prolongement d’où l’on vient, pour émerger dans le bois. Sur notre gauche démarre une bifurcation qui redescend vers les troglodytes...

Tandis qu’il redonnait du mou à sa corde, il expliqua :

- Dans le temps, le souterrain qui rejoint la cour des troglodytes passait sous les fondations du château.

« On suppose un effondrement, rue de la Porte du Nord. Savez-vous que la roche des galeries a servi à la construction du village ? Le départ de ce tunnel subsiste encore au château, il s’enfonce pendant quelques mètres sous la cour d’honneur, mais n’aboutit à rien. En revanche…

Ils se tenaient tous les trois pliés sous la voûte dans l’incertaine lueur de leurs torches qui transformait leurs visages en masques grotesques, lorsque Pierre envoya un faisceau sur leur droite vers une excavation qui formait une bifurcation avec la galerie montante, s’enfonçant à l’horizontal dans les ténèbres.

- …en revanche, disais-je, ce tunnel n’a pas été bouché et donne dans la sacristie de l’église de Soutrain… mais il fait plusieurs kilomètres…

Polycarpe comprit que Gix s’impatientait, aux jets de vapeur qu’il soufflait par le nez. Il interrompit le comte :

- Je suggère d’avancer, nous serions plus à notre aise à ciel ouvert, pour deviser.

- Il n’y en a plus pour longtemps, maintenant, nous sommes à cinq minutes de la sortie. Je voulais aussi vous montrer cela.

Sa lampe fit apparaître un cœur naïf où s’entrelaçaient les initiales des amoureux d’antan surmonté de l’inscription maladroite : « Pour la vie ».

- Promesse de gascon, ricana Gix, les nerfs en pelote.

Ils gravissaient la côte, courbés sous la voûte et leurs respirations résonnaient ainsi que le bruit de leurs semelles sur les caillasses, lorsque soudain, la lueur verdâtre du jour leur apparut par une ouverture qui leur paraissait minuscule, en haut d’une sorte d’échelle taillée dans la roche.

- On ne sortira jamais par cette fente ! fit Gix.

- Il y a une astuce : c’est une pierre tournante. Ah, vous comprenez maintenant la nécessité d’être accompagnés !

- Plus jamais tu ne m’entraîneras dans ce genre de traquenard à la con, Poly, dit Gix.

Se hissant sur les encoches, leur guide appliqua son poing à un endroit précis, incurvé en forme de coquille, et la pierre bascula sur le côté, comme un vulgaire décor en carton-pâte, révélant une issue assez large pour s’extraire du gouffre.

- Ce rocher de schiste repose sur une arête effilée et comporte une masse égale de part et d’autre... La moindre poussée le fait basculer. Et il ne s’enfonce pas en terre ayant été disposé sur un bloc que les concepteurs du souterrain ont creusé d’une rigole. Astucieux, mais il faut connaître...

Ils s’extirpèrent du souterrain avec des soupirs de soulagement et se débarrassèrent de leurs pulls, surpris par la chaleur de l’air. Gix s’affala sur le sol les bras en croix :

- Ouf... Je viens de me découvrir claustrophobe ! 

- Voilà comment Biros est arrivé chez moi, l’autre jour : il est tombé par la fente en gratouillant sous la pierre... Je distingue des traces, ici...

Pierre attrapa une branche et fit levier : le rocher bascula de nouveau sans que son aspect moussu n’en soit détérioré.

- Et pour le faire basculer depuis l’extérieur, comment faites-vous ?

- Il suffit de passer le bras ou un bâton dans la fente et d’exercer une pression modérée. C’est bien conçu : même si quelqu’un s’assied dessus, le rocher ne bronche pas... Eh bien, messieurs, vous venez d’être initiés au « Passage des Huguenots » dont les de Touche se sont transmis le secret de père en fils.

Pierre prit un air mutin :

- J’ai monnayé impudemment ce noble secret quand j’étais gamin, mon père étant d’une rare pingrerie. J’imagine que, de bouches à oreilles, le souterrain est connu de toute la commune.

Courroucé, Polycarpe vint se dresser devant lui :

- Je vous reproche vigoureusement d’avoir omis de m’en parler quand nous nous sommes rencontrés... C’est un accès direct à ma maison. N’importe quel malfaiteur peut s’infiltrer chez moi ! Je ne vous cache pas que je suis profondément choqué par votre désinvolture !

- Tu vas me faire sauter ce passage à la dynamite, Poly !

- Acceptez d’humbles excuses, monsieur Houle. J’admets que l’idée ne m’a pas effleuré : j’étais convaincu qu’il était effondré.

- Hum ! Alors, si vous ignoriez l’état de notre souterrain,  comment savez-vous que le boyau qui mène à la sacristie de Soutrain  est en bon état ?

Polycarpe ne parvenait pas à se faire une opinion sur la bonne ou la mauvaise foi de Pierre de Touche.

- C’est tout bête : je tiens l’info de Démosthène, le petit curé. Il est fondu de spéléo. Il a fait le trajet de la sacristie aux troglodytes, contactez-le, il vous en parlera…

- Mais oui ! Je le savais, Ulysse m’avait parlé de ce petit curé ! fit Polycarpe. Au fait, pourquoi utilisez-vous tous ce diminutif affectueux de «  petit curé » ?

- Ah ! Ne l’avez-vous jamais rencontré ? Quand vous le verrez, vous comprendrez ! s’exclama-t-il, avec un rictus entendu, tout en  s’éloignant.

- Il est curieux, ce type ! constata Gix.

- Quelques unions consanguines auront peut-être abâtardi la race. Quoiqu’en comparaison de sa sœur Iseult, il s’en tire plutôt bien.

- Tout de même, il prend l’agression de sa sœur avec une insouciance surprenante.

- Elle lui en a fait voir des vertes et des pas mûres, il est certainement blindé.

Ils le rejoignirent et tous les trois descendirent à travers le petit bois.

Après que le comte les eût quittés en bas de la ruelle pour regagner sa demeure, Gix s’ébroua en soupirant qu’il se sentait patraque après ce voyage au centre de la terre. Il paraissait d’autant plus pâle et défait que les gens qu’ils croisaient, regagnant maintenant leurs véhicules pour rentrer chez eux, avaient la mine reposée, enluminée de coups de soleil.

- Attention, rangeons-nous !

La calèche attelée à Bourrache les dépassa en brinquebalant le long du sentier. Sous les soufflets de la capote, relevée pour l’occasion, se tenaient Jaco et son copain, pétrifiés de bonheur, à côté de Calamity dans sa robe maintenant fripée, les cheveux défaits, qui les héla avec son sympathique sourire :

- Vous n’êtes plus à cent pieds sous terre !

En parvenant sur le pré, elle lâcha les rênes et arrêta la calèche sous un grand arbre. Bourrache se remit à brouter aussitôt et les deux garçonnets sautèrent sur le pré. Jaco courut en direction de Polycarpe et de Gix qui retrouvaient les bénévoles recrus de fatigue, effondrés sur des chaises dispersées ça et là sur la prairie. Flora les avait rejoints.

- On a gagné le concours, monsieur Houle, dit-il.

- Je ne connaissais pas à mon rejeton ces talents de pêcheur ! dit Mama. Rendez-vous compte, à eux deux, avec son petit copain, ils ont pris plus d’une douzaine de truites !

Gix sifflota en regardant ailleurs, les pommettes contractées par un rire contenu.

- Qu’avez-vous ? Ne me dites pas ce que je crains d’entendre... J’espère que vous n’avez pas favorisé Jaco et qu’il ne s’agit pas d’un coup monté !

- Moi ? Je n’y suis pour rien. J’ai rejeté tous mes poissons dans l’eau.

- D’accord, d’accord, dit-elle, avec un languissant accent créole.

Imogène, accoudée à une table, le menton entre les mains, les apostropha :

- Hé ! les aventuriers, avez-vous découvert l’arche perdue ?

- Voulez-vous parler du graffiti d’amoureux, au milieu du souterrain ?

- Cette expédition a été épouvantable, dit Gix. J’étais venu pour pêcher, je vous signale ! 

Polycarpe, profitant du calme revenu après l’agitation de la journée, voulut prendre quelques nouvelles de Petit Lu et s’approcha d’Évariste. Celui-ci entassait dans une grande bassine divers objets qu’il avait apportés de chez lui, le matin : des éponges, des torchons, un décapsuleur et une agrafeuse.

- Je suppose que vous êtes satisfait pour votre fils. À propos, nous ne l’avons pas vu de la journée.

- Il est probablement chez sa copine.

Il afficha une moue fataliste en saisissant la bassine pour se diriger vers sa voiture qu’il avait ramenée et garée à proximité.

- Je crois qu’il est enfin rentré dans le rang, c’est pas trop tôt ! dit-il, en s’asseyant derrière son volant. Ah ! Au fait, ma femme vous transmet le bonjour !

Il fit un signe amical et démarra. Polycarpe, pris au dépourvu, lança  un « Moi de même ! » en se retournant vers le petit groupe.

- Est-ce que madame Verpré est séquestrée ? Nous ne l’avons jamais vue !

- Vous n’y êtes pas, Poly, répondit Imogène. Madame Verpré, c’est l’anti-Lagardère, elle ne vient pas aux autres, ce sont les autres qui viennent à elle. Félicité est un parangon d’autorité.

Elle s’adressa aux autres :

- Je n’exagère pas, n’est-ce pas ?

- Félicité ? N’est-elle pas infirmière aux Treilles Blanches ?

- L’avez-vous déjà rencontrée ?

Polycarpe fit un signe affirmatif en roulant des yeux stupéfaits. Basile intervint :

- Vous comprenez pourquoi Évariste est tant dévoué à l’association : il a besoin de prendre l’air !

- Son Évariste, elle le fait tourner chèvre ! dit Mama.

Polycarpe s’étonna :

- Avec le fiston, elle est plutôt coulante !

- C’est son beau-fils. Évariste s’est remarié !

- Les mystères de l’amour ! risqua Polycarpe qui avait en mémoire les formes disgracieuses de l’infirmière et ses plaisanteries de corps de garde.

- De l’amour, ah, ah ! Laissez-moi rire, dit Flora. Comme d’hab, entre homme et femme, c’est des rapports de dominant à dominé. À vous dégoûter de vivre en couple hétéro !

- Ne fais pas de prosélytisme, Flora, reprocha Basile.

- Pas de commentaires, mon Baba, rétorqua-t-elle, avec une douce fermeté.

La camionnette des frères Givet fit irruption dans le chemin et fit une manœuvre en marche arrière pour se garer près du chapiteau. Aimé et Clovis chargèrent le gros matériel tandis que tous se mirent à remballer la vaisselle, ramasser les déchets, empiler les chaises, transporter cartons et caisses avec une vivacité et une efficacité époustouflantes.

Et ce fut l’instant choisi par Constance Sirre pour faire son apparition.

- Désolée, dit-elle, j’ai été malade comme un chien toute la nuit dernière et je m’en remets tout juste... Ç’a été ?

Il y eut un court flottement ; ils échangèrent des regards éteints avant de formuler d’évasives réponses. Flora attira Polycarpe et Basile à l’écart et leur chuchota quelques mots.

Exténué, Gix se laissa tomber sur une chaise en attendant la fin du conciliabule.

- Je vais y aller, Poly, lança-t-il.

- Je rentre aussi.

Ils adressèrent de la main un bonsoir collectif et remontèrent le chemin.

- Je serais curieux de connaître le nouveau scoop que vous a confié cette originale sexagénaire. 

- Te rappelles-tu l’incident de l’appel anonyme, le jour du repas créole chez Mama ? Eh bien, le « corbeau » a peut-être dit vrai : la voiture de Constance est restée garée dans la cour d’Anatole toute la journée. Elle n’était pas malade comme un chien, comme elle le prétend.

- Après les agressions et les souterrains, on s’ennuyait un peu depuis quelques heures, fit Gix, atterré. Est-ce que tu envisages sérieusement de te fixer à Rochebourg ?

Polycarpe eut un petit mouvement satisfait des épaules.

- Parfaitement. L’ambiance est stimulante !

 

Dès qu’il ouvrit les yeux, le lendemain matin, il repensa à l’exploration de la veille. La nuit portant conseil, il lui paraissait subitement évident de ne pas condamner définitivement l’accès au souterrain en déversant une toupie de béton par la trappe. Ne serait-ce pas faire preuve d’une certaine barbarie, malgré tout, que de faire disparaître la petite salle ronde sous l’échelle de pierre ? Ne serait-ce pas commettre un acte de vandalisme de massacrer ce patrimoine archéologique, même si la prudence exigeait de se garantir d’une éventuelle intrusion ? Il ferait poser une trappe pourvue d’un système de verrou tournant, inviolable côté souterrain.

Il se sentait complètement anéanti : l’agression d’Iseult, la foule du concours de pêche, l’exploration des galeries, lui avaient pompé beaucoup d’énergie. En pyjama, traînant ses mules, il transporta dehors son fauteuil-paon dans lequel il lézarda sous la caresse d’un soleil encore timide. En fermant les yeux, il eut la douce impression de se fondre dans la lumière dorée qui transperçait ses paupières et, détendu, se rendormit un moment.

Les accélérations et décélérations caractéristiques de la voiture du facteur qui manœuvrait dans la ruelle pour porter son courrier le ramenèrent à la réalité. Dans de bien meilleures dispositions après ce petit somme en plein air, il inséra dans sa chaîne des chants corses a cappella qui agrandirent aussitôt les proportions de la maison, lui donnant l’impression d’entrevoir sa cheminée à l’horizon d’un gigantesque moutonnement de montagnes. Il monta au premier, se doucha énergiquement, enfila des vêtements légers, avant d’aller chercher le courrier sous le porche de la grange.

Parmi diverses paperasses publicitaires, une enveloppe décorée à l’anglaise, de foisonnantes roses enchevêtrées, lui sauta aux yeux.

Une lettre de Lily, enfin !

Sa fille écrivait peu au prétexte qu’elle préférait téléphoner bien elle n’appelât pas souvent. Mais ses courtes lettres lui apportaient un plaisir particulier : il pouvait relire plusieurs fois les mots dont l’écriture lui ressemblait tant. En bref, le panachage du courrier et du téléphone était indispensable à leur relations.

 
Mon cher Papycarpou !
 

Tel était le sobriquet dont l’avaient affublé ses petits enfants, Jacobine et Zorba, aujourd’hui âgés de 7 et 5 ans.

 
Nous venons en France au début du mois prochain pour faire la tournée de nos amis français et nous mourrons d’envie de connaître ton logis. Nous pensons rester quelques jours chez toi, avant d’entreprendre notre périple. Qu’en penses-tu ? Nous sommes tous les quatre en bonne forme, contents d’être en vacances. Witson t’embrasse ainsi que les petits. A bientôt !
 

Polycarpe eut un sursaut de joie, cala la lettre sous le sucrier et fila immédiatement chez Basile pour réserver une de ses nouvelles chambres.

La rue était envahie d’une ribambelle d’engins de travaux publics orange et de véhicules zébrés de bleu à l’enseigne de la Générale des eaux. Des tracés indiquaient déjà l’emplacement de futures tranchées. De nombreux ouvriers déambulaient autour de leurs chefs qui donnaient les instructions. Les travaux d’assainissement étaient imminents.

Le débit de boissons rochebourgeois, fenêtres et portes grandes ouvertes, était dans le même état que la veille, le carrelage n’avait pas été lavé et Basile lisait tranquillement le journal en buvant un café, le cheveu ébouriffé.

- Oh, oh ! La grande forme, à ce que je vois ! dit-il, en voyant entrer Polycarpe. Après une journée comme celle d’hier, je suis en grève et si vous voulez un expresso, Poly, allez vous le faire vous-même...

- Voulez-vous que je vous donne un coup de main ? Je peux très bien laver par terre, si vous voulez !

Il passa derrière le bar, remplit la cassolette du percolateur avec le café contenu dans un petit tiroir en inox et mit la machine en route, sous l’œil intrigué de Basile.

- Que cache cette soudaine serviabilité ?

- J’ai reçu de bonnes nouvelles, ce matin. Ma fille et sa famille vont inaugurer votre auberge, Basile. Ils s’annoncent début Août pour plusieurs jour. Mais je ne peux pas les loger, mes chambres sont sordides... Aussi, je pensais...

- Que je devrais me hâter d’aménager les chambres, c’est cela ?  Eh bien...

Basile laissa durer le suspens.

- L’une d’elles est finie, figurez-vous ! Flora m’a confectionné des doubles rideaux et un dessus de lit en deux temps trois mouvements. J’ai acheté un grand lit, une armoire en pin, des lampes de chevet en laiton et un tapis, qu’on m’a livrés la semaine dernière. Vous voulez la voir ? Venez...

- Ils ont deux enfants, annonça Polycarpe, en montant l’escalier derrière Basile.

- La pièce est suffisamment spacieuse pour loger deux petits lits. Voici la salle de bain.

Il ouvrit une porte dans le couloir sur une petite pièce au confort spartiate, carrelée de blanc.

 - Je vais faire passer un plombier et installer un ballon d’eau chaude. Promis, ce sera prêt pour vos enfants, et voici la chambre : il n’y a plus qu’à cirer le parquet.

La chambre était accueillante avec ses couleurs fraîches : ses boiseries parme, ses murs lavande et ses tissus à petites fleurs bleues. Basile ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue et les champs à perte de vue.

- Je vais aérer tous les jours, pour éliminer cette odeur de peinture... Tenez, d’ici, on aperçoit le moulin de Flora, le petit pont qui passe la Gourmette traverse sa cour. Vous devriez y aller, elle vous montrera sa propriété... et là-bas, en haut de la prairie, c’est le ranch...

Polycarpe reconnaissait la disposition en U des bâtiments.

- Sur la droite, derrière le bouquet d’arbres, au milieu des champs, le petit bout de toiture rouge, c’est la maison des Verpré. Et là-bas, c’est la ferme d’Anatole. C’est de là que Flora a repéré la voiture de Constance dans la cour.

Il eut un grand rire de farceur, en calant les battants de la fenêtre avec le cran de l’espagnolette.

- Je me fais peut-être des idées, Polycarpe, mais j’ai remarqué qu’Imogène vous drague.

- Elle fait pourtant beaucoup d’efforts pour reconquérir son barbu !

- Mouais. Je n’y crois pas.

Soudain, une voix masculine monta du rez-de-chaussée :

- Hou, hou ! Il y a quelqu’un ? Basile, vous êtes là ?

L’intonation leur sembla dramatique et ils dévalèrent les marches. En faisant irruption dans la salle du café, ils découvrirent Pierre de Touche, au milieu de la pièce, qui se soutenait au dossier d’une chaise et se frottait machinalement le visage, l’air ravagé.

- Ulysse Côme est en garde à vue... Iseult l’accuse d’avoir voulu la tuer ! Donnez-moi quelque chose à boire, Basile. Elle affirme aussi qu’il a assassiné Léon Cornu.

Basile s’empressa de lui servir un whisky bien tassé.


 à suivre...

19:20 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

15 avril 2006

Mes valises sont bouclées...

Une semaine de Ski, Sun & Snow... Bye bye... See you soon !

18:34 Écrit par Claudine dans Loisirs | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

12 avril 2006

Les aventures de Polycarpe - 18 ème épisode

   LE VIEUX LOGIS 

CHAPITRE XVIII

 où l'on découvre :

un coeur d'artichaut cocu, un franc-maçon homo, un apiculteur grognon,

mais à part ça tout va bien...

Basile alignait les merguez et les saucisses au-dessus des braises qui répandirent rapidement un fumet appétissant tandis que Calamity armée d’une trancheuse à pain remplissait maintenant une manne de grosses tartines. Évariste versait des sacs de frites précuites dans les bacs grillagés de la friteuse. Quelques affamés commençaient à s’agglutiner près de l’étal où se trouvaient les plateaux et les assiettes.

- Quand vous entendrez la cloche, c’est qu’une fournée de saucisses sera cuite à point, lança Basile.

- Si nous allions nous asseoir à l’ombre en attendant Gix et les Sarrasin, Mama ? proposa Polycarpe. Je vais chercher une grande bouteille de limonade. Je meurs de soif...

- Jaco et son copain nous rejoindront aussi pour manger. Je leur ai dit que nous serions dans les parages. Ils ont déjà pêché plusieurs poissons.

- Et Muguette ?

- Elle traîne je ne sais où, avec ses amies,  j’ai rendez-vous avec elle à cinq heures pour lui confier les petites avant la remise des prix...

- Ah... Excusez-moi, dit Polycarpe, je dois dire un mot à Berouette.

Il rejoignit le cantonnier qui descendait le sentier, lui donna une poignée de main et ils échangèrent leurs opinions sur la météo.

- Je voulais vous parler, Berouette. À propos de Cornu. Vous avez bien dit que vous l’aviez découvert mort, le jour de la Toussaint.

- Ouais ! Parce que ?

- Qu’avez-vous fait, quand vous l’avez trouvé ?

- J’ai appelé le docteur de garde qu’a pas traîné pour venir : dix minutes plus tard, il était là. « Crise d’asthme, qu’il me dit, mais c’est pas d’aujourd’hui, vu les marques violettes sous la peau, c’est un décès qui remonte à plus de quarante-huit heures. »  Après quoi, il a écrit le permis d’inhumer.

- Aviez-vous l’habitude de vous rendre au logis ?

- Pas spécialement.

- Et alors, pourquoi cette fois-là ?

- La veille au soir, je suis allé faire le tour du bourg après le film du soir à la télé. Y avait de la lumière à l’étage de ce qui est votre maison maintenant. Voilà-t-y pas que j’ai pensé : « C’est pas normal qu’il laisse flamber les ampoules, ça y arrive jamais, radin comme pas deux ! » Ça m’a turlupiné et, vous me croirez ou pas, mais le lendemain matin en repassant devant, j’ai le réflexe de lever les yeux et je vois qu’une ampoule brûle en plein jour ! J’avais vu juste : de son vivant, il aurait pas gaspillé comme ça, fallait qu’y soye mort. Parce qu’y était : mort de chez mort ! 

- Ça, c’est un scoop, Berouette. Merci !

Polycarpe, reconnaissant, porta trois doigts à sa tempe, dans un geste de salut un peu grandiloquent qui, nonobstant, flatta le cantonnier.

 

Une bouteille embuée de fraîcheur et des verres en plastique à la main, il rejoignit ensuite Marie Bulu sur  la berge où ils s’assirent côte à côte en regardant filer l’eau, tandis que les jumelles caracolaient autour d’eux.

La cloche de Basile retentit et, peu après, transportant leurs plateaux garnis, les gens s’attablèrent ou s’installèrent au pied des arbres. Un grand raffut provenait de la tablée des rugbymen qui échangeaient de viriles plaisanteries.

- Jésus vient de me rapporter une conversation entre Ulysse et Iseult. Celui-ci reprochait à Iseult d’être jalouse...

- Elle l’est probablement de la terre entière, ce n’est pas nouveau ! Quand elle était enfant, du vivant de son père qui la gâtait affreusement, c’était une gamine capricieuse, toujours envieuse, pour tout dire désagréable…

- À ce point ?

- Je ne sais pas vraiment comment elle a évolué ces dernières années. Après le décès de son père, il lui arrivait d’avoir des périodes de mélancolie, mais c’est avec le mariage de son frère et l’arrivée de Rosemonde qu’elle a commencé à avoir de vraies crises... de quoi ? Je ne suis pas spécialiste. Je sais qu’elle devenait enragée.

- Après tout, elle adorait son frère, elle a dû se sentir détrônée de son privilège de première dame du château...

- Ce n’est pas impossible. D’ailleurs, Rosemonde n’a rien fait pour épargner l’amour-propre de sa belle-sœur... La connaissez-vous ?

- Quand j’ai visité la chambre rouge, elle m’a accueilli de façon, on va dire : plutôt sensuelle. Je la qualifierais d’allumeuse.

- C’est aussi mon impression. J’ignore si elle éteint les feux qu’elle allume mais il se pourrait bien que son pauvre mari ait...

Mama fit un arrondi de ses bras au-dessus de sa tête, avec un sourire ironique et murmura :

- ... une ramure impressionnante. Mais cessons ces ragots, Poly. Où en sont vos travaux ?

- J’ai terminé de rafistoler mon plafond entre les poutres que je dois passer maintenant au Bondex, j’ai gratté une grande partie de la cheminée. J’attends incessamment l’entreprise Tradimod, qui m’a fait le meilleur devis…

Polycarpe choisissait quelques cailloux plats qu’il faisait ricocher à la surface de l’eau.

- Savez-vous que nous allons, Gix et moi, tenter de résoudre le mystère de la disparition de Biros, cet après-midi ? On va explorer le passage qu’il a suivi pour revenir au logis, probablement une galerie souterraine qui relie mon cagibi au petit bois... Après cette exploration, on saura peut-être si le ou les assassins de Cornu ont emprunté le souterrain...

- Que dites-vous, Poly ?

- Depuis que nous avons retrouvé la montre de Cornu, et que j’ai identifié le voleur, tout un faisceau de circonstances me fait penser que Cornu a été assassiné...

Mama lorgna soudain son ami d’un air ulcéré, se leva en replaçant l’étoffe de sa tunique et articula à quelques centimètres de son visage  :

- Êtes-vous introverti, Poly ? Vous ne m’avez jamais rien dit... Ni du voleur, ni de cette hypothèse de meurtre...

Elle haussait le ton, les mains à la taille :

- Je crois bien que vous ne me faites pas confiance ! Je suis vraiment déçue ! Ah ! Ça ! Oui, déçue-déçue…

Polycarpe était surpris par ces reproches imprévus et se défendit :

- Quelques présomptions, des idées en l’air... Je n’allais pas battre le tambour… En plus, vous n’allez pas me croire bien sûr, mais j’étais convaincu que vous vous seriez gaussé de mes soupçons…

  - Gaussé ! moi ? Allons donc ! Écoutez, monsieur « Je-me-la-joue-perso », je vous donne une chance et une seule de vous amender, maintenant et tout de suite. Sans quoi, entre nous, ce sera terminé ! Je vous préviens ! Alors ? Racontez !

Polycarpe tendit les bras et enserra les épaules de Mama avec une expression à la fois tendre et ironique :

- Merci, chère Mama, de me donner encore une chance… Bon, voilà : j’ai entendu le témoignage de  Petit Lu qui se trouvait  chez le magistrat le soir de sa mort...

- Chez le magistrat ! Que faisait-il ? Commencez au moins par le commencement !

- Permettez-moi d’être discret à ce sujet, Mama, j’ai promis. Petit Lu est notre voleur de montre.

- Tiens donc !

- C’est également le voleur de Chimène, je suppose que vous avez entendu parler de ce cambriolage. Il avait été surpris par le juge qui l’avait convoqué pour lui donner une bonne leçon, j’imagine. À l’heure qu’il est, l’affaire est réglée, Petit Lu a remboursé.

« En bref, ses déclarations concordent avec les révélations de la vicomtesse poignardée : ils se trouvaient tous les deux chez le vieillard le soir du trente et un octobre à dix-sept heures. Le médecin a délivré un permis d’inhumer, sans avoir le moindre soupçon, certain que le bonhomme était bien décédé d’une crise d’asthme, la veille : Berouette me l’a confirmé, tout à l’heure.

« Ce qui me tarabuste, c’est que le juge est bien mort alors même que Petit Lu et Iseult se trouvaient au logis ! »

- Et moi qui croyais que le logis était un bunker, je m’aperçois qu’on y entrait et qu’on en sortait comme dans une pièce de Boulevard.

- En tout cas, Iseult a dit avoir « vu » et puis « cru voir » Ulysse  étouffer Cornu, elle lui a même écrit et l’a accusé lors d’une altercation que JR a fortuitement surprise. Lequel Ulysse, qui était parti soi-disant en vacances, se trouvait encore à Rochebourg au moment de la mort de Cornu. Vous suivez ?

- Fichtre ! Le jeune affairiste est en mauvaise posture : tout l’accuse ! Et l’agression d’Iseult l’accable : qui d’autre que lui  aurait eu intérêt à la faire taire ? Petit Lu ?

- J’en doute, il est du genre pétochard et voleur de poules… Non, j’avais imaginé le vieillard victime d’un arrêt cardiaque ou tout autre mort subite… mort qui aurait pu être astucieusement exploitée par Iseult pour se venger d’un amour contrarié…

- À condition de ne pas se réveiller un an plus tard, ça fait un peu réchauffé…

- En découvrant le souterrain, Biros nous a peut-être indiqué le chemin emprunté par l’assassin. Nous serons bientôt fixés sur cette possibilité.

- Il doit y avoir des éboulis, c’est dangereux !

En se rapprochant, Gix et les époux Sarrasin  avaient entendu la fin de la conversation.

Polycarpe fit un « chut » discret à l’adresse de Mama. Inutile de ratiociner sur des faits improbables.

- Les téléphones portables ne marchent pas sous terre, alors, si vous n’avez pas de nouvelles de nous à la nuit tombée, lancez l’alerte ! dit Gix, dans leur dos.

- Ne parlons pas de malheur, dit Mama. Nous en avons assez comme ça. Avez-vous fait bonne pêche ?

- J’ai pris trois belles truites, répondit Sarrasin. Mais Lucie m’a battu : elle en a pêché quatre.

Ainsi, madame Sarrasin portait le surnom donné à la célèbre australopithèque. Polycarpe n’aurait pas osé imaginer une telle coïncidence. Il sourit à cette petite femme qui rosissait d’une fierté naïve :

- Ce n’est pas une pêche miraculeuse, dit-elle, le monsieur qui pêchait à côté de nous en a pris huit. Et des comme ça...

Elle montrait la longueur de sa main noueuse et ajoutait celle de son poignet.

Sarrasin prit un air soupçonneux.

- Vous auriez dû fouiller les casiers avant le concours, il y a forcément des gars qui auront apporté des poissons pour gonfler le score.

- Quelle idée, monsieur Sarrasin ! gronda Mama. Et quand bien même ! Pour gagner un tour en calèche, vraiment, ça ne vaut pas le coup de tricher !

- Elle a raison, dit Lucie Sarrasin, en secouant la tête énergiquement avec une moue chagrinée par la réflexion de son mari. Nous sommes ici pour passer une bonne journée, nous n’allons pas chipoter.

Le chipoteur s’écrasa, en effilant les pointes de ses moustaches.

- Et votre progéniture ? demanda Gix.

Lucie répondit précipitamment, en jetant un regard noir vers son époux, avant qu’il ne déballe quelque querelle privée :

- Ils se sont trouvés un autre coin de pêche et ils se débrouilleront pour déjeuner sans nous.

Le son éraillé et insolite d’un cor de chasse leur parvint de l’esplanade centrale, près du barbecue. Un énergumène improvisait un solo et vivait là son heure de gloire, même si l’assistance paraissait subir un préjudice fâcheux et tordait le nez. Le gars, efflanqué, la trogne enluminée, leva soudain son cor en moulinant au-dessus de sa tête puis, achevant son aubade, le plaça sous son bras avant de s’éloigner, seul et en titubant.

- Lui, c’est Fanfan Roberto, dit Mama. Le père de Jésus.

Elle appela les jumelles qui tournaient sur elles-mêmes pour s’étourdir. Elles rejoignirent leur nourrice et Lucie Sarrasin qui se dirigeaient vers le barbecue tandis que les trois hommes, s’apprêtaient à suivre, légèrement en retrait.

 

- Votre Corbeau était fiché franc-maçon, murmura Sarrasin. Il avait été pris deux fois au cours de rafles dans un quartier chaud... Apparemment sans conséquences judiciaires puisque le quidam a démissionné de la magistrature. Il est vrai qu’à cette époque, on préférait fermer les yeux sur les perversités des notables en vue du moment que les apparences restaient sauves. Corbeau a aussi démissionné de la GLNF à la même période, probablement furieux de n’avoir pas été soutenu par ses « frères ». Voilà. C’est tout ce que j’ai.

- Et le gars qui a hérité de lui m’a donné quelques détails croustillants : Corbeau était homo, option sado-maso, dit Polycarpe, l’air faussement détaché.

-  Jolis cocos ! dit Gix.

 

Le couple de Touche approchait. Pierre avançait à foulées lentes, les doigts négligemment glissés dans les poches, les coudes près du corps et les épaules en arrière. On avait l’impression qu’une invisible corde le reliait à Rosemonde, légèrement en retrait, comme halée au niveau de la taille, le bassin projeté vers l’avant et qui ne dépliait pas complètement les genoux en marchant ; elle balançait avec nonchalance une pochette dorée, assortie à ses ballerines. Elle plissa son visage slave d’une expression suave. Celui du comte s’éclaira en voyant Polycarpe qu’il entraîna à l’écart, avec un sourire enjoué, l’œil brillant :

- Votre vision était prémonitoire, n’est-ce pas ?

Polycarpe déglutit de travers. Le comte lui appuya cavalièrement la main sur l’épaule :

- Je plaisantais. J’aurais quelque chose à vous montrer… un phénomène tout à fait surprenant qui vous rassurera sans doute sur votre santé mentale mais qui, hélas, fiche par terre la théorie des ectoplasmes ! Gardons ceci par-devers nous...

Polycarpe suffoqua avant d’articuler péniblement :

- Vous reconnaissez donc une supercherie !

Le comte eut un haut-le-cœur :

- Allez-vous cesser de me prendre pour un imposteur ! Je vous dis que c’est un phénomène optique… J’ai passé des heures et des jours à essayer de comprendre…

- Qu’attendons-nous pour le constater et … le faire constater !

- Que certaines conditions de luminosité, de météo, soient réunies au même instant. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je vous promets de vous appeler dès que le phénomène se produira.

Le comte s’adressa au groupe :

- J’arrive de l’hôpital où j’ai pu voir Iseult. Malheureusement, son discours est incohérent et elle ne se rappelle rien. Une enquête est ouverte mais je n’ai aucun renseignement. Ce qui m’importe essentiellement, vous pensez bien, c’est qu’elle recouvre sa santé.

- Sa santé physique... rectifia perfidement Rosemonde.

- C’est extrêmement inquiétant, dit Lucie Sarrasin. Je serais morte de peur à votre place, avec un criminel  dans le village.

- Il n’y a aucune raison, trancha son mari. La plupart des agressions sont passionnelles et les gens se font assassiner par le premier cercle... sauf, évidemment, dans les cas de schizophrènes tueurs en série... Je ne vous vise pas, monsieur le comte, ajouta Sarrasin en lissant ses bacchantes.

- Et, qui sait ? rétorqua Pierre.

Son regard étincela d’une énigmatique lueur qui tournait ce commentaire en dérision et Sarrasin toussota en réajustant son col de chemisette.

- Ça suffit ! trancha Mama. Nous n’allons pas faire l’enquête nous-mêmes et il n’y a pas de mort à déplorer. Allons déjeuner.

Le petit groupe s’éparpilla et Polycarpe se rapprocha du comte pour le questionner cette fois à propos des souterrains.

- J’ignore leur état actuel car la roche est calcaire et peut avoir subi des infiltrations. Mais nous en avons exploré quelques uns, autrefois, quand nous étions enfants. C’était une de nos distractions favorites. Nous y allions en cachette, naturellement, car Mère nous couvait affreusement. Ce fut un lieu d’expériences diverses et nous y avons fumé nos premières cigarettes...

« Emploie-t-il le « nous » de majesté ? » se demanda Polycarpe.

- Avec ma sœur, et quelques garnements du village que Mère me reprochait de fréquenter. Certains que voici justement...

Il désignait du regard Imogène qui se dirigeait vers eux, accompagnée d’un Anatole Cordet renfrogné par principe, derrière sa barbe.

- Et que voilà... dit-il, en tendant la main à Berouette.

L’employé communal interrompit sa trajectoire empressée pour saluer le comte avec raideur et, gêné de se compromettre  avec l’aristocratie locale, fila rapidement.

- Je n’étais pas bégueule dans le choix de mes camarades de jeux, dit Pierre.

Imogène lui saisit familièrement l’avant-bras.

- Pierre, te rappelles-tu encore notre petit secret ?

Elle s’adressa aux autres :

- Dans un souterrain, il y a quelque part un cœur gravé avec nos deux initiales...

- « Te souviens-tu de notre extase ancienne ? » cita Pierre, tandis qu’affleurait sur son visage une certaine nostalgie condescendante pour leurs vertes années.

- J’en apprends tous les jours, grommela l’apiculteur.

Rosemonde s’approcha d’Anatole, la bouche en cœur, et susurra :

- Il y a une bonne demi-douzaine de cœurs gravés dans les ruines : mon époux était un véritable cœur d’artichaut.

Pierre agita l’air d’une main souple pour envoyer cette réputation aux oubliettes, tout en gardant sur le visage l’empreinte émoustillée de ces réminiscences.

- Pour en revenir aux souterrains, dit-il, l’un d’eux aboutissait au logis, le saviez-vous ?

- Eh bien, voilà ! C’est précisément ce que je pensais. Mon ami Gix et moi, avons l’intention de l’explorer...

Pierre de Touche se rembrunit.

- Il doit être impraticable à l’heure qu’il est...

- Ce n’est pas certain. Nous voulons vérifier.

- Il serait plus prudent que je vous accompagne, je connais les galeries comme ma poche...

- Eh ! bien, joignez-vous à nous cet après-midi : vous ferez le guide !

- Parfait. Prenez des tenues confortables et des lampes puissantes. Je vous retrouverai vers quinze heures au logis.

20:38 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

08 avril 2006

Il faut lire : "révélations" avec un S... bien sûr !

18:25 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (7) |  Facebook | |  Imprimer | |

Les aventures de Polycarpe - 17ème épisode

LE VIEUX LOGIS
 
CHAPITRE XVII


Où Jésus fait quelques révélation surprenante concernant Ulysse
 
Ils longèrent la berge un moment avant de dénicher un talus inoccupé à l’ombre d’un respectable saule. Et tandis que Gix sélectionnait son matériel, en fonction de l’heure, du temps, de la lumière et de la température, Polycarpe s’adossa contre l’arbre, extirpa son bouquin de sa poche, rechercha la page qu’il avait marquée d’une corne, lut quelques lignes, l’esprit ailleurs, pour finalement refermer Le quartier  de Médora  sur son index.
- Tu sais que, décidément, ma nouvelle vie n’est pas une sinécure, Gix. Je vois des ectoplasmes... La vicomtesse se fait poignarder à l’endroit précis où j’ai eu ma vision... Je crois que ma maison comporte un souterrain qui aboutit dans les bois... Je succède à un juge détraqué qu’on a peut-être assassiné... et à un contrefacteur de demeures anciennes qui est peut-être le meurtrier... Si tu acceptais de m’escorter dans ce souterrain, je voudrais bien l’explorer mais pas seul.
Gix qui coinçait un fil de nylon dans ses dents, lui lança un œil distrait.
- T’es chérieux ?
- Han-han !
Ayant disposé ses plombs avec bien des hésitations, choisi la cuiller idoine, appâté et tenté à trois reprises de lancer son fil à un endroit précis du courant, sans cesser d’épier son bouchon, Gix fut alors en mesure de revenir à la conversation, effectuant un zoom arrière, le ton et l’air moqueurs :
- Tu disais quoi, à propos des assassinats d’ectoplasmes ?
- Gix !
Polycarpe eut un petit hoquet d’hilarité puis fit une brève rétrospective de tous les faits qui le troublaient, depuis le fantôme de Petit Lu jusqu'au passé sulfureux du juge, en passant par la vision du meurtre par Iseult et par l’héritage, survenu étrangement à point dans l’existence d’Ulysse Côme. Même s’il ne savait pas qui était le coupable, il était maintenant convaincu que le vieux magistrat n’était pas mort naturellement. Il y avait trop de nervosité ambiante qui noyait cette disparition dans un flou suspect.
- À t’entendre parler ainsi, dit Gix, on pourrait penser que ton juge a été victime de meurtriers associés... Mais pour quelles raisons et dans quel but ?
Des voix et des piétinements se rapprochaient et ils s’interrompirent.
Une petite femme rabougrie, habillée en marron, la figure farouche tendue vers l’avant et coiffée en pétard - qui faisait indéniablement penser à une créature paléolithique - transportant plusieurs sièges de toile dans une main et une glacière dans l’autre, entraînait dans son sillage deux  grands adolescents ramollis, une fille et un garçon, bras ballants, aux jeans marqués d’un pli de repassage, aux chemisettes amidonnées, suivis d’une sorte de Clark Gabble, à la fine moustache arrogante, l’œil pétillant, à la démarche altière, bien cambré pour compenser sa petite taille, un fagot de gaules sur l’épaule.
- Voilà les Sarrasin, fit Gix, en se mettant debout. Déjà ? lança-t-il ironiquement.
- Nous avons eu un léger contretemps.
Sarrasin fixa de façon insistante ses deux enfants, apparemment coupables d’une dérogation aux lois familiales et visiblement embarrassés. Il parut hésiter entre tout déballer ou traiter l’incident par le mépris. Il opta pour le mépris, ce qui eut l’effet d’un lifting instantané, défroissant les rides de son front, écartant les sourcils et consolidant les commissures de ses lèvres. Avec la perfidie d’un père outragé, il ajouta, par un petit chuintement nasal, un soupçon d’humiliation bien sentie.
Polycarpe tenta une diversion :
- Avez-vous trouvé facilement un endroit pour vous garer ?
Le couple répondit en chœur :
- Ah, ça, parlons-en, c’est foutrement mal organisé, dit le mari.
- Mais oui, sans problème, dit la femme.
Malgré ses airs effacés et modestes, elle haussa le ton et prit l’ascendant, pour imposer une vision consensuelle du problème, visiblement rodée à ce genre d’exercice:
- C’est normal que ça bouchonne : il y a beaucoup de monde. Cet endroit est très agréable, nous ne connaissions pas ce village pourtant si près de chez nous. Vous habitez ici ? C’est vraiment pittoresque. Il y a longtemps qu’on s’est vus, n’est-ce pas, Gilles ? Je le regrette. Comment va votre femme ?
Sarrasin toussa. Informé des déboires de Gix, il n’avait pas transmis l’information à sa femme. il détourna la question.
- Allez Bibiche, dit-il, allons taquiner le goujon.
Il s’adressa à Polycarpe :
- Au fait : j’ai quelques renseignements pour votre gouverne. Pas de quoi se remplir la dent creuse, mais si ça peut vous être utile... On en parlera plus tard, quand les poissons feront la sieste ! Hein ?
- Où allons-nous nous installer, Michou ? demanda la petite femme.
Michou chercha le nord, calcula la course du soleil vers le zénith, prit la vitesse de la brise de son index humide, observa la direction des ombres, l’évolution des cumulo-nimbus égarés dans l’azur - les deux rejetons se lançaient de furtifs regards excédés -  et désigna une petite incurvation sablonneuse à une centaine de mètres :
– Là-bas, ce sera parfait.
Après avoir extorqué de Gix un accord peu enthousiaste pour l’exploration du  souterrain,  Polycarpe effectua, en fin de matinée, sa tournée de contrôle des tickets de participation. Il déambulait sur la berge ombragée, le long de l’eau, échangeant de cordiales considérations météorologiques avec les pêcheurs, quand il vit approcher Jésus qui tenait la longe de Godichon, sur lequel était juché un petit bonhomme peu rassuré mais les yeux brillants d’excitation.
- Alors JR, ça va comme tu veux ?
- Pas mal, dit-il, en tirant sur une cigarette qu’il tenait avec trois doigts, une mèche de cheveux sur l’œil. Il expulsa du fond de la gorge, avec application, trois ou quatre ronds de fumée et arrêta l’équipage.
Polycarpe passa la main sur les naseaux soyeux de l’âne puis souleva la molle lèvre supérieure. La dentition entartrée du bourricot indiquait ses sept ou huit ans. Il rebroussa le pelage de son flanc gonflé comme une baudruche et qui fourmillait de vermine : raison probable du symptôme de l’oreille molle. Il conseillerait à Flora de le doucher avec un jet puissant, de l’étriller avec soin et de le traiter au vermifuge.
L’animal se laissait tripoter avec reconnaissance,  les deux oreilles croisées en arrière dont l’une, en effet, repliait du bout. Il regardait Polycarpe de côté, de sa grosse prunelle à l’éclat soumis.
- Ce n’est pas un malfaisant, dit Jésus. Il est obéissant et puis il me connaît bien. J’ai planté un pieu là-bas, vous voyez ? J’ai accroché un ballon blanc, pour indiquer l’endroit où on fait demi-tour. Vous avez cinq minutes, pour m’accompagner ? Je voudrais vous parler... J’ai surpris une conversation bizarre.
- Allons-y. Je t’écoute.
Jésus tira une dernière bouffée et écrasa son mégot.
- La semaine dernière, j’ai fait une promenade avec la jument de Calamity - Elle m’autorise à monter Camélia ou Diafrane de temps en temps. J’allais tranquillos pépère, et je venais de bifurquer dans un chemin quand j’ai vu des gens : un type arrêté à côté de sa bagnole, et un cheval noir qui portait un cavalier... 
- Hue Cocotte, Yaaa ! cria le jeune enfant, en talonnant le ventre rebondi de Godichon qui donna l’impression de sourire.
- Tout de suite j’ai reconnu Mirador et la nana du château, et puis Ulysse Côme. Les voitures, Camélia, ça la rend nerveuse alors j’ai fait un détour pour les éviter, en passant derrière la futaie.
- Ulysse et Iseult… Tiens-tiens ! Et alors ?
- Ils s’engueulaient quelque chose de bien !
- À quel sujet ?
- Ils parlaient de vous, justement ! Elle disait : « Parfaitement, j’ai dit à Houle que je t’avais vu ce soir-là en train de zigouiller le vieux ! ».  Et lui : « T’es pas un peu à la masse de raconter des trucs pareils ! Quand vas-tu me lâcher à la fin, c’est un vrai harcèlement ! On n’a plus douze ans ! Laisse-moi tranquille ! » Et elle : « Ça me ferait bien mal de sortir avec un  type capable de tuer pour hériter d’un manoir ! »  etc., etc... Monsieur Houle, c’est vrai ça, qu’elle vous a dit qu’Ulysse avait assassiné Cornu ?
- Tu sais, JR, cette fille est assez déséquilibrée.
Si JR rapportait fidèlement l’altercation, Iseult ne démordait pas de ses accusations. Sa tirade au Bux’s Truck, concernant son transfert de culpabilité, n’était que du baratin. Elle persévérait dans sa conviction d’avoir vu Ulysse étouffer Cornu. Info ou intox ?
JR considéra le visage soucieux de Polycarpe, il insista :
- Je me dis qu’il y a peut-être du vrai. Vous savez, maintenant, je me pose des questions, parce que le vieux, quand il est mort, tout le monde a dit qu’il était tout seul et qu’Ulysse était parti en vacances. Mais, moi, Ulysse, je l’ai vu, dans le bois, sur la route de Soutrain. Je prenais ma première leçon de conduite avec l’auto-école de Bux. Le moniteur m’a fait rouler dans les collines et m’a fait passer par Rochebourg. En passant sur la route, là-haut, avant la descente, c’est là que j’ai vu le combi. C’était le sien, ça, j’en suis sûr.
-  Tu as quand même mis un certain temps à te poser des questions.
- Ça vient seulement de faire tilt, depuis que je les ai entendus... et surtout après les événements d’hier, pour la fille du château...
- Admettons, tu l’as vu...
- Pas lui, mais son combi garé au bord de la route. Remarquez, Ulysse, il était peut-être derrière où les vitres sont opaques.
Ils étaient parvenus au pieu signalé par le ballon, le contournèrent et reprirent le sentier en sens inverse.
 - Je me rappelle très bien quel jour c’était : le soir de ma première leçon, j’avais rancart dans un troquet du vieux quartier de Chassac, Au Bouillon de Onze Heures, qui organisait une soirée Halloween, vous comprenez, avec ce nom... Et c’était à la nuit tombante, parce que le moniteur m’a conseillé de passer en feux de croisement.
- Cornu est mort le jour de la Toussaint.
- Le jour de la Toussaint, on l’a trouvé mort chez lui. N’empêche qu’il aurait pu passer l’arme à gauche la veille, qu’est-ce qu’on en sait ?
- Le décès a bien été constaté par un médecin, non ?
- Sûrement. Je connais pas les détails. Ensuite, elle est partie au triple galop et Ulysse a fait demi-tour et a repris la route.
- Dis-moi, JR : qu’est-ce qui te chiffonne ? C’est de l’histoire ancienne après tout.
- Que Ulysse soit plein aux as depuis cet héritage, déjà, je trouve ça un peu fort de café, mais si c’est vrai qu’il a tué Cornu pour hériter, je vous dis franchement : ça serait un comble qu’il se pavane à Rochebourg sans complexe… Je l’ai vu tout à l’heure, au café, il payait la tournée en tripotant un paquet de pognon plus épais que ma paye !
- Tu fais quoi, dans la vie, JR ?
- Je bosse  à la coopérative. Au transport des palettes...
Les silos de la CAT étaient érigés sur le plateau céréalier qui s’étendait entre Rochebourg et Bux, non loin d’une ligne de chemin de fer qui comportait une voie d’accès à un quai de chargement.
- Pour en revenir à Ulysse, tu as raison, JR : on peut se poser des questions. Inversement, soupçonner un innocent, c’est la porte ouverte à toutes les injustices. Je vais me renseigner, d’accord ? Et je te tiendrai au courant. Ah, au fait, ce permis de conduire, tu l’as eu ?
- Du premier coup. Et maintenant, j’attaque le permis Poids lourds. À la CAT, ils ont besoin de chauffeurs.
Polycarpe tapota amicalement l’épaule de Jésus et allongea le pas, préoccupé par ces confidences : on pouvait en effet se demander si Ulysse n’avait pas emprunté le même chemin que Biros pour revenir dans le logis à l’insu de tous, commettre son forfait, sans savoir qu’Iseult était là, et repartir par la trappe sans croiser Petit Lu. Dans cette hypothèse, Iseult disait la vérité. Il avait attiré l’attention de « la moitié du village » au moment de son départ, peut-être intentionnellement... Ulysse n’avait pas caché son goût des affaires, voire des combines astucieuses pour gagner de l’argent... Sans éprouver énormément de sympathie pour le businessman, il ne l’imaginait pas en tueur de vieillard... Quoique, certains tueurs avaient des figures d’anges, ça ne voulait rien dire... Il fallait éclaircir ce mystère du souterrain. Mais, si Ulysse n’avait pas tué Cornu, que pouvait-il bien faire ce soir-là sur la route de Soutrain ?
Malgré tout, Ulysse semblait accumuler les raisons d’être soupçonné. Il allait jusqu’à payer sa tournée en s’exhibant, cousu d’or, sur les lieux mêmes de son forfait !
Polycarpe aurait bien aimé le rencontrer. Il le cherchait des yeux tout en allant à la rencontre de ses amis, afin de se délester du prix des entrées dont les pièces brinquebalaient dans sa poche.
Évariste avait improvisé la buvette entre trois tables en U : il décapsulait des bières ou des jus de fruits vendus au bénéfice de l’alipa, renouvelant au fur et à mesure le stock dans le vieux frigo. Des gens et de nombreux gamins se rassemblaient autour des flammes du barbecue où Basile avait lancé un feu d’enfer qu’il l’alimentait de petit bois.
Il avisa un groupe de quatre individus piqués dans l’herbe : une femme en tailleur rouge, un foulard fleuri jeté hardiment sur l’épaule, et trois hommes en vestons, aux chemises à col ouvert, les cheveux coupés au poil près et le sourire inamovible ; ils offraient une poignée de main chaleureuse aux gens décontractés en shorts et en casquettes passant à proximité.
« Ça sent l’élu à plein nez » pensa Polycarpe.
Il reconnut effectivement le maire, aux sourcils en bataille, à sa mâchoire carrée ainsi que trois membres du conseil municipal. Anatole avec sa grosse barbe n’était pas avec eux, encore dans son commerce de miel. Il fut happé par les édiles, congratulé comme un héros pour avoir choisi de résider sur cette commune « où il fait si bon vivre ». Polycarpe refoula l’impertinent commentaire qui lui venait aux lèvres après l’agression de la veille et profita de cette cordialité débordante pour les entraîner en direction de la buvette :
- Vous prendrez bien un verre au profit de l’association, n’est-ce pas ?
La présence des élus attira obséquieux et curieux, lesquels drainèrent leurs amis et connaissances. Devant cette subite affluence, Imogène et Calamity accoururent au secours d’Évariste pour distribuer les boissons, s’envoyant de temps à autre des signaux complices, satisfaites de cette manne imprévue.
Le maire ne manqua pas l’occasion de prononcer un bref speech sur l’importance et la nécessité du tissu associatif pour ranimer le village déserté. D’autant plus enthousiaste qu’il était fraîchement converti, il « se » félicita de l’initiative, révélatrice du dynamisme des rochebourgeois, encouragea la pérennité de cette festivité ;  il fit la promesse d’une subvention, souhaita longue vie à l’alipa et porta un toast, sous quelques d’applaudissements clairsemés.
- Le maire, c’est Victor Lebastien, qui est aussi le patron de la Coopérative... susurra Mama, en rattrapant Polycarpe qui s’échappait discrètement du rassemblement.
Polycarpe avait déjà entr’aperçu Lebastien entrer ou sortir en voiture d’une maison entourée de grands murs, à l’entrée du bourg : on y entendait souvent gicler l’eau d’une piscine et des vociférations de jeunes baigneurs.
- Il sait très bien tirer les marrons du feu ! ajouta-t-elle.
- Une petite subvention sera la bienvenue, non ?
- Ça, d’accord. Mais je vous parie qu’il essayera de se faire bombarder à la fonction de président d’honneur dans le bureau... Nous ferons barrage, pour conserver notre indépendance !
- C’est bien dit... Et les autres, qui sont-ils ?
Elle tenait Rose par la main et Anna sur sa hanche, laquelle tendit sa petite main vers Polycarpe avec un de ces sourires enfantins parfois diaboliques, dont il ne savait s’il fallait réagir en bêtifiant ou en grondant. Il l’ignora.
 - La femme, c’est Dora Four, elle est intendante à la maison de retraite des Treilles Blanches ; elle habite l’ancien presbytère... Elle s’occupe des affaires sociales et culturelles. Le grand sec, à la peau tannée et au crâne blanc, c’est Virgile Javelle, un vigneron, il est préposé à l’urbanisme... donc au plan d’occupation des sols. Et l’autre, le jeune joufflu propre sur lui, c’est Brice Motte : il travaille à la DDE et il préside la commission des routes et des chemins. Il a fait construire un des rares pavillons de la commune, en descendant sur Bux.
Polycarpe remarquait l’expression renfrognée de Mama, il la provoqua :
- Nous sommes donc magistralement administrés, non ?
- Hum, hum, c’est vite dit. Chacun d’eux tire la couverture en fonction de ses préoccupations professionnelles... Pour ne pas dire ses intérêts. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils se présentent aux élections.
- Soupçonnez-vous quelques fraudes ?
- Oh, je ne dis pas cela, c’est beaucoup plus insidieux… Mais n’allez pas croire qu’ils sont philanthropes...
- Je vous découvre la fibre rebelle, Mama !
Elle eut un grand sourire joyeux, exhibant une magnifique dentition et retira ses lunettes de soleil :
- Ce compliment me va droit au cœur, Poly ! Maintenant, je vous surnommerai Poly, vous faites réellement partie de mes amis !
- J’en suis heureux. À qui dois-je confier la mitraille que j’ai récupérée ?
- La cassette est au bon soin de Basile.
 

A suivre…


 

18:20 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

04 avril 2006

Je partage le printemps de mon jardin

Tout à l'heure,
dans mon jardin,
en touraine
                                                                            

15:07 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

31 mars 2006

Les aventures de Polycarpe - 16ème épisode


LE VIEUX LOGIS

 

chapitre XVI

 

Enfin arrive le fameux jour du concours de pêche...

Il n’était pas sept heures, le lendemain matin, quand il entendit les beuglements insistants d’un klaxon depuis la rue. Il avait déjà fait sa toilette et boutonnait sa chemisette, au premier étage dans sa chambre.
En dépit de rebutants tortillons bleu violet qui ornaient le papier peint des murs et un carrelage de tomettes ripolinées en rouge vif, il avait choisi cette chambre, désaffectée depuis la Saint-glinglin, pour sa grande fenêtre donnant sur le jardin et sa cheminée qu’il pourrait équiper d’un poêle le moment venu. Il l’avait préférée à celle de l’ancien propriétaire, ouvrant sur la place, et à celle du rez-de-chaussée qu’avait occupée Ulysse Côme.
Il n’avait plus de douleurs et il avait dormi comme un parpaing après avoir reçu, vers vingt-deux heures,  un coup de fil de Basile.  Le vice-président de l’alipa avait pris des nouvelles d’Iseult auprès de son frère.
- L’association m’avait mandaté pour le consulter sur le maintien ou non de la fête, disons par correction, je vois mal comment nous aurions pu refouler et rembourser les gens... Mais tout va bien : le poignard a glissé sur l’omoplate sans atteindre aucune fonction vitale. Elle est encore affaiblie mais elle va s’en tirer.
 
Depuis près de deux heures, les rues de Rochebourg bourdonnaient de moteurs et de voix ; les amateurs de pêche à la ligne, levés avant le jour, débarquaient de tous les points cardinaux, en voitures ou en vélomoteurs, sacoches en bandoulière, tous équipés de cannes télescopiques, de sièges pliants et, parfois, de parasols.
Le champ communal, prévu comme parking, devait être complet car nombreux étaient ceux qui, après être passés une première fois sur la place, refluaient maintenant à la recherche d’un stationnement improbable dans les rues trop étroites et se garaient n’importe comment dans la moindre encoignure et sous le chêne. C’était de bonne augure pour l’association, mais il fallait s’attendre à essuyer dans les prochains jours les récriminations des habitants anti-pêche ou anti-alipa, les rouspéteurs de tous poils, réveillés dès potron-minet par l’invasion du village. Polycarpe recensait déjà les choses à prévoir ou à améliorer dans l’avenir qu’il soumettrait à Imogène : une information préalable des autochtones, une première aire de stationnement dans un pré en amont de Rochebourg afin d’éviter les nuisances de ces va-et-vient sonores, ainsi que des cales à vélos.
Les coups de klaxon se firent entendre à nouveau et Polycarpe se propulsa dans l’autre chambre pour repérer l’agitateur matinal depuis la fenêtre du premier étage. C’était Gix, arrêté en double file devant le logis qui jaillit de sa voiture, au comble de l’exaspération.
- Eh, Poly ! lança-t-il, C’est la panique dans ton bled ! Tu n’as pas une place dans ta grange ?
- J’arrive, mais je t’en prie, cesse de klaxonner.
En manœuvrant la bétaillère, Gix put ranger sa petite Fiesta. Il attrapa son matériel de pêche et suivit Polycarpe dans le jardin où la vieille porte, encore munie de sa serrure, posée à plat sur deux tréteaux, faisait toujours office de table de jardin à l’ombre du respectable cerisier. Polycarpe avait préparé du café dans un pichet Thermos ; Gix fouina dans une sorte de musette qui contenait ses hameçons, ses cuillers et une boîte d’asticots et fit apparaître un pochon de papier de soie contenant des croissants que Polycarpe examina avec suspicion avant d’y plonger la main.
- Je ne suis pas esclave de ma passion pour la pêche : calons-nous l’estomac d’abord.
Polycarpe lui donna une bourrade amicale.
- Tu ne connais pas la dernière ? Notre vicomtesse a été retrouvée poignardée, hier...
- Pas possible !  Est-elle...
- Non, heureusement. Ça va. La lame a ripé.
Il froissa le sac en papier des croissants.
- Tu as petite mine, mon vieux Gix. Tu tiens le choc ?
À demi-assis avec désinvolture sur le bord de la table improvisée, ils trempaient leurs viennoiseries dans leurs mugs de café.
- Je me reproche d’avoir été trop confiant, avec Véro... Je crois que j’ai fait l’autruche pour ne rien voir. J’aurais dû me douter, à la voir partir tous les quatre matins, qu’elle rencontrerait un aventurier au grand cœur, qu’elle ne se contenterait pas d’un type plan-plan comme moi. tu ne crois pas ?
Polycarpe égouttait son croissant au-dessus de sa tasse.
- De là à divorcer, il y a une marge.
- Ce gars, tu comprends, engagé dans une juste cause : il a tout bon et moi, tout faux.
- Il y aurait beaucoup à dire sur les « justes causes »...  Il n’y a pas que des petits saints dans ces organisations humanitaires...
- D’accord... Mais je suppose que Véro et moi, on n’était plus sur la même fréquence.
Il enfourna un demi-croissant.
- Malgré cela, j’étais persuadé que nous étions en quelque sorte complémentaires, je me suis laissé aller, je suis un vieux con.
Polycarpe n’approuvait pas que son ami se remette en question, Gix avait toujours respecté sa femme. Ses torts, s’il en avait, avaient été d’encourager son épouse militante et passionnée à mener les activités de son choix depuis une alerte sérieuse à la dépression quelques années plus tôt.
- Ne réponds pas à son avocat. Que Véro et son amant viennent se traîner à genoux pour implorer ta royale clémence : il faut qu’ils rampent à tes pieds.
- Ce n’est pas mon genre, Poly, tu le sais bien, je ne suis pas hargneux... Le mal est fait, c’est trop tard.
-  « Qui vivra verra... » comme dirait Basile !
-  Bon, on va clore le chapitre Véro. Il t’est arrivé bien pire. Je n’ai pas envie de me faire plaindre. Ah ! au fait, est-ce qu’une immense armoire, à corniche en forme de bicorne, t’intéresserait ? Elle pourrit dans une grange, chez un client qui veut la bazarder. Impossible de la caser dans une maison normale. J’ai pensé que chez toi, elle aurait sa place.
- Pourquoi pas ?  Note-moi le nom du vendeur, j’irai la voir.
Gix termina son café, fit quelques pas dans l’herbe pendant que Polycarpe allait chercher son calepin.
- Tu sais que j’ai eu Mama au téléphone, quand je me suis inscrit au concours ? Je lui ai fait mes lamentables confidences. Elle m’a sacrément remonté le moral...
- Je vais te présenter les autres : Calamity et Flora Bouton... et mon copain Basile... Ils sont déjà tous à pied d’œuvre. Allons-y.
 
Quelques retardataires se dirigeaient encore vers la rivière. Certains avaient fait halte au café où Flora s’affairait. Elle était accoutrée dans une sorte de sari orange en prévision d’une journée qui s’annonçait caniculaire ; son anarchique chevelure poivre et sel et crépue s’échappait d’une grosse barrette en cuir. Elle leur fit un signe amical depuis l’intérieur et sortit sur le trottoir, un plateau dans une main, un torchon dans l’autre :
- On n’a jamais vu tant de monde ici, je vous assure, dit-elle à Polycarpe. C’est une grande réussite pour l’association.
- Nous retiendrons la leçon, Flora : prévoir un petit assassinat les veilles de festivités, c’est une excellente publicité ! Voici mon ami Gilles Alix, dit : Gix.
- Bonjour Gix.
- Enchanté, Flora.
- Je remplace Basile. Il aurait été idiot de fermer le café toute la journée. Vous n’avez pas votre canne à pêche, Polycarpe ?
- Je m’abstiens par expérience : je ne sais faire que des nœuds avec le fil. Mais j’ai prévu de la lecture !
Il tapota la poche de poitrine de sa chemisette, alourdie d’un livre de poche.
- Avez-vous vu notre terrasse improvisée ?
De l’autre côté de la route, y avait une petite aire ombragée de trois peupliers avant les champs de colza d’un jaune éblouissant. Quatre tables égayées de parasols publicitaires multicolores accueillaient déjà quelques consommateurs.
- Et Godichon ?
- JR va guider les promenades.
- JR ?
- Jésus Roberto, mon jeune voisin. Vous ne connaissez pas encore tout le monde, Polycarpe, même si tout le monde vous connaît ! Excusez-moi, je dois servir les clients.
Tandis que la petite route virait vers le nord pour monter dans les collines, un chemin encastré dans les maïs descendait plein ouest vers la rivière jusqu’aux prés communaux où était érigée la guinguette. La Gourmette avait environ quatre à cinq mètres de large à cet endroit et si elle s’était assagie en tortillant dans la vallée, le courant restait vif, couchant les roseaux qui teintaient en vert sombre son eau poissonneuse.
Les pêcheurs s’étaient dispersés par un sentier qui longeait en amont et en aval la rive gauche et s’étaient installés sous les grands saules inclinés, ou dans les petites criques que les eaux avaient creusées pendant les crues de printemps.
Calamity fixait une banderole de crépon rouge vif autour d’une calèche calée sur ses limons, avec l’aide d’un jeune gars sec et musclé, aux cheveux noirs, raides et en vrac, l’œil assassin. Bourrache broutait non loin, la bride sur le cou, ignorant les braiments asthmatiques de Godichon, toutes dents dehors, dont le pelage colmaté par endroit donnait l’impression de muer. Pour la première fois, Polycarpe découvrait Calamity en robe. Mais la robe, vieux rose, longue et froncée à la taille, au corsage ajusté, évoquait d’une certaine manière les pionnières de l’Ouest et ne remettait nullement en cause son petit surnom. Elle avait confectionné une sorte d’instable choucroute avec ses épais cheveux dorés.
- Salut Poly !
Ils s’approchèrent de la jeune femme qui eut le premier réflexe de tendre une joue à Polycarpe avant de se raviser et de tendre la main :
- C’est vrai, j’oubliais, vous n’êtes pas du genre bisous...
- Voici Calamity, la plus charmante fille du canton et Gix, l’ami de trente ans, plaisanta Polycarpe.
Gix enveloppa Calamity d’un regard séduit et elle le lui rendit, en toute simplicité car Gix était bel homme. Il en profita :
- Au contraire de mon ami Poly, moi, je suis volontiers bisous...
Il la saisit aux épaules et l’embrassa plusieurs fois. Elle éclata de rire.
- On va s’arrêter à quatre bises, Gix. Mama m’a parlé de vous. Savez-vous qu’elle vous trouve craquant ? C’est elle qui le dit ! Et voici Jésus Roberto, excellent cavalier et ânier intérimaire, c’est un jeune homme courageux qui me dépanne quelquefois au ranch...
- Appelez-moi JR, monsieur Houle, dit le jeune homme d’une voix précocement grave. Je déteste mon prénom. C’est vous qui avez succédé à Ulysse Côme, au logis, non ?
- Exact. Vous le connaissiez ?
Polycarpe ne définissait pas ce qu’il ressentait et appréhenda subitement une commande de marijuana.
- Ouais ! À l’occasion, j’aurais un truc à vous dire. Mais on est de revue, dans la journée.
Jésus réprimait toutes expressions. Impassible, il avait le regard méfiant et empreint de défi. Certains petits délinquants avaient cette véhémence contenue.
- D’accord, JR.  Quand tu voudras !
- Il doit avoir des gênes de gitan, ce môme, remarqua Gix alors qu’ils s’éloignaient.
À intervalles réguliers, les pêcheurs avaient planté leurs cannes dans la berge, certains veillaient sur un cheptel de plusieurs gaules, d’autres montaient leurs lignes assis sur des pliants ou moulinaient déjà avec vigueur. Les familles qui les accompagnaient déployaient des couvertures, se préparant à une journée de farniente ; et des mamies, bien calées dans des fauteuils de camping, déroulaient leurs canevas.
Là où bifurquait le chemin, Mama se tenait assise derrière une table en plastique, arborant des lunettes de soleil larges comme deux soucoupes, aux montures vert pomme ; elle faisait payer les participants en distribuant des tickets numérotés qui seraient peut-être gagnants. Elle enfermait la monnaie dans une petite caisse en métal gris et leur lançait un mot d’encouragement avant de noter scrupuleusement leurs noms et leurs adresses sur une liste déjà bien fournie.
Elle sursauta quand Polycarpe, en arrivant derrière elle, prit un ton de pandore, roulant les « r » avec l’accent méridional :
- Ne contrevenez-vous pas à la loi pour la protection des libertés, en établissant ce fichier ? 
- Bonjour Polycarpe ! Que je suis heureuse de vous voir ici ! dit-elle à Gix. Vous avez bien mérité de vous détendre. C’est 7, 50 euros, repas inclus. Nous avons un monde fou ! Vous avez su pour Iseult, j’imagine. Dieu merci, elle est sauvée. Avez-vous rencontré les autres ? J’aimerais voir Imogène. Que faire avec les pêcheurs qui sont arrivés avant moi et qui se sont installés sans payer l’inscription ? Quant à ce fichier, j’en ai pris l’initiative, pour contacter tous ces gens quand nous ferons d’autres festivités. Ce n’est pas interdit ! Il me semble que vous n’êtes pas celui qui doit me donner des leçons.
Elle s’adressa à Gix :
- Votre ami a réussi à anéantir en un après-midi des années d’instruction laborieuse, en racontant je ne sais quelles inepties à mes gamins.
- C’est vrai, Poly ? morigéna Gix, l’œil cependant égayé.
Polycarpe regarda ailleurs et fit le sourd, avec un petit rictus néanmoins satisfait, puis tendit quinze euros à Mama.
- J’imagine qu’on peut se permettre de vérifier les tickets des participants en longeant la rivière quand tout le monde sera tranquillement installé. Je me porte volontaire. Faites passer le mot à Imogène.
Gix désigna la liste des inscrits :
- Avez-vous vu passer la famille Sarrasin, Mama ?
- Non, Gix. Pas encore. Voyez, je n’ai pas coché leur nom... Tiens, voici notre présidente.
En dévalant légèrement le sentier, Imogène retenait de la main un chapeau de paille ; elle arborait, avec une opportunité malicieuse, un ensemble marin à rayures bleues et blanches,  transportant une sorte de Vanity en osier. Elle lâcha son chapeau et agita joyeusement le bras en les voyant. Elle les rejoignit, légèrement essoufflée.
- Bonjour tout le monde... Tout va bien ? Je ne suis pas en avance comme d’habitude, dit-elle. Mais j’ai dû longuement briefer Anatole qui tient exceptionnellement le magasin...
Mama réajusta les épaulettes d’une large tunique supposée masquer ses rondeurs, croisa les bras et regarda le ciel :
- Si Anatole se laisse « briefer », le temps va tourner !
- Et je vous signale qu’il nous rejoint pour déjeuner. Mais ne pavoisons pas, il ne s’est pas subitement converti en supporter de l’alipa, il est en mission commandée : délégué par son altesse le maire, annonça-t-elle, exagérant une expression respectueuse pour tourner la nouvelle en dérision. Où en sommes-nous ?
L’immixtion annoncée d’Anatole rendait Polycarpe subitement morose et cette impression l’agaçait : il ne comprenait pas d’où lui venait cette espèce de jalousie absurde, inconvenante, alors que l’homme ne lui était même pas antipathique. Il lui fit mollement part de son intention de contrôler les inscriptions. Elle accepta immédiatement :
- L’un en amont et l’autre en aval, nous nous répartirons la tâche, Polycarpe. Je vais saluer les autres et je vous remplace à l’accueil, Mama.
Elle se dirigea vers le barnum. Polycarpe et Gix lui emboîtèrent le pas.
Évariste et Basile étaient en train de décharger une camionnette et transportaient des cartons, des caisses de boissons, des sacs de bûchettes et de charbon de bois. Leurs chemises étaient trempées : ils n’en étaient pas à leur premier tour. Le grand barbecue prêté par le sporting-club, composé d’un bidon scié en deux, soudé sur des X en fer, était déjà en place, à côté  d’un étal où s’amoncelaient des plateaux, des piles d’assiettes, de couverts et de verres.
- Les pauvres, comme ils ont chaud, dit Imogène, attendant qu’ils posent leurs paquets, pour échanger la bise rituelle.
Elle tripota les bords de son chapeau en expliquant l’organisation à Gix :
- Les gens feront comme au self, ils prendront leurs plateaux, leurs assiettes, leurs couverts et leur part de tarte,  puis ils passeront devant le barbecue et la friteuse où ils seront servis, avant d’aller s’asseoir sous la bâche ou bien à l’ombre des arbres, s’ils le désirent.
- Voici Basile et Évariste... Et voici Gix, dit Polycarpe. On peut vous aider, les gars ?
- Volontiers !
Ils échangèrent des poignées de main et attrapèrent des caisses et des cartons. Tous les quatre eurent rapidement vidé le véhicule pendant que deux hommes aux physiques d’athlètes vêtus de polos à larges rayures, déroulaient des fils électriques pour  raccorder un immense frigo rouillé et une friteuse électrique à une borne EDF. L’un d’eux, le crâne rasé et le nez cassé, étira un sourire qui fit onduler ses muscles faciaux et s’adressa à Basile :
- C’est bon, le matos est en place et ça marche. Vous bilez pas, si le frigo déconne, un coup de latte et ça repart ! Nous, de toute façon, on revient pour manger ici, avec nos potes. Vous inquiétez pas.
- Les frères Givet de Soutrain, dit Basile. Clovis et Aimé. Ailiers de rugby. Connaissez-vous Polycarpe Houle ?
- C’est vous qui retapez le logis, je crois. Salut, dit Clovis.
- Bonjour, dit Aimé.
Les deux rugbymen, qui se tenaient côte à côte comme deux mégalithes, broyèrent les mains de Polycarpe et de Gix, cependant avenants et sympathiques.
- Tout ce matériel est mis à disposition par le club intercommunal, expliqua Basile. On pratique les matchs et les entraînements sur le terrain de Soutrain...
- « On » ? Jouez-vous au rugby, Basile ? persifla Polycarpe.
L’instituteur montra ses avant-bras fluets.
- Avec ça, je vous prends aux échecs, si vous voulez, mais pas au rugby !
Il acheva l’explication :
- Et Rochebourg subventionne le matériel.
Aimé Givet, aux  oreilles en chou-fleur, engoncé derrière ses impressionnants pectoraux comme protégé d’un gilet pare-balles, précisa avec un soupçon de gaillardise :
-  Rochebourg met aussi à notre disposition la cave où ont lieu les troisièmes mi-temps et ce n’est pas le moins important.
Imogène désigna vaguement les lointains :
- Une cave en descendant vers le moulin de Flora...
Gix regarda sa montre :
- Qu’est-ce qu’il fout, Sarrasin !
 

à suivre...

19:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

27 mars 2006

Si vous passez ici par hasard...

Pour les nouveaux blogueurs - Bonjour à vous ;-) - qui découvriraient  brutalement le texte ci-dessous, en se demandant de quoi il retourne... J'ai remarqué que quelques personnes étaient parfois surprises...
Explications :
Ce blog diffuse un roman en feuilleton.
Ce roman "POLYCARPE - LE VIEUX LOGIS" est paru en librairie mais est actuellement épuisé.
Il est le premier d'une série qui comporte actuellement 4 volumes qui seront bientôt publiés...
                             Cette série est présentée sur le "mini" site wanadoo qui est cité en référence sur cette page...
                             Il est possible de copier coller les chapitre déjà parus sur ce blog pour les lire à la suite.

   @ bientôt, @mis blogueurs... Je vais cueillir des jonquilles !

19:50 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (4) |  Facebook | |  Imprimer | |

23 mars 2006

Les aventures de Polycarpe - 15ème épisode

LE VIEUX LOGIS
 
CHAPITRE XV

Où le lait de poule et le tirage en croix n'ont aucun rapport
avec le coup de poignard entre les omoplates  de la vicomtesse barjo…

Il retrouva Imogène dans son arrière-boutique ensoleillée. Pendant cet intermède, elle avait prestement mis leurs couverts face à la baie vitrée, réchauffé le gratin dans le micro-ondes et troqué sa tenue sportive de la matinée pour un pantalon et un débardeur plus ajustés, dans les tons brique. Il remarqua confusément que ces couleurs s’harmonisaient avec les reflets de ses cheveux et son teint qu’elle avait peut-être rehaussé d’un maquillage mais il n’en était pas certain.

Elle l’attaqua immédiatement sur les raisons de sa visite à Chimène. Et tandis qu’ils se passaient le plat de  légumes et avalaient le contenu de leurs assiettes, rompant sans manières la baguette posée entre eux, Polycarpe lui raconta l’épisode ayant amené l’aveu du vol par Petit Lu et le marché qu’il avait conclu avec le jeune jardinier intérimaire.
- Surtout, promettez-moi de ne pas divulguer ce secret. Donnons-lui une deuxième chance.
- Chapeau, dit Imogène. En avez-vous touché quand même un mot à son père ?
- Non, cela restera entre nous. Je fonde de grands espoirs sur Petit Lu... Je mène une expérience à son insu pour démontrer la part de l’inné et de l’acquit chez l’individu lambda.
- So, good luck ! dit-t-elle, en émettant un éclat de rire.
Chimène les attendait près de la grille, lourdement appuyée sur son sceptre, dans une espèce de grande blouse sur laquelle elle portait un gilet élimé.
- Elle est où, l’argent ? demanda-t-elle dans une quinte de toux.
Polycarpe nota le genre féminin donné à « la r’gent ». Trop heureux de pouvoir abréger l’épreuve, il attrapa la liasse des billets pliés dans sa poche, quand Imogène arrêta son geste.
- Permettez Chimène, dit-elle. Cela mérite une récompense...
L’autre fronça, toute sa figure se contracta. Imogène lui sourit avec la même gentillesse qu’elle aurait manifestée envers sa propre grand-mère :
- Pas d’argent, Chimène. Simplement : un tirage en croix. Vous pouvez bien faire ça, non ?
Rassurée, la vieille opina. 
- S’il y a que ça pour vous contenter, venez.
Elle décolla du sol chacune de ses pantoufles pour opérer un demi-tour et fila en direction de son taudis, maîtresse du lancer de canne qu’elle fichait dans le sol en opérant une sorte de torsade du poignet.
Polycarpe, désappointé, se ratatina en maugréant tandis qu’Imogène,  emboîtant le pas de la voyante,  se retournait pour lui adresser des mimiques espiègles.
- C’est franchement déloyal, Imogène, lui lança-t-il.
- Té, fit la mère de Berouette, ce que femme veut...
- Je constate que vous entendez bien quand vous le voulez, grinça-t-il.
- Qu’est-ce que vous dites ?
Polycarpe leva les yeux au ciel.
L’intérieur du taudis était aussi frais qu’une cave et Chimène s’enfouit dans ses frusques dépenaillées avant de sortir son jeu de tarots d’un buffet.
Imogène prit place avec enthousiasme en face d’elle.
- C’est quoi, la question ?
- Je voudrais savoir si Anatole me trompe.
Polycarpe sursauta. Poser ce genre de question à une pseudo-voyante, c’était faire preuve d’une impudence qui le choquait. Si Imogène accordait de l’importance à la situation,  ce n’était pas le lieu ni la manière de l’évoquer ! Il jeta les billets sur la table.
- Chimène voici votre argent. Bonsoir.
Il traversa la cour au pas de charge et rentra chez lui, furibond. Imogène se comportait comme si la question était secondaire, donc superflue. Et si c’était un jeu, alors, qu’elle le dise, nom d’un chien !
Décidément, cette Imogène était impossible.
Comme chaque fois que des circonstances le rendaient mal à l’aise, Polycarpe somatisait : des élancements douloureux martyrisèrent sa rotule gauche tandis qu’une contracture dorsale insoutenable le cloua sur place, lui arrachant une grimace de gargouille.
C’est en traînant la jambe, arque bouté en arrière, la taille prise dans l’étau de ses mains qu’il réussit à atteindre le téléphone dont la sonnerie impérieuse le fit râler : Imogène, encore elle, lui annonçait depuis chez elle qu’elle avait une petite bonne et une grosse mauvaise nouvelle.
- Par laquelle dois-je commencer ?
Il grogna qu’il se contenterait de la première.
- C’est à propos de Petit Lu : il a décroché un emploi, vous ne devineriez jamais où...
- Hou ! gémit Polycarpe que ce genre de faux suspens énervait et qui venait de faire un mouvement malencontreux.
- Au « Bol d’Or » à Bux, c’est un vendeur et réparateur de deux roues. Évariste vient de me le dire.  Tout cela, c’est grâce à vous, Polycarpe. Et la mauvaise nouvelle...
- La mauvaise nouvelle, c’est que je suis immobilisé par une sciatique.
Elle feignit de le plaindre et il en fut agacé.
- Oh, pauvre Poly ! Vous vous êtes refroidi après les efforts de ce matin !
Il saisit avec opportunisme et mauvaise foi la perche inespérée qu’Imogène lui tendait, en lui fournissant un excellent prétexte de se dérober lors des prochaines festivités.
- En effet, je devrais le savoir, bon sang ! Chaque fois que je porte des trucs lourds, c’est la même chose. À l’avenir…
- Et pourtant, s’étonna la fine mouche, je vous croyais en béton !
- N’en croyez rien : je suis souvent obligé de m’interrompre pour faire quelques assouplissements et me reposer. Mais d’habitude, je sens venir la crise.
- C’est dur de vieillir, n’est-ce pas ?
Elle ne prenait nullement au sérieux la gravité de son état, c’était un peu vexant.
- Un remède de cheval s’impose pour l’ex-vétérinaire. Je suis extrêmement douée pour la confection du lait de poule, savez-vous ?
- Eh ! bien... hum... Est-ce une potion magique pour guérir les sciatiques.
- Disons que c’est bon pour le moral !
La perspicacité d’Imogène était flagrante, sa propension à l’ingérence également. Mais tout mal léché qu’il soit, l’ours polycarpien appréciait cette amicale intrusion.
- Eh ! bien, soit. J’accepte de tester votre placebo.
- C’est comme si c’était fait ! Le temps de battre le jaune d’œuf avec le sucre et le rhum et je suis chez vous dans une demi-heure... avec ma grosse mauvaise nouvelle !
Elle coupa instantanément la communication et Polycarpe resta coi devant le mobile qui diffusait des bip-bip de ligne coupée.
Il alla vaille que vaille jusqu’à son fauteuil-paon dont il tapota les gros coussins flasques et s’y installa avec des contorsions. Dans la perspective d’être l’objet d’attentions personnalisées, il souffrait déjà moins. Il allongea ses jambes sur un repose-pied, renversa la nuque en arrière et agrippa les accoudoirs, grimaçant sans excès, dans la pose attendrissante d’un homme surmontant stoïquement sa douleur.

 Vingt minutes plus tard, Imogène entrait comme un typhon dans la cuisine, déposait un petit panier sur la table basse, se penchait au-dessus de l’homme handicapé avec un air illuminé et, à trois centimètres de son visage, lui souffla :
- Pierre de Touche a retrouvé Iseult inanimée, un poignard dans le dos, dans la chambre rouge, il y a moins d’une heure. Elle avait déjà perdu énormément de sang. L’agression se serait produite au moment du déjeuner. Elle est entre la vie et la mort à l’Hôpital Debrousse.
Polycarpe émit un râle pathétique sous l’effet d’une contracture involontaire.
Elle extirpa de son panier le pot contenant le breuvage qu’elle avait confectionné, elle alla attraper une cuillère sur l’évier puis les lui plaça dans les mains. Et tout en remontant un coussin dans son dos, elle poursuivit :
- C’est en revenant de chez Chimène que j’ai croisé Évariste qui m’a dit pour Petit Lu et qui m’a appris pour Iseult, ce qu’il tenait de Basile qui a vu l’ambulance entrer au château et qui a parlé avec Rosemonde au moment où les gendarmes sont arrivés et...
- Stop !...
Polycarpe fit un geste d’arbitre avec la petite cuillère signifiant « carton rouge », avec l’air exaspéré.
Imogène s’immobilisa, outrée.
- Eh bien, vous n’êtes pas commode !
- Commode, je ne sais pas, mais visionnaire, certainement. Vous ai-je déjà raconté ce qui m’est arrivé, lors de ma visite de la chambre rouge ?
Il lui fit le récit de sa vision, tout en avalant la potion veloutée.
- C’est extraordinaire, cette coïncidence... Avez-vous raconté cela à quelqu’un ?
- Oui : à Iseult et à Pierre.
- Un criminel aurait pu se servir de votre histoire pour brouiller les pistes...
- Écoutez ! Je suis formel : les prémonitions, c’est de la foutaise !
- Alors, là...
Elle s’interrompit car, disant cela, Polycarpe venait de se redresser, de quitter le fauteuil et de faire quelques pas, sans souffrance manifeste.
- M’avez-vous joué toute cette comédie, Polycarpe ?
- Je vous jure que j’étais complètement bloqué. D’ailleurs, je suis le premier surpris ! Sans blague ! Supposons qu’il ne s’agissait que d’un blocage psychologique... L’aveu de ma vision vient de me décoincer. Je vous ai parlé d’une sciatique, pour faire court...
Elle le toisa avec réprobation.
- Je n’en crois pas un mot. La vérité, c’est que vous êtes d’une susceptibilité de Diva et que ma question concernant Anatole vous a rendu un peu jaloux !
- Moi ! Qu’allez-vous encore inventer ? Je ne suis jaloux de personne !
- D’ailleurs, le tirage en croix ne m’a pas donné la réponse à ma question.
- Bien fait ! Ouf ! Ça fait du bien quand ça ne fait plus mal !
- Preuve de l’efficacité du lait de poule !
- Admettons, sourit-il. Nous devons donc nous attendre à être interrogés... Dois-je faire l’aveu de cette vision ? On va me prendre pour un fou...
Imogène fit un geste d’impuissance.
- Mais, au fait... Figurez-vous que Chimène s’est prétendue incapable de lire ses cartes... Elle prétendait que sa concentration était brouillée... C’était peut-être les événements qui se produisaient au même instant au château...
- Allons, ne soyez pas naïve ! Chimène ne « voit » rien du tout et s’est débarrassée de vous comme elle a pu... Avec raison ! ajouta-t-il, l’œil fâché.
Polycarpe se mit à arpenter sa pièce. Quelque chose ne collait pas dans l’agression d’Iseult, mais il n’arrivait pas à cerner quoi : il y avait quelque part une invraisemblance… L’agression  correspondait trop bien à la vision qu’Iseult lui avait racontée et qu’elle avait eue : le poignard, la mare de sang...
- Les visions... mais...
Polycarpe se frappa le front.
-  Mais bien sûr ! Le poignard, moi, je ne l’ai pas « vu » ! J’ai eu l’impression fugace d’apercevoir une jeune femme couchée, dans une sorte de robe froncée... mais sans le poignard ! Et il n’y avait pas de sang !
- Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Je ne saisis pas bien.
Il s’approcha d’Imogène,  dans une gestuelle convaincante :
- L’agression d’Iseult n’est qu’un copié-collé de son fantasme, comprenez-vous ? Elle a manigancé son coup pour mêler réel et surnaturel, allant jusqu’à prétendre que le Père Bellay de Turpin a mentionné cette vision ! Alors que le manuscrit de l’ecclésiastique n’en fait  nullement mention, ça, j’en suis certain !
Désemparé, il ajouta :
- Elle est complètement folle !
Déjà peu enclin à admettre son propre don médiumnique, Polycarpe ne croyait pas du tout aux blessures paranormales. Il poursuivit son cheminement dans la pièce et son raisonnement, sous le regard attentif d’Imogène qui s’était assise en biais dans le fauteuil en croisant les bras et les jambes.
- Et si quelqu’un a voulu tuer Iseult suivant une mise en scène identique à sa vision, c’est forcément une personne qui a entendu son récit : son frère ou sa belle-sœur, Ulysse ou moi, comprenez-vous ?
S’il s’excluait d’emblée, il était aussi tenté d’innocenter le frère qui aimait  a priori beaucoup sa sœur.
- Le doute, ajouta-t-il, peut donc légitimement se porter sur Rosemonde qui la déteste, et sur Ulysse Côme qu’elle accuse du meurtre de Cornu. 
- Ainsi, c’était Ulysse qu’elle avait vu étouffer Cornu avec un coussin ! Vous auriez pu me le dire plus tôt, Polycarpe.
- Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu l’impression qu’Iseult me manipulait... Je n’avais aucune envie de crier ces élucubrations sur les toits...
-  Ce ne sont pas des élucubrations...
- Ça, dit-il, en bougeant les mains comme les plateaux d’une balance, c’est encore à prouver. Mais de deux choses l’une concernant Ulysse : si l’accusation du meurtre du juge est une affabulation d’Iseult, Ulysse n’a pas un mobile suffisamment fondé pour la faire disparaître. Par contre, s’il a zigouillé son bienfaiteur, il peut avoir été acculé à commettre un nouveau crime, pour réduire Iseult au silence... Il ferait preuve d’un sang-froid peu commun, s’il était l’agresseur d’Iseult et le meurtrier de Cornu, en s’affichant dans les parages, marmonna Polycarpe.
- Moi, j’ai tendance à imaginer des règlements de comptes familiaux... Je verrais bien Rosemonde un poignard au bout de ses doigts manucurés, elle déteste Iseult... Bon, je dois vous laisser, dit-elle. Attendez-vous à quelques coups de fil. Si j’ai du nouveau, je vous appelle.
- Merci, Imogène... pour l’élixir !

à suivre...

17:41 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

19 mars 2006

Les aventures de Polycarpe - 14 ème épisode

LE VIEUX LOGIS

 Chapitre XIV

Un crachin, qui pulvérisait sans discontinuer ses fines gouttelettes depuis quelques jours, baignait Rochebourg dans une atmosphère de port breton. Comme des pénitents, tête baissée sous leurs capuches, les gens traversaient les rues luisantes ; les lointains semblaient absorbés dans du coton hydrophile et les murs imbibés du château dressaient leurs pans sinistrement déchiquetés au-dessus des noires toitures d’ardoises.

Ceinturé dans une vieille gabardine et coiffé d’un vieux couvre-chef ramolli, Polycarpe sifflotait au guidon de son Solex, en éprouvant un bonheur puéril à zigzaguer sur la chaussée pour prendre de belles flaques bien au milieu et faire habilement gicler deux gerbes d’eau symétriques.

On était maintenant à la veille du concours de pêche ; les membres de l’alipa qui avaient secrètement espéré clouer le bec aux élus en organisant une joyeuse partie de campagne, scrutaient le ciel bouché, quelque peu nerveux avant cette journée décisive. Dans leurs K-way dégoulinants et bottés de caoutchouc, ils attendaient le matériel à installer, repérant l’endroit le plus aplani près de la rivière pour disposer la guinguette, prenant des mesures au sol à grandes enjambées et s’organisant pour le lendemain.

 L’irruption de l’anachronique vélomoteur interrompit une petite altercation : si le groupuscule des optimistes composé de Basile, Calamity et Imogène, prétendait que la truite mordait mieux par temps pluvieux, les pessimistes, Évariste et Constance, prédisaient un échec cinglant. Leur défaitisme ne les rapprochait pas pour autant, ils n’arrêtaient pas de se chicaner :

- Si le trésorier avait eu l’intelligence d’exiger le règlement de l’inscription avant le concours, que les gens viennent ou non, la somme serait restée acquise à l’association, clama Constance d’une voix sèche en fixant avec reproche la cime d’un peuplier.

Évariste plaida sa cause :
- C’est pas facile de réclamer l’argent quand les gens s’inscrivent par téléphone.
- Nous ne sommes pas encore rodés, dit Imogène sur un ton conciliant.
- Rodés ou pas, c’est une question de bon sens, renchérit Constance, ravivant la zizanie.

Calamity s’interposa :

- On fera mieux la prochaine fois en se munissant de carnets à souche !

- Il n’y aura peut-être pas de prochaine fois... du moins en ce qui me concerne !

Tous les regards s’orientèrent en direction de Constance, qui extrayait son bottillon d’une taupinière avec un air dégoûté et exaspéré.

- Personne n’est indispensable, fit remarquer le trésorier, un brin piqué.

- On est déjà au bord du clash, ça promet ! commenta joyeusement Basile, en se frottant les mains énergiquement.

Qu’il y ait foule ou qu’il n’y ait pas un chat, que Constance démissionne ou non, Polycarpe campait sur sa position de sympathisant impartial, refusant de se sentir concerné. Il s’estimait déjà assez poire de fournir le coup de main promis.

Le tracteur de la commune arriva enfin vers dix heures, remorquant un plateau chargé de poteaux, de bâches, de tréteaux et de chaises empilées. Il stoppa dans le chemin empierré qui descendait vers la Gourmette. Berouette, en ciré jaune, d’une humeur massacrante, descendit de la cabine.

- Putain, on en a chié pour charger, avec le collègue de Soutrain. Maintenant démerdez-vous, appelez-moi quand vous aurez terminé, je viendrai reprendre le bouzin.

Basile, que l’exaspération des uns et des autres rendait hilare, bondit sur le plateau et distribua le matériel. Les poteaux de soutien et les barres de traverse furent emboîtés. Ils arrimèrent l’ensemble, le recouvrirent de la bâche qu’ils fixèrent par des crochets passés dans les œillets ; ils installèrent de longues tablées en posant les plateaux sur les tréteaux, alignèrent les chaises. En un temps record, le chapiteau fut mis en place. Basile proposa ensuite à toute l’équipe d’aller se requinquer devant un thé ou un chocolat. Il s’approcha de Polycarpe :

- J’ai confié le café à Flora Bouton, je vais vous la présenter. Une mamie charmante qui a été danseuse de revues olé-olé dans sa prime jeunesse. Ma mère et Flora m’ont élevé. Elles ont été concubines, précurseurs en matière de Pacs !

 Polycarpe avait déjà rectifié pas mal de ses idées préconçues depuis son arrivée à Rochebourg  mais il en resta bouche bée. Basile lui bourra les côtes amicalement.

- Hé, c’est la vie !

Polycarpe récupéra son Solex qu’il mit au point mort pour le pousser en avançant aux côtés de l’instituteur, le long du sentier qui remontait vers le village, jusqu’au café.

- Mon père a été un amant d’un soir, dit Basile. Je l’imagine beau, fort et intelligent - Il prit une pose avantageuse - Je crois que je lui ressemble ! 

Alors qu’ils s’ébrouaient,  tapant leurs bottes sur le seuil, se défaisant de leurs imperméables avec des exclamations de galériens exténués, une extravagante personne, que Polycarpe supposa être l’ex-gogo girl, Flora Bouton, continuait imperturbablement de tricoter, une pelote sous le bras, assise sur un des hauts tabourets du bar. Une nébuleuse de cheveux gris s’échappait d’une insolite cloche gondolée qui devait dater de la dernière guerre.  Elle observait toute l’équipe par-dessus ses demi-lunes dont le cordon pendait devant ses joues. Un double menton et une bouche épaisse, le nez fin et l’œil narquois, lui donnaient l’air à la fois serein et perspicace ; les mains qui manœuvraient la laine et les aiguilles avec vélocité, finement striées de plis, évoquaient la patine des bois anciens.

- J’ai fait deux perroquets et un ballon, annonça-t-elle, en tirant un mètre de laine du milieu de la pelote.

- Flora, je te présente Polycarpe, annonça Basile, en attrapant un torchon pour essuyer les verres embués de ses lunettes, les regardant tour à tour, d’un œil myope et réjoui.

Elle déposa son tricot sur le bar et glissa de son perchoir. Elle portait une sorte de tunique couleur de ficelle, sur une longue jupe en tissu d’ameublement qu’elle avait sûrement confectionnée elle-même et elle était chaussée de tennis. Ses formes épaissies contredisaient la finesse de ses poignets et de ses chevilles, vestiges de son enjôlant passé. Elle saisit Polycarpe aux épaules, renversant la tête pour le regarder sous le bord de son chapeau cloche :

- J’ai voulu vous rencontrer, je suis allée au logis hier, mais vous n’étiez pas là, dit-elle, en lui plaquant une fraternelle bise sur chaque joue.

- Vous vouliez me rencontrer !

- Je voulais vous consulter pour Godichon : il a les oreilles molles.

- C’est un signe de carence affective, affirma Polycarpe à tout hasard. Est-ce un âne ?

- Merveilleux : vous avez deviné.

Il eut le triomphe modeste et l’air moqueur.

- Habitez-vous à Rochebourg ?

- Oui, mais je vais, je viens, s’exclama-t-elle, balayant l’espace de grands gestes. Je suis venue pour régler cette histoire d’assainissement, vous comprenez, je dois faire creuser une tranchée... Je ne vais pas piocher moi-même !

- Ne cherchez plus, dit aimablement l’ancien vétérinaire, pendant que vous batifolez sous d’autres latitudes, votre Godichon déprime...

- Je ne batifole pas, monsieur ! Je fais partie d’une chorale qui se produit dans les festivals...

- C’est évident, Flora, dit Calamity. Tout seul dans son grand pré, Godichon se languit.

Ils étaient maintenant assis autour de la table centrale et ceux qui n’étaient pas face au bar, se tournaient pour suivre la préparation des boissons chaudes que Basile tirait du percolateur et que Flora disposait sur un plateau.

- Vous devriez me le confier au Ranch, il se ferait des copains !

- La pension est au-dessus de mes moyens, vous le savez bien, Calamity !

- Ça peut s’arranger, si vous m’autorisez à lui atteler une carriole ou à le bâter pour promener des enfants...

- Par exemple, demain, nous pourrions proposer une petite promenade en âne, dit Imogène. Le problème : qui va tenir les rênes... Polycarpe ?

- Ah, non. Imogène, vous me harcelez ! Trouvez quelqu’un d’autre...

Imogène rosit d’embarras.

- Excusez-nous, Polycarpe.

Basile leva les mains pour se défausser :

- Impossible, je serai au barbecue.

Évariste fit de même :

- Moi, à la buvette et à la friteuse.

- Calamity et moi, nous faisons le service, nous nettoyons les tables et la vaisselle...  précisa Imogène. Et Constance... Mais : où est Constance ? C’est elle qui devait faire l’accueil, le tirage de la tombola et la remise des prix !

- Elle s’est tirée pendant qu’on installait les tables, dit Basile, en posant le plateau et en distribuant les tasses fumantes. Croyez-vous qu’elle viendra demain ? Moi, je suis sûr que non.

Il prit place près de Calamity et lui entoura nonchalamment la taille. Elle rassembla son épaisse chevelure dorée sur le côté et se blottit contre son épaule.

Évariste, encore ronchon, déclara :

- Tant mieux. Pour casser une ambiance, elle détient le pompon !

- Qui prendra sa place, alors ?

Flora s’approcha d’Imogène dans le bruissement de sa jupe et posa la main sur son avant-bras, l’air résolu et concentré :

- Mon petit voisin pourrait guider Godichon demain, pour promener les enfants pendant que je tiendrai le café. Pensez-vous que 2 euros la promenade d’un quart d’heure... ?

- C’est correct, affirma le trésorier. Je ne vous l’ai pas dit, Polycarpe, votre ami Gilles Alix s’est inscrit avec quelqu’un !

- Sa femme, Véro ?

Pendant un instant, Polycarpe espéra que l’histoire triste se terminait par une happy end.

- Un homme, un certain Sarrasin... Vous le connaissez ?

Polycarpe hocha affirmativement la tête lorsque Calamity lança à la cantonade :

- Savez-vous qui est venue plusieurs fois au Ranch cette semaine ?

- Je parie que c’est Iseult de Touche !

- Exact. Je l’ai trouvée très secouée par sa dernière hospitalisation. Et vraiment très bizarre : hier, elle a monté Mirador et l’a ramené dans un état épouvantable, en sueur, la bouche pleine d’écume... complètement affolé. Elle a dû l’éperonner et le cravacher... Ça ne lui ressemble pas.

- Elle m’a rendu visite, au logis. Nous avons ensuite déjeuné au « Bux’s Trucks ».

- Fichtre, pouffa Basile, vous ne lésinez pas !

- C’est elle qui a choisi !

- Cette fille renie ses origines !

- Offrez-vous le restaurant à toutes les personnes qui vous rendent visite, ça m’intéresse ! galéja Flora, en pianotant la table.

- Si le jeu en vaut la chandelle... Non, je plaisante : je voulais qu’elle me raconte ses hallucinations.

Les convives, vivement intéressés, articulèrent en chœur un :

- Et... Alors ?

Une voix joyeuse, depuis le seuil du café, chantonna :

- « Zorro est arrivé » !

 

Marie Bulu se décapuchonnait et déboutonnait un grand imperméable.

- J’ai une bonne nouvelle, dit-elle, le temps se lève, il y a même un petit carré de ciel bleu au-dessus de nous.

Ils se rapprochèrent les uns des autres pour faire une place à Mama et Basile alla remplir une tasse de chocolat en plaisantant :

- Vous savez vous pointer quand le travail est fini.

- C’est vrai. Désolée. Mais à compter de cette minute, je suis à votre disposition : Muguette est suffisamment en forme pour s’occuper des petits. D’ailleurs, Jaco est inscrit au concours...

Évariste soumit une idée :

- Vous pourriez remplacer Constance.

- Si vous voulez. Pas de problème. Est-elle malade ?

- C’est un peu ça...

- Malade du ciboulot ! grogna Évariste.

- Indiquez-moi seulement ce que j’aurais à faire. Que disiez-vous quand je vous ai interrompus ?

Flora regarda Mama au-dessus de ses lorgnons, avec une gravité d’Inquisiteur :

- Nous parlions des hallucinations d’Iseult de Touche, n’est-ce pas Polycarpe ?

Polycarpe trouvait gênant d’être sur la sellette, de divulguer des confidences et de nourrir une rumeur. Il était cependant curieux de recueillir quelques réactions. Il prit une pose détachée, une jambe par-dessus l’autre, en cramponnant sa botte.

- Elle a des visions d’une ancêtre assassinée au château...

Imogène l’interrompit :

- La fameuse Bramabante ! Je pensais que Pierre racontait cela pour épicer la visite de la « chambre rouge ».

- Probablement. Mais Iseult est formelle : elle la « voit » avec un poignard entre les omoplates. Elle a aussi l’impression d’avoir « vu » quelqu’un au logis qui étouffait Cornu avec un coussin.

- Non. Pas possible ! Qui ?

- Hum ! Je me méfie de ce genre de dénonciation, cette fille me paraît un peu dérangée.

 - Vous ne voulez pas nous donner un petit indice, la première lettre de son nom, par exemple ? implora Imogène.

- Non.

- Je vous approuve, dit Flora.

- Moi aussi.

- Vous avez raison.

- Elle est vraiment à l’ouest, cette nana ! décréta Basile, qui rapportait de ses écoles le jargon de la jeunesse.

Il posa un mazagran fumant devant Mama et reprit sa place contre Calamity avant de poursuivre :

- Non seulement personne, excepté Ulysse, ne pénétrait chez Cornu mais le jour où il est mort, il était tout seul. La moitié du village a vu Ulysse partir dans sa camionnette en début d’après-midi.

« Tout seul, sauf Petit Lu, le fantôme d’Iseult de Touche sous son plaid et Ulysse, peut-être » pensa Polycarpe, en épiant furtivement Évariste. Celui-ci avait l’attitude d’un passager en salle d’attente, qui regarde ses congénères d’un œil morne, les bras croisés, peu concerné par les histoires d’hallucinations. Il ne soupçonnait même pas que son fils ait pu avoir à faire avec Cornu pour un cambriolage et soit rentré à l’intérieur du logis. Il ne se préoccupait pas beaucoup de Petit Lu. Sans doute ne s’était-il même pas aperçu de l’absence de la moto.

Cette pensée l’assombrit subitement : il n’avait pas encore remis l’argent dérobé par Petit Lu à Chimène. Il avait repoussé cette corvée jusqu'à maintenant par pleutrerie mais il n’y couperait pas : il prit la résolution de s’en débarrasser dès aujourd’hui.

- Comment ça : « la moitié du village a vu partir Ulysse » ? demanda Mama. Moi, je n’ai rien remarqué !

- Tu n’étais pas dans la bonne moitié, moi non plus d’ailleurs, dit Calamity.

- Moi si, puisque je l’ai dépanné, dit Basile. Son combi n’avait plus de jus et je l’ai démarré avec ma bagnole en branchant des fils de batterie. Il partait chez des cousins à lui pour les vacances de la Toussaint.  Tu viens Calamity ?

Il informa les autres :

- On va à Cash  faire les courses pour demain, si vous pensez à quelque chose qui n’est pas sur la liste, c’est le moment.

Imogène ouvrit le chéquier de  l’alipa et signa un chèque à l’ordre de Cash.

- Nous vous ferons une délégation de signature pour l’avenir, tenez !

- Je m’en vais aussi, j’ai deux ou trois bricoles à faire, dit Polycarpe, en enfilant les manches de sa gabardine.

Imogène se leva :

- Je vous accompagne !

 

- Dites-moi, Polycarpe, puisque nous sommes entre nous...

Les ruses cousues de fil blanc d’Imogène - qui désirait ardemment savoir ce qu’Iseult lui avait confié au « Bux’s Trucks » - laissaient Polycarpe de marbre. Lui-même refusait de prêter foi aux allégations d’une psychopathe. Cependant, il combla en partie la curiosité de son amie en lui apprenant qu’Iseult vivait en concubinage avec l’un de ses psychiatres. Ce n’était pas trahir la jeune fille qui s’était flattée d’accompagner le spécialiste dans les dîners en ville.

Il eut une petite toux dubitative.

- Zückervit la croit guérie. Je le crois bien optimiste.

- Ou amoureux... Mais c’est elle qui se dit guérie... on n’a pas la version du fiancé. Comment avez-vous dit qu’il s’appelait... « Bite sucrée », c’est la traduction, n’est-ce pas ?

Polycarpe la foudroya du regard, à la fois indigné et résigné. Cette femme était incontrôlable. Au moment de la quitter devant sa boutique, une idée soudaine lui traversa l’esprit :

- Si vous aviez une heure à perdre, Imogène, je requerrais volontiers votre soutien dans une rude épreuve.

Elle lui fit face et pencha la tête avec un petit sourire méfiant, pour sonder sa sincérité. Polycarpe tripota le levier d’embrayage de son Solex et avoua, penaud :

- Je suis contraint et forcé de rencontrer Chimène...

Imogène éclata de rire.

- Je ne sais pas ce qui vous contraint, mais comptez sur moi ! Quand y allez-vous ?

- Après le déjeuner...

Elle déverrouilla sa porte qu’elle cala pour la maintenir grande ouverte maintenant que le soleil était revenu et elle s’apprêtait à retirer la petite pancarte : « En cas d’absence, s’adresser au café » quand elle se ravisa.

- C’est d’accord. Et  je laisse ce carton jusqu'à mon retour...

- Merci, Imogène, vous me sauvez la vie !

- J’ai une proposition à vous faire : mangeons un morceau ensemble avant d’aller chez Chimène. J’ai un reste de gratin d’aubergines, du jambon...

 - Je reconduis ma machine au hangar, je me déleste de ma gabardine et je rapporte une barquette de framboises menacées de moisissures dans mon frigo.

 

De chez lui, Polycarpe passa un coup de fil à Berouette, Chimène n’étant pas dans l’annuaire, pour annoncer sa visite.

- C’est à quel sujet ? s’enquit le cantonnier.

- J’ai récupéré l’argent volé. Soyons clairs, Berouette. Je pose comme condition de ne pas dévoiler l’identité de la personne, auteur du larcin. Elle se repent sincèrement et me charge de remettre l’argent à votre mère. Nous en resterons là, c’est d’accord ?

- On a pas le choix, si je comprends bien ?

Il avait le ton nasal et rancunier des insatisfaits.

- Pas vraiment.

 

Il chercha ensuite le numéro de la famille Côme, à Soutrain. Il n’avait nullement l’intention de rapporter directement à Ulysse les accusations d’Iseult, il était seulement curieux d’observer ses réactions concernant la jeune fille.

La personne qui décrocha avait la voix molle et distraite. C’était la mère de son pilleur de plans. Elle posa l’écouteur le temps de chercher son fils : des bruits de télévision et de batterie de casseroles lui parvinrent. En saisissant le combiné, Ulysse mastiquait encore.

- Ah, monsieur Houle ! Salut-ça va ?

Le jeune homme paraissait sans aucune arrière-pensée et ce tic de langage, dans de telles circonstances, parut plutôt sympathique.

- J’ai rencontré une de vos amies, vous savez. Elle vous cherchait. Elle ne savait pas que vous aviez vendu le logis. Je lui ai promis de vous contacter.

- Iseult, sans doute ? Je sais qu’elle me cherche. Comment la trouvez-vous ?

- Mon Dieu... Comme ci comme ça, c’est difficile de juger.

- Cette fille est folle et c’est incurable ! Je ne tiens pas renouer avec elle, je n’ai pas une vocation de saint-bernard.

- Elle désirait pourtant vous annoncer qu’elle est guérie.  Et ses fiançailles.

- Pas possible ! Ce type doit être ou rudement costaud ou suicidaire !

- Il s’agit de son psy, le Dr Zückervit...

- Parfait. Elle va enfin me lâcher la grappe ! Et vous, monsieur Houle, ça boume ?

Polycarpe sourit en lui assurant qu’en effet, ça boumait.

 
A suivre…
 
 
 
 

21:49 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

14 mars 2006

Les aventures de Polycarpe - 13ème épisode

 

LE VIEUX LOGIS

CHAPITRE XIII 

où Polycarpe rencontre une vicomtesse mytho,
et découvre qu'il n'est pas le seul à avoir eu des visions
dans "la chambre rouge"

Polycarpe en avait enfin terminé avec le torchis et il attaquait le ravalement de la cheminée. Acharné à poncer la pierre depuis le tout début de la matinée, il était entièrement recouvert d’une fine pellicule de poussière. Il avait monté le son de la radio pour ne rien perdre d’une émission prometteuse sur le darwinisme. Malheureusement, c’était un exercice lamentable de vulgarisation et il était franchement déçu : les syllogismes sous-entendus par les intervenants l’exaspéraient : l’espèce humaine avait évolué depuis  le primate originel, donc : le contemporain était « supérieur » à ses ancêtres. Il  n’en ponçait la pierre qu’avec plus d’énergie, et sursauta quand une visiteuse, forçant sa voix, l’interpella pour la troisième fois :

- Monsieur, s’il vous plaît ?  Excusez-moi... Je suis Iseult de Touche.

Elle avait distraitement garé son cabriolet bleu glacier en travers de la place et frappait aux carreaux de la cuisine.

Son visage pâle évoquait le museau d’une petite souris ; son long cou semblait contenir un flexible d’aspirateur tant étaient visibles les anneaux du larynx ; elle avait de grands yeux fiévreux et des cheveux trop courts. Avant de serrer la main décharnée de la jeune fille, il avait procédé à quelques ablutions et lui avait proposé son meilleur fauteuil : celui d’un aïeul ébéniste, situé sur un des rameaux culminants de son arbre généalogique, qui avait conçu ce siège extravagant dont l’immense dossier se déployait en plume de paon.

 Il alla couper le son de la radio et rapprocha une chaise qu’il enfourcha à califourchon, encore sous l’emprise de l’indignation.

- Voyez-vous, mademoiselle, j’ai du mal à gober que je serai un jour un grand singe débile pour mes descendants !

Elle croisa jambes et bras, fronça son minois, subitement rétrécie dans ce grand siège, évoquant une Alice cacochyme aux pays des merveilles.

- Il ne s’agit pas de cela : l’être se transforme pour s’adapter. Logique, non ?

- Ta-ta-ta. Ce n’est pas l’être qui se transforme mais la société. Est-ce que Socrate vous semble plus idiot que notre président de la République ? Les technologies modifient le milieu et nos habitudes, mais l’homme ressent, pense et souffre toujours de la même façon.

- Autrement dit, pour vous, l’homme aurait surgi du chaos, achevé, comme Moïse dans son couffin ?

- Bonne remarque ! C’est un problème insoluble, j’en conviens. Mais le doute doit être assumé. Je suis et demeure un pyrrhonien convaincu !

Une moue ironique chiffonna le visage d’Iseult qui regarda Polycarpe en coin :

- J’imagine déjà la plaque qu’on apposera sur votre logis : « Ici vécut un éminent sceptique, qui eut le doute pour seule certitude »...

- Cela me conviendrait.

Soudain rasséréné, Polycarpe retourna sa chaise et se rassit, s’adossant, cette fois, avec décontraction, allongeant et croisant ses courtes jambes.

- Pardonnez-moi, je suis parfois soupe au lait.

Iseult de Touche étira un petit sourire d’absolution et plissa les yeux avec un air supérieur.

« Cette créature étrange me prend pour un grand singe débile, ma parole ! »

Il éloigna magnanimement cette pensée.

- Eh bien, mademoiselle, que puis-je pour vous ?

- Sauriez-vous où se trouve Ulysse Côme, le jeune homme qui demeurait dans ce logis ? J’étais en cure ces derniers temps. J’ignorais qu’il avait déménagé.

- Je me suis laissé dire que vous étiez, disons, bons amis...

- On se connaît depuis l’enfance et nous avons eu des relations en dents de scie. Avec mon problème, j’ai fait de nombreuses cures de repos, qui ont beaucoup perturbé mes relations sociales.

- Au point que vous ignoriez le déménagement d’Ulysse. Êtiez-vous en cure depuis si longtemps ?

- J’ai fait plusieurs séjours entre lesquels, sous l’emprise des médicaments, il m’était déconseillé de conduire.

En fixant Polycarpe d’un regard convainquant, elle précisa :

- Maintenant, je suis parfaitement bien. Justement, j’aurais aimé lui annoncer ma guérison.

- J’imagine que vous tenez beaucoup à ce jeune homme.

- Je « tenais » à lui. Aujourd’hui, j’ai tourné la page. Je suis fiancée.

- Félicitations.

Elle abaissa les paupières.

- Justement, ça aussi, j’aurais voulu le lui dire, de vive voix. À l’époque où « je tenais à lui », comme vous dites, la terre entière s’est liguée pour nous séparer. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit. Ce que je ne comprends pas, voyez-vous, c’est l’acharnement qu’ils ont à me considérer irresponsable sous prétexte qu’il m’arrive de voir le corps astral de certains défunts.  Ce n’est pas ma faute, je suis convaincue qu’ils m’ont détraquée avec leurs électrochocs.

L’incident de la chambre rouge fit craindre à Polycarpe ce traitement moyenâgeux pour lui-même, il releva un sourcil  :

- Avez-vous un exemple de ces visions ?

- Précisément, un truc bizarre... qui s’était produit ici même, dans votre  maison...

« Le fantôme de Petit Lu, à tous les coups ! » pensa Polycarpe.

Il jeta un œil sur sa montre qui indiquait bientôt midi. Il la fit tourner autour de son poignet et la tritura, en observant son vis à vis. Il désirait entendre la version détaillée de la jeune fille.

- Nous pourrions bavarder en déjeunant...

Elle se concentra sur cette proposition, alternant les enroulements de ses jambes et de ses bras, irrésolue. Il prit son indécision à revers :

- Vous connaissez peut-être une table convenable dans le secteur ?

- Il y a un resto sur la route de Bux, pas cher, sans chichis.

- Parfait. Donnez-moi cinq minutes pour me changer.

Avant de quitter la pièce, il se retourna :

- Au fait, pour répondre à votre première question : J’ai rencontré Ulysse, il est venu ici même... Peut-être est-il encore dans les environs.

 

Le «  resto sans chichis »  était un routier, le Bux’s Trucks, où ils partagèrent une longue table avec trois camionneurs. La salle vitrée, décorée d’une abondance de plantes en plastique poussiéreuses, donnait sur l’esplanade de stationnement remplie de semi-remorques. Polycarpe avait rapporté à Iseult ses conversations avec Ulysse et lui avait confié ses premières impressions de rochebourgeois.

- Dans la vie, vous savez, dit-elle, tout à trac d’une façon énigmatique et quelque peu fébrile, il vaut mieux surfer sur la vague plutôt que de touiller la vase !

Elle éclata d’un petit rire sec, nerveux, déchiquetant la serviette en papier de ses doigts maigrelets. Iseult filait mieux la métaphore qu’elle ne maniait la fourchette, ne prêtant qu’une attention modérée au céleri rémoulade qu’elle laissait ramollir sur son nid de laitue.

- J’ai eu mon frère au fil, dit-elle. Pierre m’a raconté ce qui vous est arrivé dans la « chambre rouge ». En somme, maintenant, il y a deux fous en liberté !

Polycarpe lui décocha un regard sévère sous de broussailleux sourcils.

- Je récuse ces conclusions hâtives.

- Figurez-vous que moi, à cause de ça et de quelques autres broutilles, je me suis tapée sept ans d’analyse et  des séances d’hypnose... en plus des électrochocs !

- Fichtre !

- Diagnostic : la vision de Bramabante est le résultat d’un traumatisme subi dans l’enfance, j’aurais mal digéré un prétendu complexe d’Œdipe, fait un amalgame compulsif entre mon père, qui m’abreuvait de ces histoires, et le croisé meurtrier. Et je passe sur le refoulement d’un fantasme d’inceste avec ce pauvre Pierre... Bref... Eh bien, grâce à vous, je sais que tout cela n’exprime que les délires de mes thérapeutes. Je me sens nettement mieux maintenant : le fait d’être deux à « visionner » Bramabante prouve que je n’ai rien imaginé !

- Ou que le diagnostic n’est pas établi, nuança Polycarpe. Comparons nos hallucinations, voulez-vous ? Qu’avez-vous vu exactement ?

Iseult décrivit sa scène :

- Une femme est couchée sur le ventre ; elle baigne dans son sang : une large tache brune grande comme un tapis. Elle est vêtue d’un vieux brocart à ramages et porte une coiffe. 

D’une voix quasi hystérique, elle ajouta :

- Et je vois nettement le manche du poignard entre ses omoplates !

Un des camionneurs, interrompant net le bobinage de ses spaghettis, jeta sur elle un regard effaré. D’un clin d’œil discret, Polycarpe lui fit comprendre qu’il ne fallait pas s’émouvoir des excentricités de sa partenaire.

- À vous, maintenant. Qu’avez-vous vu ? demanda-t-elle.

Il hésita. Bien que pourvue d’une intelligence exceptionnelle, Iseult avait indéniablement un grain. Il jugea prudent de ne pas lui dire qu’il avait « vu » autre chose, à la façon d’un mirage : une forme humaine, menue, translucide et vêtue d’une façon plus moderne. Il n’avait pas « vu » de poignard. Il avait même l’impression, maintenant, d’avoir « vu »... Iseult elle-même !

- C’est difficile à dire... Je n’ai pas eu le temps de détailler la tenue vestimentaire. Il m’a semblé que...

Il toussa.

- …que la femme était allongée sur le dos, les mains jointes… et… en fait, je ne sais plus !

Il avala un grand verre d’eau de source.

- Normal, fit-elle avec assurance. Moi, je l’ai vue plusieurs fois, c’est plus précis.

L’expression rassérénée de la jeune femme ne le rassura pas, son problème à lui n’était pas résolu. Gix avait probablement raison : c’était le contrecoup des tristes événements survenus dans son existence, son cas n’avait rien à voir avec les dérangements psychotiques d’Iseult de Touche. Il envisagea de se doper au magnésium.

Une serveuse apporta la côte de porc aux pois cassés qu’il avait commandée et substitua à l’assiette de crudités, non entamée par la jeune fille, une côtelette d’agneau aux haricots verts, en entrechoquant la vaisselle.

- Quel est donc ce truc « bizarroïde » que vous avez vu au logis ?

- Le docteur Zückervit...

- ?

- C’est le psy qui m’a aidé à tourner la page et me considère guérie. Il m’a expliqué que j’avais fait un transfert de culpabilité, en reportant ma pulsion thanatos sur Ulysse pour blanchir  a posteriori mon inconscient quand on a appris le décès de Cornu.

- C’est à dire ?

- Aujourd’hui, je sais que j’ai imaginé cette scène : J’ai cru voir Ulysse en train d’étouffer le vieux Cornu avec un coussin.

Polycarpe arrêta de mastiquer et, à nouveau, fit un signe au camionneur qui était pris d’une quinte de toux après avoir avalé de travers : encore une révélation de ce genre et l’homme allait utiliser sa CB pour les faire coffrer.

- Vous étiez entrée dans la maison ? Tout le monde prétend que le vieillard ne voulait voir personne.

- Au début de l’emménagement d’Ulysse au logis, il m’arrivait de lui  rendre visite. Cornu était d’accord. Même quand Ulysse et moi, ça a plus ou moins foiré, je continuais à rendre visite au vieux bonhomme. Il n’était pas aussi désagréable qu’on le dit. À cause de sa mauvaise vue, il me demandait de lui faire la lecture de documents : il adorait les biographies. Il m’avait même fait un cadeau pour le service que je lui rendais : un Perfescope... que j’ai cédé à mon frère pour compléter sa collection. Et d’ailleurs, il ne l’utilisait jamais étant à moitié aveugle. La seule chose qu’il m’imposait était de ne pas ébruiter nos rencontres : il se méfiait de tout et de tout le monde et de ce côté-là, j’en conviens, il n’était pas net, légèrement parano sur les bords.

- Vous vous rendiez au logis en cachette ?

- Pas spécialement, mais je passais par derrière. Quand je suis venue cette fois-là, Ulysse n’était pas dans la maison et  Cornu était assoupi. J’ai décidé d’attendre qu’il se réveille en feuilletant une petite brochure sur les chauve-souris, quand j’ai entendu un léger grincement du parquet. J’ai été surprise. Pas trop rassurée, je me suis glissée dans l’ombre d’une encoignure.

- C’était Petit Lu !

- Non, c’était Ulysse. Enfin, c’est ce que j’ai cru. Il m’a semblé assister à une scène réelle : il a appuyé le coussin contre le visage de Cornu qui s’est assez peu débattu puis, il est reparti très vite. J’ai voulu voir si Cornu était encore en vie, en vérifiant son pouls,  mais j’ai entendu à nouveau des bruits. Paniquée, j’ai attrapé le plaid que Cornu avait sur  les genoux ; je me suis fourrée dessous et, comme des pas se rapprochaient, je me suis enfui dans le couloir. Figurez-vous que j’étais tellement persuadée d’avoir vu Ulysse étouffer Cornu que j’ai eu peur qu’il revienne pour me faire la même chose dans un accès de folie meurtrière. Vous comprenez ? Je croyais qu’il m’avait aperçue. Et puis, j’ai entendu une voix m’interpeller : « Hé ! toi ? Tu fais Halloween ? ». Je suis sûre que ce n’était pas la voix d’Ulysse, ni son pas quand il a déambulé dans la pièce, comme s’il partait et puis revenait... La couverture était trop épaisse pour que je distingue quoi que ce soit.

- Zückervit a eu raison, Iseult. Vous avez fantasmé. Sinon, à si peu de temps d’intervalle, les deux visiteurs n’auraient pu manquer de se rencontrer !

« À moins que l’un des deux ait emprunté le souterrain ! »  Polycarpe garda pour lui cette pensée qui aurait encore compliqué les choses.

- C’est certain. J’ai pris la poudre d’escampette, dès le départ du gars quand j’ai entendu claquer le porte en bas.

Polycarpe considéra l’assiette d’Iseult. Elle avait écarté ses aliments du bout de sa fourchette et ingurgité la moitié d’un haricot vert.

- Vous devriez manger un peu, voulez-vous que je vous commande autre chose ?

- Je n’ai jamais faim. Zück arrive tout de même à me faire avaler des fromages blancs battus avec des fruits et me gave de vitamines. C’est un problème quand nous dînons en ville.

- Vous dînez en ville avec votre psy ?

Elle se redressa fièrement avec un sourire de gamine qui a raflé tous les premiers prix de la classe :

- C’est avec lui que je suis fiancée... Un homme charmant et riche qui prend soin de moi.

« Un substitut de papa, probablement » pensa Polycarpe. Il changea de sujet :

- J’ai aperçu votre cheval au centre équestre, c’est une magnifique monture.

- Je l’ai dressé moi-même, c’était un poulain que mon frère m’avait offert pour mes dix-huit ans.

- À quoi bon vous obstiner à vouloir rencontrer Ulysse... Puisque vous avez « tourné la page », comme vous dites. Contentez-vous de lui téléphoner !

- C’est que je lui dois des explications et des excuses : la scène que je vous ai racontée, je l’ai décrite dans une lettre que j’ai envoyée depuis Jonques.

- Vous l’accusiez de meurtre !

- Je ne l’accusais pas ! Je voulais qu’il me confirme simplement qu’il n’avait tué personne.

- Vous a-t-il répondu ?

- Même pas.

- Évidemment, il était dans une situation délicate : vous répondre y compris par la négative, c’était entériner l’hypothèse d’un assassinat, contre l’avis du docteur qui avait délivré le permis d’inhumer ! Et s’il vous avait reproché cette supposition, il aurait suggéré votre délire ! 

- J’aurais été verte de rage, j’avoue.

Polycarpe suggéra de lever le camp.

« Votre nouveau fiancé a du mérite, vous n’êtes pas une personne simple », s’abstint-il de dire.

à suivre...

19:04 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (4) |  Facebook | |  Imprimer | |

09 mars 2006

Un petit lapsus très suspect

Voilà, c'est de moi : un polar marrant dont l'action se déroule entre SAVONNIERES (I&L) et PARIS, tenu par l'éditeur soi-même, Antoine de Kerversau, pour "un des meilleurs de la série"... (pardonnez-moi, je ne fais pas dans la fausse modestie!) Je n'avais jamais eu l'idée de vous le signaler, ce qui s'appelle l'esprit d'escalier !
--> UN PETIT LAPSUS TRES SUSPECT, 2001, éditions La Baleine/Le Seuil, n°228, 5 € et des poussières, vendu dans les librairies (et sur Amazon et Alapage...)
Quatrième de couverture :
"Quand une biologiste et un patron de laboratoire pharmaceutique concoctent clandestinement un traitement rajeunissant à bases d'hormones et de morphine et mouillent un producteur de télé pour en assurer une promo discrète, ils comptent bien ramasser un pactole... même si quelques clientes ont le mauvais goût de trépasser! Mais lorsque l'animatrice de la télé en question découvre le pot aux roses, la machine s'enraye... Une semaine d'investigation jonchée de cadavres, menée tambour battant par une Chéryl en grande forme, qui fera des rencontres étonnantes, mettra la main sur un magot, échappera à d'horribles traquenards... Pendant que Lecouvreur, lancé à sa recherche, connaîtra la plus périlleuse de ses enquêtes, avant de la retrouver enfin au "Pied de Porc" dans un sirtaki endiablé..."

14:57 Écrit par Claudine dans Livre | Lien permanent | Commentaires (3) |  Facebook | |  Imprimer | |

07 mars 2006

Le style "sms"...

L'entrée d'une skyblogueuse sur le site "Touraineblogs" m'inspire quelques réflexions que je vous soumets...
J'ai lu sur un site interactif : "par respect pour les lecteurs, évitez le style sms"... ça pose en effet un problème de fond sur l'usage de la langue et la communication qui devient, ainsi, une sorte de code pour initiés et donc antidémocratique malgré les apparences "cool".
 On peut ne pas être d'accord avec ce mode d'échange sur la blogossphère (je ne parle pas du téléphone).  Même si on suppose que les usagers du sms savent très bien s'exprimer autrement dans leurs dissertations et qu' ils s'amusent, on n'est pas obligé d'entrer en connivence. 
Il arrive que la tolérance soit démagogique.
Cet usage du sms est un retour vers un "patois" non plus régional mais générationnel. Ce code nie les nuances de la forme écrite qui rendent compte des subtilités de la pensée et des émotions... il est vrai que les thèmes abordés et les photos des "sms-blogueurs" illustrent de façon ostentatoire cette absence de subtilités (que de photos de langues et de pieds !), mais alors : pourquoi ? J'aimerais bien qu'un smsblogueur nous argumente ses objectifs.
En tout cas, je sais pour l'avoir vécu comme formatrice auprès des apprentis  du CFA (pour la plupart en échec scolaire) que les carences du langage, le manque de mots et de nuances syntaxiques engendrent la violence et réveille un vieil instinct de domination primitive de derrière les fagots. Je m'insurge donc - il faut bien un jour prendre position - contre ce massacre à la tronçonneuse du français dès lors qu'il est revendiqué comme l'apanage d'une certaine jeunesse que, pour ma part, je trouve assez privilégiée, paradoxalement.

12:05 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (11) |  Facebook | |  Imprimer | |

05 mars 2006

Un nouveau site pour Polycarpe...

Après le sinistre qui avait entièrement détruit mon site perso, je l'ai enfin rebâti et, je crois en mieux : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la série des Polycarpe est clairement expliqué, doublé d'extraits... Certes, ce genre de site "express" n'autorise pas une grande liberté de déco... mais l'essentiel y est.
http://monsite.wanadoo.fr/claudinechollet

 

19:41 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

02 mars 2006

Les aventures de Polycarpe - 12ème épisode

Résumé des chapitres précédents : PH découvre que l'ancien propriétaire du logis avait falsifié son identité. Misérable et certainement dérangé, il explorait les souterrains de Rochebourg  avec l'espoir de dénicher un trésor. Un certain nombre d'observations laissent  supposer que l'ancien magistrat n'est pas mort naturellement. Parmi les meurtriers possibles : Iseult, une vicomtesse hystérique et mythomane, Ulysse Côme, jeune businessman arriviste, Petit Lu qui a cambriolé une tireuse de tarots... Alors que PH vient de découvrir qu'un souterrain aboutit au logis et juste remis d'une vision paranormale dans la "chambre rouge" du château, il met la main sur une vieille photo montrant le juge avec des amis peu avenants et décide de rencontrer une des femmes dans sa maison de ratraite...

 LE VIEUX LOGIS - CHAPITRE XII

L’imposant manoir, bâti à flan de coteau, dominait la vallée de l’impétueuse Baroude grossie des eaux de la Gourmette. Sa façade de briques ouvrait sur un parc léché : des allées de petits cailloux contournaient des bosquets, des massifs, des tertres de gazon tondu ras autour de cèdres séculaires. Ici ou là, des bancs proposaient d’éventuelles haltes aux résidents, pour l’heure tous réunis au foyer de l’établissement, devant la télévision.
La maritorne à forte poitrine, au visage taillé à coups de serpe, qui se tenait à l’accueil, répondait au prénom inattendu de Félicité, inscrit sur une étiquette épinglée à sa blouse. Accompagnant Polycarpe jusqu’au foyer, elle mima un « chut » en plaçant son index devant sa bouche et  murmura :
- Si ça ne vous fait rien, asseyez-vous et patientez jusqu'à la fin de l’épisode...
Polycarpe reconnut sur l’écran le célèbrissime Inspecteur Derrick qui fixait, placide, la petite assemblée des vétérans. Il suggérait à un acolyte, situé hors du champ, de faire une visite surprise à cette crapule de Hans Forbach. Un plan fixe, s’éternisant sur le loquet d’une porte que l’inspecteur finissait par ouvrir puis refermer avec lenteur,  précédait un autre long plan sur une voiture stationnée dans une rue déserte. L’inspecteur ouvrait la portière sans hâte, avant de s’asseoir, rigide, derrière le volant. Puis, dans un enchaîné ébouriffant, il bouclait précautionneusement sa ceinture de sécurité, mettait le contact et le clignotant, déboîtait tranquillement, tandis que la caméra s’attardait sur son regard impavide dans le rétroviseur.
- À ce rythme, l’épisode va durer trois heures, ironisa Polycarpe.
Félicité eut un sourire de condescendance pour ce visiteur fringant, à l’impatience quasi juvénile.
- Il ne faut pas bousculer leurs petites habitudes... d’ailleurs, c’est bientôt la fin.
Les vieilles dames, dont la plupart arboraient des frisettes aux reflets mauves, occupaient des fauteuils, roulants ou fixes, disposés en arc de cercle devant le poste et semblaient captivées par la série teutonne. 
- Vous avez de la chance : la coiffeuse est venue ce matin.
Polycarpe se composa un air veinard.
-  Laquelle est-ce, Lucette Bourreau ?
- Celle qui porte un cardigan gris, avec des lunettes...
Toutes les mémés portaient un cardigan gris et des lunettes et Polycarpe fixa sur Félicité un œil perplexe.
« Cette femme est une humoriste qui s’ignore.»
Ceux des vieux messieurs qui ne cramponnaient pas leurs cannes sous l’emprise pathétique de la maladie de Parkinson, jouaient au Pissou, indifférents aux rebondissements du téléfilm.
Éprouvant les premiers symptômes d’une neurasthénie galopante, Polycarpe refusa de prendre place dans ce salon et s’installa à l’accueil, échangeant avec la gardienne des lieux un sourire benêt quand elle levait les yeux au-dessus d’un écran d’ordinateur. Dès le générique de fin, Félicité bondit :
- Je vais vous la rouler...
Il eut un léger papillonnement des paupières.
-  Elle ne peut pas marcher... On vous rejoint au parloir : deuxième porte à gauche au bout du couloir.
Lucette Bourreau indiqua, par des gestes d’humeur mal contrôlés, qu’elle voulait prendre place le dos à la fenêtre et montra à Polycarpe le siège face à elle, en pleine clarté.
- « C’est pour mieux te voir, mon enfant »,  grinça Félicité, d’un ton sarcastique, avant de s’éclipser.
La vieille dame prit un air terriblement méchant, en avançant le buste et son menton hérissé de poils follets, puis éructa d’une voix virile :
- C’est quoi, cette histoire de Léon ! Il est mort l’année dernière ! Vous êtes qui, vous ?
Polycarpe toussota et appuya ses coudes sur ses genoux ; il inspecta d’abord ses mains puis affronta la cataracte de l’ancêtre.
- Je comprends votre suspicion. Je sais bien qu’il est décédé. J’habite sa maison. Plus précisément, j’ai acheté la maison à son héritier et j’ai découvert, après coup, l’existence de Léon Corbeau. J’ai envie de savoir qui était l’homme qui habitait le logis avant moi... Pure curiosité... Mon nom est Polycarpe Houle.
- Hum ! Comment m’avez-vous dénichée, monsieur Poule ?
- Pas Poule : Houle. J’ai trouvé une photographie de groupe qui comportait votre nom parmi d’autres ainsi que celui de Corbeau. J’ai cherché votre nom dans l’annuaire. Votre petite-nièce m’a répondu... Une jouvencelle au tempérament joyeux...
Elle changea d’attitude, l’air méchant se résorba à la pensée de la petite-nièce.
- Cette gosse est mon portrait craché.
- Ah ! bon ?
La photographie de Lucette Bourreau jeune, trouvée au logis, n’augurait pas une ressemblance flatteuse.
- J’ai retrouvé quelques reliques dans mes archives personnelles, dit-elle. Tenez, prenez...
Elle étira de ses doigts arthritiques la poche de son gilet d’où Polycarpe extirpa une photo enveloppée d’une feuille de papier jaunie : c’était le portrait du même homme que sur le cliché trouvé sous les planches, au teint d’hépatique,  à la physionomie chafouine.
- Il y a eu un problème avec Corbeau, monsieur Paspoulehoule, dit-elle.
Lucette Bourreau comprima son goitre avec une dignité outragée.
- La feuille pliée, vous pouvez la lire. C’est ce torchon qu’il a adressé au procureur, quand il a été viré de la magistrature.

Vieille pourriture de chancre mou, tu as eu ma peau. Mais tu ne l’emporteras pas au paradis :  Je détiens quelques preuves croustillantes de certains ballets roses... Toi qui te drapes dans l’étendard du droit et de la morale, je te préviens solennellement que  tu peux chier dans ton froc, fils de pute.
 

Polycarpe replia la feuille du bout des doigts, avec dégoût.
- Comment vous êtes-vous procuré ce papier ?
- Sous le talon d’Achille.
- Pardon ?
La voix avait soudain pris une tonalité bourdonnante, Lucette Bourreau s’était affaissée sur le côté, les yeux dans le vague.
Il crut qu’elle lui faisait un petit caprice et tenta une diversion :
- Voulez-vous que je vous promène dans le parc quelques instants ?
- Il m’a répondu qu’il n’avait pas peur des chiens à la grande loge, puis vous prenez 4 œufs, leur poids de beurre et de farine...
Polycarpe agita plusieurs fois sa main devant le visage de la vieille dame qui continuait à marmonner une recette de quatre-quarts. Replaçant précipitamment la lettre et la photo dans la poche du gilet, il s’élança dans le couloir, héla Félicité qui, sans s’affoler, transborda ses masses flageolantes de l’accueil au parloir.
- Je parie que la chaîne a sauté ! dit-elle. Ça rouille du côté des moyeux.

 Abandonnant Félicité à ses calembredaines, il détala de son petit pas empressé vers la sortie, suivant respectueusement les circonvolutions de l’allée alors qu’il aurait pu gagner trois cents mètres en traversant les pelouses. Hors de l’établissement, il inhala une grande goulée d’air qu’il souffla, joufflu comme un angelot, soulagé d’avoir quitté l’hospice. Il se mit au volant de sa bétaillère et décida de prendre un autre itinéraire pour longer les bords verdoyants de la Baroude. Un nouveau pont aux rambardes bleu vif enjambait la rivière avant un rond-point fraîchement éclos d’où rayonnaient les routes de Chassac, de Bux, de Soutrain et les voies d’accès à quelques usines et grandes surfaces. Il ne reconnaissait plus le paysage raviné par les tractopelles ; il fit deux fois le tour du rond-point avant d’opter pour la direction de Bux, qui lui permettrait peut-être d’éviter le grand détour par Chassac et de bifurquer directement vers Rochebourg, quand il aperçut un groupuscule brandissant des pancartes. « Non à la Rocade Ouest ! Arrêtez le massacre ! » lut-il, en se rapprochant.
Il ralentit et stoppa quand un homme en short kaki, barbe de la veille, se détacha du rassemblement et se pencha à la portière en lui tendant un prospectus.
- Pour soutenir notre action, voulez-vous signer la pétition ?
- De quoi s’agit-il ?
- De protéger les derniers spécimens de scarabées coprophages dont l’espèce est menacée par la construction de la rocade de Bux.
Polycarpe connaissait ces superbes bousiers mordorés que les méthodes d’élevage et de cultures menaçaient plus que les routes. Il aurait aimer polémiquer, les titiller sur la sélection idéologique de leurs cibles,  argumenter sur l’épandage de boues d’épuration. Mais il se déroba, ne s’imaginant pas sortir de l’habitacle de sa bétaillère pour les haranguer, ni discuter en position assise de l’autre côté de sa vitre baissée. Il répondit seulement qu’il allait réfléchir et monsieur Pétition émit un rictus crispé en regroupant ses camarades devant son capot par mesure de rétorsion.
Et tandis qu’il roulait au pas dans le convoi en formation, le coude à la portière, il se demandait si dans son délire sénile Lucette Bourreau n’avait pas délivré quelques clés à méditer : « Les chiens de la grande loge »... Hasard ? Réminiscence ? Quels rapports y avaient-ils entre Bourreau et le doyen des juges ? Les allusions dans la lettre à « certains ballets roses » qui désignaient pudiquement les débauches pédophiles, épaississaient le mystère Cornu de ramifications peu ragoûtantes. Il en serait quitte pour revenir questionner Lucette Bourreau et affronter de nouveau l’infirmière badine.

Quand il arriva enfin à Rochebourg, il remarqua une insolite voiture de location garée sous le chêne de la place.  Un jeune type en descendit, vêtu d’un léger costume noir sur une chemise blanche dépourvue de col. Il se dirigeait vers le logis, d’une démarche décontractée, mains dans les poches, pieds nus dans ses mocassins. Les pans de sa veste voletaient. Ce look, dynamique et branché, était inattendu au village où l’on croisait plus de gars harassés, en salopettes terreuses, qu’en ensemble de chez Boss.
Polycarpe rentra sa bétaillère dans sa grange, pénétra dans sa cuisine par le jardin. Derrière les carreaux de la porte, le visiteur attendait en observant quelque détail de la façade. Sitôt la porte ouverte, le jeune homme lui tendit la main avec l’excessive cordialité d’un jeune frais émoulu d’une école de commerce.
- Monsieur Houle ? Je suis Ulysse Côme. Bonjour-Ça va ?
Polycarpe estima justifié d’utiliser la même formule je-m’en-foutiste :
- Bonjour-Ça va ?
- Ouais, super !
- Vous entrerez bien un moment ?
- OK !
Polycarpe s’effaça devant Ulysse.
- Comme vous le constatez, je suis en travaux.
- Géniale, cette cuisine dégagée. Et la cheminée ! Je m’en doutais : elle a une de ces gueules !
Ulysse virevoltait sur lui-même, accrochant du regard chaque parcelle de la pièce, chaque meuble, très à l’aise, tapotant les dossiers des fauteuils, vérifiant les espagnolettes, tâtant les montants des portes. Il sortit tout à coup de la poche arrière de son pantalon un mètre enrouleur et un mini calepin, mesura la cheminée, sa largeur, sa hauteur, la profondeur du foyer, monta sur l’escabeau pour prendre les dimensions du linteau, calcula la distance entre les ouvertures, nota des chiffres, traça des plans, dessina les crémones.
La bougeotte du personnage prenait Polycarpe au dépourvu, planté au milieu de la cuisine, en se frottant lentement les mains, dans l’expectative. Pour un garçon qui avait fait, soi-disant, les plans du logis, ce comportement l’intriguait.
- Vous comprenez, dit Ulysse, à cause des cloisons qui divisaient la pièce, je n’ai jamais eu les mesures précises.
- Ah !
Polycarpe tenta une conversation avec le vibrionnant jeune homme :
- J’ai l’impression que vos affaires marchent bien.
- Le filon est juteux, j’ai fait le bon choix.
Ulysse Côme continuait d’arpenter la pièce, excité comme une puce.
- À savoir ?
- Eh ! bien, les riches yankees adorent se faire construire des maisons historiques... Je me suis pointé avec les plans du logis là-bas...
- Vous êtes allé aux États-Unis ?
- Ouais ! C’est pour ça que vous avez signé sans moi... J’ai battu le fer pendant qu’il était chaud, aussitôt la promesse de vente... J’ai tapé dans la butte, je me suis pointé direct à Wall Street dans les bureaux de la plus importante compagnie de maîtres d’œuvre US. J’ai négocié 30% du prix des maisons reproduites, clés en main. J’ai un contrat en béton... C’est le cas de le dire !
Il s’accroupissait pour mesurer la hauteur du jour sous la porte disjointe de l’entrée.
- Les petits détails qui font vieux, c’est ça le truc...
- Vous voulez dire que vous reproduisez aussi l’usure et les défauts !
- Exact. C’est ce qu’ils veulent, là-bas. Du neuf qui fait ancien, mais de l’ancien usé . Du coup, je suis en cheville avec un ébéniste qui me fabrique des portes et des fenêtres sur mesure, de traviole et patinées, genre patinées avec du ciment frais pour accélérer le processus... quarante pour cent pour moi, soixante pour cent pour lui. On les expédie de France, un label qui épate.
- Pour ce logis, je comprends : il était devenu votre propriété, et je ne conteste pas la reproduction préalable à mon acquisition. D’ailleurs, je m’en fiche. Mais je suppose que vous négociez des plans de résidences qui ne vous appartiennent pas... Ça ne pose pas de problèmes avec le droit de propriété ?
- Fastoche à négocier... La plupart des propriétaires sont éreintés par les impôts, souvent accrochés à leurs baraques mais fauchés. Je deale avec eux un pourcentage sur mon propre pourcentage... C’est selon, je m’adapte à leur situation.
- Ah !
- Si je vous disais... Ils sont hyper flattés. Je pense d’ailleurs mettre en place un projet de jumelage entre les propriétaires des demeures authentiques et ceux des copies, depuis que j’ai vu…
Il insista :
-  …de mes yeux vu : un couple d’outre-Atlantique tomber dans les bras de petits nobliaux français qui lui avaient cédé leurs plans. Ils sont devenus copains comme cochon. C’est un truc qui peut marcher !
- Ah !
- Vous dites souvent : « Ah !» On dirait que ça vous surprend : vous n’êtes pas branché business, monsieur Houle.
- Pas vraiment. Avez-vous pris assez de mesures ? Puis-je vous offrir un verre ?
Polycarpe le vit s’asseoir avec soulagement, mais il rebondit plusieurs fois de son siège, comme éjecté, pour aller vérifier les bulles d’air prises dans les vieilles vitres, le dessin de la plaque de fonte et les ferrures rouillées d’une porte de placard mural.
- OK, dit-il en allongeant ses jambes sur la table basse. Je la reconnais, cette table était dans la grange, vous avez réussi votre coup en coupant les pieds... idée à creuser.
Polycarpe se tenait devant son frigo ouvert.
- Que voulez-vous : coca, bière,  schweeps ?
- Schweeps.
Polycarpe lui tendit une canette et un verre, se décapsula une bière et profitant de la pause boisson, l’attaqua bille en tête :
- J’ai découvert vos plantations de chanvre indien. Vous ne manquiez pas de culot de cultiver ça sous le toit de Cornu.
Il rit à gorge déployée.
- Cornu ? C’était mon premier client ! Je blague : pour lui, c’était gratis. C’est aussi pour ça qu’il m’avait à la bonne. D’accord, asthmatique comme il était, c’était pas vraiment conseillé ! N’empêche, il était salement accro. Mais, moi, je le comprenais, voyez-vous. Ce pauvre vieux en avait tellement bavé dans sa vie ! Il était seul, fauché, toujours à cran... Avec l’herbe, il était devenu plus zen...
- Vous connaissiez son passé ?
- Vaguement : il s’était fait lourder de la magistrature. Remarquez, je vous dis ça maintenant qu’il n’est plus là : j’avais la consigne de garder toutes ses confidences secrètes. Et ça : je l’ai toujours respecté. Il me faisait trop confiance pour que je balance.
- Et la raison de ce « lourdage »... ?- Si je vous la dis, vous allez gamberger salement sur les rapports qu’on avait lui et moi... alors qu’entre nous c’était nickel chrome. Bon... Après tout, vous pouvez comprendre.
Ulysse changea de position et se pencha en avant, au-dessus de son verre, l’air concentré.
- Cornu était gay... Enfin, dans le temps, parce qu’il y a longtemps qu’il était rangé des voitures. Mais pas homo avec un copain attitré, il draguait dans les quartiers chauds... il ramenait ses conquêtes chez lui pour des séances sado-maso pas piquées de vers. Jusqu’au jour où l’un de ses pseudo tortionnaires s’est trouvé mis en examen pour un sale truc et, profitant de sa position de doyen des juges, il a classé la plainte. Une fois, deux fois. Un procu l’a repéré, qui lui a suggéré de faire son petit ménage lui-même, en démissionnant, histoire de pas faire de vagues. Aujourd’hui, ça se saurait peut-être, mais dans le temps, la justice devait rester irréprochable... Personne ne l’a su. Il me disait toujours -  vu qu’il me racontait cette histoire en boucle - en parlant du procu : « Ce Bourreau m’a exécuté, il portait bien son nom. » Voilà toute l’histoire !
- Je vois.
Le torchon que Lucette Bourreau lui avait fait lire était adressé à son propre mari, lequel n’était pas gay mais organisait des « ballets roses » ! Un juge pédéraste, un procureur pédophile, bidouillant des exclusions en sourdine. Polycarpe était sous le choc.
- Au départ, je savais pas, se défendit Ulysse. Il s’est confié par la suite, peut-être sous l’effet de la fumette !
- Au départ, comme vous dites, qu’est-ce qui vous a amené chez lui ?
- Ma famille est originaire des environs. Je connais cette baraque, la vôtre maintenant, depuis toujours. J’étais inscrit en architecture et je glandais pas mal. Et puis, un jour, je tombe sur une émission de télé, style « Envoyé spécial ». On nous montre des amerloques qui se faisaient construire carrément des châteaux forts sur les modèles de chez nous... Ça a fait tilt ! Je me suis dit qu’il y avait un créneau avec les manoirs, plus modestes, pour des ricains moins riches. Et de fil en aiguille, je suis venu voir Cornu, je lui ai parlé de mon projet... Peut-être qu’un vieil instinct pédéraste de derrière les fagots a fait le reste... Toujours est-il qu’il m’a carrément proposé de m’héberger gratos. Vu qu’à l’époque, j’avais du mal à boucler mes fins de mois, j’ai fait une affaire. Il était réglo, j’étais peinard. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre.
Là-dessus, Ulysse bondit sur ses pieds.
- Content de vous avoir rencontré. Je file. J’ai ma famille à voir, ils m’attendent... Ah ! Au fait, en échange de l’hébergement, Cornu m’avait demandé d’explorer les souterrains et de l’aider à chercher ce que les ancêtres de Touche auraient planqué !
- Et alors ?
- Que dalle ! J’ai juste trouvé un petit coffret en bois qui contenait de vieilles paperasses écrites à la main… Il était dans une petite niche, pas vraiment caché, du côté de la sortie nord.
- C’est à dire ?
- Le souterrain remonte sur Soutrain et aboutit dans la sacristie de l’église. D’ailleurs, j’ai fait l’exploration avec Démosthène… Démosthène Angoulevent, le petit curé de Soutrain
- Qu’avez-vous fait de ces documents manuscrits ? Les avez-vous parcourus ?
- Vaguement ! Inintéressant ! J’ignore si Démosthène les a conservés !
Il passa la porte dans une dernière virevolte pour englober la salle du regard.
- Je reste quelques jours dans le secteur, on se reverra probablement ! lança-t-il en se dirigeant  vers sa voiture d’un pas élastique.

à suivre...

10:59 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

27 février 2006

Poursuite du débat (échevelé !) sur le narcissisme

Bon, on dirait que les vacances sont finies : il y a plusse de visites...
Avant de lancer le chapitre XII de Polycarpe, je voudrais essayer de répondre aux divers thèmes  que nous avons lancés à grands gestes moulinants, moi la première... et c'est nettement plus dur  d'argumenter que de poser des questions... alors j'assume :

Le qualificatif de "narcissique" a quelque chose de honteux et provoque toujours le rejet parce qu'il instrumentalise autrui comme miroir de soi-même, c'est le déni de la vie sociale. Car celle-ci  n'est harmonieuse que si l'être humain à un minimum d'empathie pour son prochain.
En effet, il y a une façon de parler de soi qui n'est pas narcissique et qui relève de la communication - acte social s'il en est. Dire qui on est, se présenter, dévoiler ses particularités, son histoire, c'est bien une manière de donner.
Le sourire et le don forment le premier ciment social, une manière de se soumettre au groupe, d'être prêt à accueillr l'autre.
Je constate qu'on est un peu aveuglé, en arrivant sur le blog, par les complaisances de certains envers eux-mêmes, comme l'a remarqué Fuligineuse, mais très vite, on les zappe pour des échanges plus fructueux.
Cristof dit que l'homme est condamné à se regarder... L'homme est enfermé dans ses gênes, son éducation, ses traumatismes, il est condamné à faire avec mais se regarder pour pour s'affirmer et trouver sa place dans la société, ce n'est pas chercher dans l'oeil d'autrui une image flatteuse de soi...
Donc, Rony, tu as raison : on peut parler de soi sans être narcissique. Parler de soi, c'est donc vouloir s'insérer dans le groupe en montrant qu'on a des préoccupations analogues, résorber nos différences. Etre soi-même, c'est être fait de ses ancêtres, de sa culture, de son époque, de  la société où on vit. Notre pensée est conditionnée par tout cela : mais conditionnée ne signifie pas déterminée... Je veux croire qu'on reste libre !

19:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer | |

23 février 2006

Sur le commentaire de Rony...

"Être soi-même et en parler, ce n'est pas être narcissique, c'est être humain" m'écrit Rony.
Bonne occasion de réfléchir un peu, Rony, c'est super… Allons-y. Je jette quelques idées sur l'écran qui seront j'espère reprises et commentées. Moi-même je développerai... Le débat est ouvert !
 
    Qu'est-ce que "être soi-même" ?
    Est-ce que "parler" c'est communiquer ?
    Est-ce que "parler de soi" revient toujours à exprimer l'humain en général ?
    Est-ce que "parler de soi" ne vise pas à "paraître" ?
    Narcisse s'aime ou se déteste dans l'indifférence qu'il porte aux autres… la question c'est : a-t-il quand même besoin des autres ou est-il en même temps un misanthrope ? S'il a néanmoins besoin des autres, tels des figurants, des anonymes, pour mettre sa personne en valeur, est-ce que le blog n'est pas, au fond, le lieu idéal où peuvent s'épanouir les narcisses ?
     A l'instar du divan du psy, le blog permet de s'exprimer sans être interrompu, de confier ses rêves, de confier ses émotions… Pourtant les blogueurs transmettent une pensée construite (articles, poésies, romans)… Ils ne dérivent que rarement dans l'imprécation, font preuve globalement de tolérance…
    Quels sont donc les raisons de cette retenue ? Autocensure ? Respect d'autrui ? Peur du ridicule ? Ou bien, simplement par goût des échanges sincères ? Nostalgie de vrais contacts humains ?
    A suivre…

12:15 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (5) |  Facebook | |  Imprimer | |

21 février 2006

Juste histoire de dire...

J'avoue : j'ai voulu bloguer ailleurs... sous un pseudo, pour oser quelques confidences, pensant échapper à l'autre, l'écrivaine qui refuse le narcissisme mais qui est malgré tout une humaine comme les autres avec ses petits  (moyens et gros aussi) problèmes... Ben, j'y arrive pas. Depuis toujours, tentée par le "journal" et incapable de m'étaler. J'ai peur que ça fasse comme le bobsleigh (pour l'orthographe, je ne garantis rien) qu'une fois parti, on dérape méchamment... Et puis, changer de plateforme de blog, ça fait bizarre, si vous essayez, vous verrez : on ne connaît plus personne, on n'a pas le plan, on sait plus retrouver son nord !
Bon, c'était juste pour dire...

18:19 Écrit par Claudine dans Blog | Lien permanent | Commentaires (6) |  Facebook | |  Imprimer | |

18 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 11ème éîsode

Résumé du chapitre précédent : Au cours d'une promenade dans les bois avec les enfants Boubou, le petit ratier Biros a disparu : volatilisé ! Et comme par magie, Polycarpe le retrouve dans son logis... Polycarpe découvre ainsi que sa maison est reliée au bois par un souterrain. Ce dimanche, il visite pour la première fois le château de Rochebourg...

CHAPITRE XI

Quand il arriva au château, le lendemain, il déclina son nom dans un Interphone. Les deux battants d’un portail s’ouvrirent lentement. Dès que l’intervalle lui permit de passer de biais, il se faufila. Face à lui, au bout d’une allée montante, s’offrait la désolation de l’aile en ruine dont les vestiges d’étages effondrés laissaient apparaître des cheminées encore accrochées aux parois, et des accès vers des passages obscurs. Il ne savait vers où se diriger.

- Coucou, par ici !

Une créature de rêve, longue et flexible, se tenait en haut d’un petit tertre dominant l’allée principale. Ses jambes et ses bras, fuselés et bronzés, émergeaient d’une robe moulante rouge vif. Sa façon d’être cambrée, d’avancer le genou et d’agiter le bras levé, la rendait provocante. Avec une retenue étudiée, Polycarpe grimpa l’escalier aux marches larges et plates, qui contournait le monticule, vers ce sex-symbol  inattendu.

Il ne regrettait pas d’avoir endossé sa veste de lin caca d’oie, sa plus chic, quand elle lui tendit gracieusement sa main ; il la saisit du plat de sa paume et se pencha au-dessus d’elle, avec une décence tout aristocratique.

- Rosemonde de Touche. Enchantée. Je vous en prie, suivez-moi. Nous habitons les communs... réaménagés, bien sûr.

Polycarpe n’avait qu’une vision latérale et floue de l’environnement tandis qu’il appréciait nettement le déhanchement de la comtesse ; son pas très allongé tendait l’étoffe rouge, ouvrant une échancrure qui révélait les prémices d’une intimité troublante.

Pierre de Touche l’accueillit depuis le seuil dans une tenue simple même si ses cheveux plaqués en arrière et le foulard glissé dans l’encolure de la chemise, son maintien et sa voix trahissaient son rang et portaient les plis d’une éducation stricte. Il fit entrer le visiteur et lui désigna une bergère avant de s’asseoir à son tour, croisant ses jambes et posant sur son genou ses deux mains l’une sur l’autre. Le décor était monastique, les murs chaulés, contre lesquels quelques toiles d’art moderne n’en ressortaient que mieux. Polycarpe apprécia au passage l’exposition en bonne place d’une œuvre signée Marie Bulu ;  quelques antiquités cohabitaient avec un équipement informatique et du matériel vidéo ultra moderne. Un grand écran diffusait en silence une vidéo d’espèces sous-marines. Cet aquarium virtuel était une trouvaille : pas d’entretien, des poissons évoluant parmi des coraux, aux couleurs merveilleuses. Toutefois, l’œil d’un mérou, en gros plan, et les zooms sur la mâchoire d’un requin, s’avérèrent soudain un peu stressants.

- N’y voyez aucune arrière-pensée malveillante, monsieur Houle, mais je vous suppose téméraire et original pour avoir fait l’acquisition de ce logis.

- Et certainement inconscient, aussi.

La conversation effleura leurs professions respectives. Le comte expliqua avec une franchise sympathique qu’il « pantouflait » agréablement dans une grande compagnie d’assurances, friande de nobles patronymes à inscrire sur les cartes de visite et les mailings. 

- Mon épouse s’est associée avec deux amies pour exploiter une petite boutique d’objets à offrir... Elles font un roulement ce qui lui laisse du temps pour...

Il prit un ton flatteur alors qu’elle revenait dans la pièce avec un plateau :

- …sculpter son corps dans un établissement fitness.

Rosemonde apporta des verres ballon et une fiole sur un plateau qu’elle déposa sur un petit guéridon, offrant à la vue de Polycarpe son décolleté vertigineusement échancré et des petits seins dépourvus de lingerie, s’assurant d’un œil innocent mais sagace qu’elle avait produit son petit effet. Confus, il porta précipitamment son attention sur un bahut, remarquant un objet rare, ce qui le sauva d’un autisme foudroyant.

Il se leva pour l’examiner.

- C’est un Perfescope ! expliqua Pierre de Touche. Connaissez-vous cet objet ? Il est daté de l’Exposition universelle, en 1900... L’ancêtre des diapos : la vision en relief de photos jumelles...

Le comte installa le carton à double photographie sur le poussoir.

- Réglez-le à votre vision : vous éloignez ou vous rapprochez l’image...

Polycarpe se concentra sur la vision en relief des pyramides d’Egypte pour éviter provisoirement celle, plus émouvante, de Rosemonde de Touche.

- C’est magique, vraiment ! Beaucoup plus saisissant que des diapos !

- Une orthoptiste de nos amies nous l’emprunte parfois.

Rosemonde venait vers les deux hommes debout près du bahut, avec deux verres contenant un fond de cognac. Elle précisa :

- Il a été offert à la sœur de Pierre par un ami à elle. À sa place, je l’aurais gardé, en souvenir. Mais pour elle... les souvenirs... Bref. Elle a réussi à le refourguer à Pierre pour une somme rondelette.

Le comte abaissa les paupières comme un homme déterminé à conserver son sang-froid et justifia son acquisition avec une intonation lasse. Sans doute s’expliquait-il pour la énième fois.

- Iseult ne souhaitait pas le conserver. Et j’étais intéressé étant collectionneur : il était normal que je la dédommage. Savez-vous que je possède un des tout premiers appareils photo Kodak  et un poste de radio à galène ?

Et pour être plus précis, il ajouta :

- C’était aussi une façon de sortir ma sœur d’un mauvais pas, elle avait quelques soucis pécuniaires.

- Pas seulement pécuniaires ! grinça Rosemonde.

De toute évidence, elle ne supportait pas sa belle-sœur.

- Êtes-vous prêt à visiter « la chambre rouge » ? Elle tient son nom de la peinture « sang de bœuf » d’origine qui teintait le plafond...

Tout en traversant une pelouse, avec des enjambées de golfeur que Polycarpe suivait en moulinant, le comte expliquait ce qui l’attendait.

- Il y a quelques coffres, une très belle tapisserie. L’intéressant réside dans les événements qui s’y sont déroulés : au treizième siècle, une de mes ancêtres, Bramabante de Touche, y fut poignardée. C’est une possible interprétation de l’appellation de cette pièce... Une rumeur a franchi les générations : la pauvre Bramabante aurait découvert l’imposture d’un croisé s’étant fait passer pour son mari, au retour d’une expédition de plusieurs années. Et ce fourbe l’aurait assassinée. Toutefois, celle-ci avait déjà mis cinq enfants au monde avant le départ de la croisade et assuré la descendance. On dit que l’un de ses fils, à qui elle avait confié ses doutes, attendit patiemment l’occasion de précipiter l’imposteur dans ce puits... là, vous voyez ?

Depuis l’aile effondrée, ils empruntèrent un escalier à vis qui grimpait à ciel ouvert au deuxième étage du château. Ils longèrent une galerie à moitié effondrée, à peine sécurisée par une rampe de corde, et Pierre de Touche ouvrit la porte de la pièce historique, s’effaçant devant le visiteur qui retrouvait à peine son souffle.

Polycarpe fit un pas et se pétrifia.

Une forme humaine, floue, comme transparente, gisait sur le sol. Elle était allongée dans un long vêtement plissé, la tête enserrée dans une sorte de coiffe…

Pierre de Touche lui saisit l’épaule :

- Hé ! Vous allez bien ? Vous êtes pâle...

La vision s’estompa. Polycarpe regarda le comte.

- Là... Devant nous... un corps allongé...

- Bienvenu au club, fit Pierre de Touche.

Il saisit la main de Polycarpe et lui secoua énergiquement avec reconnaissance.

- Rares sont ceux auxquels Bramabante apparaît... Auriez-vous un soupçon de sang bleu dans les veines, cher ami ?

Polycarpe, pris d’une faiblesse subite, s’assit sur l’un des coffres en cuir de Cordoue. Il se sentait au bord de l’évanouissement. Il n’appréciait pas que le comte se soit moqué de lui, qu’il ait manigancé cette mise en scène ridicule. S’il n’avait pas eu les jambes en coton, il lui aurait volontiers balancé un uppercut. Il extirpa un mouchoir en papier de sa veste caca d’oie et s’épongea le front puis il fit, du regard, le tour de la pièce, en cherchant les projecteurs susceptibles de composer l’image en 3D.

- Vous me soupçonnez de supercherie, n’est-ce pas ? Je le vois bien : vous cherchez le truc...

-  Exact, fit Polycarpe, glacial.

Il entreprit de parcourir la salle, en titubant légèrement, examinant les plafonds, les murs, les anfractuosités des boiseries et grogna :

- C’est forcément une machination...

- Croyez-moi ou non, il n’y a aucune manipulation. Rendez-vous à l’évidence, cher ami, vous avez un don de médium... qui détecte les ectoplasmes !

Le comte arborait un petit rictus narquois..

- Vous vous foutez de moi ?

- Absolument pas, se récria le comte. Ma sœur prétend avoir eu ce genre de vision, plusieurs fois... À cause de ça, Rosemonde la croit cinglée. J’en conviens : il lui arrive de voir des trucs bizarroïdes... Mais, pour ce qui est de l’apparition de Bramabante, vous apportez la preuve que le phénomène n’est pas spécifique à ma sœur. J’adore Iseult et malheureusement... Bref, elle n’est pas vraiment souhaitée dans cette maison.

Polycarpe se sentait nauséeux.

- J’aimerais rentrer...

- Je comprends. Je vous raccompagne.

Il régla son pas sur celui, cotonneux, de Polycarpe, avec l’attention qu’on porte aux grands malades, jusqu’au portail.

- Ça ira, dit Polycarpe, je peux rentrer seul.

 

Dès qu’il fût rentré, il appela Gix qui lui répondit sur son portable, depuis un musée où il tuait le temps, ce dimanche. Il éprouvait le besoin d’entendre l’opinion de quelqu’un de normal, de sensé, qui n’avait pas une femme nymphomane, ni de sœur dingue, et encore moins d’ancêtre assassinée au retour de croisade. Il lui raconta son après-midi chez le comte.

Mais le ton feutré de son ami, docte et distant, l’inquiéta.

- Tu as pris des amphétamines ou du LSD ? Tu dors correctement ? Fais-tu des crises de spasmophilie ?

- Gix ! Tu n’es pas sérieux ? Rien de tout ça, je crois avoir eu une vision. Point.

- OK, dans ce cas : oublie tout. Quand même... je ne te croyais pas aussi impressionnable... Ton veuvage, sans doute... Prends donc un léger anxiolytique.

- Je n’ai pas ça sous la main ! Et je ne vais pas aller voir un toubib en lui racontant mon histoire...

- Bien. Je  t’en apporterai.

Sa voix s’enroua et dit sur un ton d’outre-tombe :

- Ça me fera une bonne raison de venir au concours de pêche, je n’ai pas oublié l’invitation de tes copines.

- Gix, tu vas bien ? Un problème ?

- Oui. Le problème, c’est Véro.

- Véro ? Il est arrivé quelque chose ?

- Elle m’a trouvé un remplaçant : un viril baroudeur dans une ONG en Tasmanie...

- Une passade...

- Macache ! je viens de recevoir de son avocat une demande de divorce !

- Arrête, tu galèjes !

- Hélas !... Salut Poly !

Cette triste nouvelle relégua illico son hallucination au placard des farces et attrapes.

Il tournicota un moment chez lui, désœuvré. Depuis quelques jours Basile, qui effectuait des travaux dans ses chambres, n’assurait plus la demi-pension, et Polycarpe appréhendait un tête-à-tête avec son haïssable personne. Il passa un coup de fil à Mama, lui résuma sa journée navrante et lui fit part de sa furieuse envie de se ressourcer au sein de la petite tribu.

- Décidément, vous jouez de malchance, Polycarpe. Ma tribu est dispersée : Muguette dort chez une amie ; les petites, ce soir, sont chez leur père et je suis seule avec Jaco, cependant... Si j’osais, je ne suis jamais allée chez vous... Nous pouvons, Jaco et moi, venir vous tenir compagnie...

- Osez ! Mama ! Vous n’attendiez tout de même pas un bristol ! J’ai d’ailleurs besoin de vos conseils pour l’aménagement de ma cuisine.

- Alors, je suis la personne qu’il vous faut ! dit-elle, avec fougue. J’ai un tombereau d’idées que je ne pourrais jamais réaliser chez moi et j’adore compulser les revues d’ameublement.

- J’ai des œufs et de la salade...

- D’accord. J’apporte peut-être du pain... Vous n’avez pris qu’une baguette au boulanger, hier.

Avant l’arrivée de la conseillère ès cuisine et de son fils adoptif, Polycarpe improvisa rapidement un pseudo salon de jardin  sous le cerisier, en calant une vieille porte sur des étais d’échafaudage. Ils seraient beaucoup mieux, dans la douceur de cette soirée estivale, qu’au milieu du chantier.

Elle arriva tranquillement en tenant la main de Jaco. Il portait un demi-pain et elle calait contre sa taille une pile de magazines de décoration.

- Laissez-moi regarder cette pièce un instant, je n’étais jamais venue ici : c’est grandiose. Nous avons beaucoup de possibilités...

- Imprégniez-vous des lieux pendant que je nous prépare un petit cocktail barracuda...

Le moral était revenu. Il fit sonner les glaçons dans les verres qu’il transporta dehors, emplis d’un breuvage teinté en bleu par le curaçao. Jaco obtint la permission de décapsuler une bouteille de Coca-Cola, boisson à l’index chez les Boubou. Polycarpe leva son verre.

- En l’honneur de votre présence au logis !

Mama entama un vibrant plaidoyer en faveur d’un aménagement de cuisine rustique, « à l’ancienne ». Elle voyait du chêne, de la fonte et du cuivre, des petites faïences artisanales, des bouquets séchés et des nappes à carreaux.

- Imogène penchait pour des volumes épurés, des longs plans de travail en résine rose pâle, des rangements sur glissières, de l’électroménager futuriste : plaque de cuisson à impulsion digitale, frigo avec distributeur de glaçons...

- Et si vous panachiez les deux styles, Polycarpe ?

- J’ai beaucoup de mal à imaginer la synthèse entre un laboratoire et une cuisine de grand-mère.

Ils feuilletèrent les revues mais l’esprit critique de Polycarpe sapait les enthousiasmes de Marie.

- J’ai l’intention de vous commander un tableau, Mama. Essayons de créer l’aménagement autour d’une de vos oeuvres...

- C’est bien gentil, Polycarpe, mais vous ne pensez pas mettre un de mes tableaux dans votre cuisine !

- Est-ce que cela vous choque ? Cette cuisine sera probablement la pièce où je vivrais le plus.

- Pas du tout. Je voulais savoir ce que vous aviez derrière la tête… Mes personnages sont justement pris en tenailles entre deux mondes, entre rêve et réalité, paradis et enfer, passé et avenir... un peu comme vous ici, n’est-ce pas ?

- Comme nous tous, non ?

Elle rit de l’expression concentrée de Polycarpe.

- Je vais repenser à tout cela. Il me semble que la synthèse entre les deux styles est une piste... Allons faire l’omelette, Jaco est un fameux casseur d’œufs...

 

à suivre...

16:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

16 février 2006

L'édition en question : un premier constat...


1.                              Le business. L'édition contemporaine  n'a plus aucun rapport avec ce qu'elle pouvait être encore au vingtième siècle parce que le business a remplacé l'économie de papa. C'est un lieu commun de dire que nos plus prestigieux auteurs ne seraient pas publiés aujourd'hui. On n'a plus le temps d'attendre que la qualité et les idées convainquent un lectorat.  Un livre - comme un film, un disque, etc. - doit générer un maximum de profits sur une durée la plus courte possible : il doit plaire immédiatement.
 
2.                              Le choix des mots. On ne parle plus d'œuvre, terme qui connote l'image de l'artiste solitaire et laborieux, mais de produit, plus fun. Inversement on ne fait pas la pub de ce produit mais sa promo. Le chipotage linguistique change de camp : un produit certes, mais auréolé d'une valeur ajoutée artistique, qui rendent branchées des émissions telles que  "tout le monde en parle", révélatrice de notre époque. Pour motiver l'achat, le valoriser et l'inciter, il est essentiel de distinguer le "produit culturel" dont on fait la promo du "produit alimentaire" dont on fait la pub.
 
3.                              Le choc des mots. La promo d'un produit artistique passe par quelques minutes d'un visage sur un plateau télé, ou un interview radio. L'éditeur et la chaîne de télé ou de radio ont le même objectif de rentabilité immédiate : d'où le turn-over des mêmes têtes, aux visages et aux noms déjà enregistrés par les neurones des acheteurs pressentis. L'efficacité de ce star-système mise donc sur les bonnes gueules, celles qui accrochent, qui font sourire, qui créent la connivence et qui rapportent. Ou à l'inverse ceux qui créent la polémique. Il faut séduire pour avoir du talent ! Les éditeurs deviennent donc à leur insu des "bookmakers" (!)
 
 
4.                              Le paradoxe de ce système éditorial à grande vitesse c'est le contrat proposé aux écrivains. Alors qu'une poignée d'entre eux constituent la locomotive de la maison et,  je le suppose et j'espère, bénéficient de contrats sur mesure, la majorité des sans-grade - qui ne passent jamais par la case médias,  dont les livres restent quelques jours dans le meilleur des cas sur les gondoles des libraires - cèdent tous leurs droits pour "la durée de la propriété littéraire",ce qui signifie toute leur vie et encore soixante-dix ans après leur décès. Dépossédés totalement de leur œuvre par ce contrat, ils peuvent en outre voir ce contrat revendu à d'autres maisons d'édition, négociés à l'étranger, moyennant un forfait avantageux pour le seul éditeur. Autrement dit : si l'auteur ne profite pas d'une distribution convenable, son livre tombe dans l'oubli sans qu'il lui soit possible de faire quoi que ce soit… Pour peu qu'un "droit de préférence" l'oblige à proposer ses prochains livres en exclusivité au même éditeur et que celui-ci les refuse, sa carrière est morte, sauf à entreprendre une action judiciaire…  Mais sa rémunération de misère  ne lui en donne pas les moyens. Ajoutons, qu'il est quasiment impossible de connaître l'état des ventes  d'un livre…
 

12:22 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer | |

13 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 10ème épisode

Résumé du chapitre précédent : Dans son chantier, Polycarpe découvre une photo ancienne montrant l'énigmatique Cornu en présence de créatures féminines à l'allure de travelos ou de grenouilles de bénitier qui  constitue peut-être une piste... Plus tard, au cours d'une promenade dans le petit bois de Rochebourg où l'ont entraîné les enfants Boubou, le chien Biros se volatilise étrangement...

Chapitre X

Pendant plus d’une heure et demie, ils arpentèrent le bois. Polycarpe avait assis avec autorité les petiotes en larmes sur ses avant-bras, ne souhaitant pas les voir disparaître à leur tour, tandis que Muguette et Jaco couraient dans tous les sens en hurlant désespérément le nom de leur petit chien. Ils longèrent la clôture qui dominait les troglodytes : le grillage à mouton où grimpaient des herbes et des ronces était en parfait état, tendu entre de robustes pieux d’acacias. Il avait été fixé plusieurs mètres en retrait de la falaise et aucun animal, à supposer qu’il ait franchi le grillage, ne se serait jeté délibérément dans la cour de Chimène. D’ailleurs, les gémissements n’étaient pas venus de ce côté-là, mais depuis les abords de la route où nulle trace ni aucun bruit de moteur ne laissaient supposer un accident.
À croire que Biros s’était envolé ! Après les histoires rocambolesques que Polycarpe avait racontées, tous les fantasmes les plus épouvantables défilaient dans la tête de Jaco, de loin le plus impressionné, qui attribuait le forfait à l’ignoble taupier « Y-a-qu’un-œil » qui - Polycarpe en avait rajouté des louches - fourrait occasionnellement chiens et chats dans son grand sac.
Muguette, oubliant ses fous rires, envoyait vers Polycarpe des regards d’obus et ce dernier appréhendait la légitime désapprobation de Mama. Il décida de réunir une cellule de crise au logis pour calmer les angoisses de la troupe, envisageant de  recruter par téléphone quelques volontaires adultes pour organiser une battue.
- Les enfants, dit-il d’un ton ferme, pas de panique ! Biros n’est  pas mort car nous aurions retrouvé sa dépouille. Personne ne l’a kidnappé. Et il n’est pas pris dans un piège. On va donner l’alerte et discuter devant un bon goûter, d’accord ? Allez, rentrons... Je suis sûr qu’il est sain et sauf.
Il ramait dur et Muguette s’en apercevait mais jouait le jeu :
-  Moi aussi, comme monsieur Houle, je suis sûre qu’on va le retrouver.
Il lui murmura un remerciement qu’elle accueillit d’un œil noir. Cependant, une première bataille était gagnée : les larmes étaient momentanément taries.
Le retour fut morose et silencieux. Polycarpe envisageait l’éventualité d’une chute dans une grotte ou un gouffre, entrevoyant déjà le petit bois envahi de pompiers, de spéléos, de reporters, tout un baroud peu discret et coûteux. Épuisé de porter les jumelles, ce fut avec soulagement qu’il les déposa devant chez lui pour prendre sa clé.
Une sorte de tourbillon se produisit instantanément quand il ouvrit sa porte : Biros  bondissait comme s’il avait des ressorts sous chaque patte, sautait à hauteur de leurs visages en les lèchouillant. Il était sain et sauf, son exultation avait pourtant quelque chose de suspect : ce chien avait eu très peur, il s’était probablement cru perdu pour fêter ses petits maîtres avec autant de ferveur. Que s’était-il passé ? Par quel subterfuge se retrouvait-il ici ? Qui l’avait fait entrer ? Comment ?
- Est-ce que tu es un peu magicien ? demanda Jaco.
- Non, et je suis très perplexe.
Comme promis, Polycarpe offrit le goûter. Avec la même spontanéité que les plus jeunes, Muguette se jeta sur les brioches manufacturées, sous cellophane. Rose et Anna piochèrent à la cuillère dans un pot de confitures, tandis que Jaco beurrait un pain au lait avec des gestes de barbier soucieux :
- C’est quoi, monsieur Houle, quand on est perplexe ?
Les yeux au ciel, excédée par cette ignorance crasse, Muguette fit l’interprète. Profitant de l’inattention du garçon, le petit chien lui chipa sa brioche beurrée, l’engloutit et fila directement, raide comme un automate, vers le corridor d’entrée. Jaco ignora crânement le mépris de sa sœur, glissa de sa chaise et lui emboîta le pas. Quelques secondes plus tard, le garçon revenait, franchissant la porte du corridor et passant sous l’échafaudage dans une glissade  bien contrôlée :
- Venez voir, monsieur Houle, Biros a trouvé quelque chose !
Sous le monumental escalier, les anciens occupants du logis avaient bricolé un innommable cagibi. On y trouvait quelques étagères encore garnies de boîtes en fer rouillées et des patères où pendaient des balais déplumés, des chiffons, ainsi qu’une antique canne à bec en ivoire. Là où le réduit se perdait sous les basses marches de l’escalier, Biros reniflait et griffait le sol avec acharnement. Quand Polycarpe, plié en quatre, réussit à saisir l’animal par l’arrière-train, ce dernier était sur le point de se faufiler par une trappe déboîtée de son socle et de disparaître dans une obscure excavation méconnue du propriétaire des lieux.
Le chien immobilisé sous son bras, Polycarpe, qui commençait à en avoir par-dessus la tête des mioches et de leur clébard, coinça la porte du réduit au moyen de la canne passée dans la poignée et, reportant à plus tard l’exploration de cette annexe souterraine, prétendit que Biros, en bon ratier qu’il était, voulait chasser des rongeurs dans sa cave, même si la cave en question, où il entreposait son vin se trouvait en réalité  ailleurs : sous la grange. Il exhorta la jeune équipe à conclure ses agapes et à regagner ses pénates ; il accrocha lui-même le mousqueton de la laisse au collier de Biros qu’il confia à Jaco et ordonna à Muguette de ne lâcher les bessonnes sous aucun prétexte jusqu'à leur maison.
- Je vous appelle dans un quart d’heure et si vous ne répondez pas j’alerte la brigade. Grosgneugneu.
C’est Marie Bulu qui l’appela dix minutes plus tard, mi-figue, mi-raisin :
- Dites-moi, Polycarpe, si j’ai bien tout saisi...
Il résuma la situation dignement. Elle toussota.
- Jaco retiendra longtemps cet épisode historique qui opposa les révolutionnaires vêtus de peaux de bêtes à une armée de James Bond ! Heureusement, j’ai deux mois de vacances scolaires pour récupérer le désastre !
- Je suis vraiment confus...
- Je plaisantais, naturellement. Je suis cependant très intriguée par cette aventure et le retour de Biros au logis.
- Et moi, donc ! Mais nous éluciderons ce mystère, j’ai déjà ma petite idée.
Polycarpe avait bien l’intention de récupérer les minuscules ossements qu’il avait aperçus dans la pénombre aux alentours de la trappe et qu’ils supposait de la famille des chiroptères puis, à l’occasion, d’entreprendre l’exploration du sous-sol, accompagné de son ami Gix, s’il acceptait cette périlleuse mission d’assistant spéléologue.
Il monta dans une des pièces du premier étage où s’entassait sa documentation professionnelle et réussit sans difficulté à mettre la main sur les planches illustrées des petits mammifères. Il étala le croquis d’un squelette grandeur nature sur la table de la cuisine, s’équipa d’une puissante baladeuse avant de recueillir, au moyen d’une pincette, chacun des petits os qu’il rapportait du cagibi avec des précautions de démineur et qu’il appliquait un à un sur le schéma.
Aucun doute possible, quelques chauves-souris téméraires ayant vaillamment résisté aux atomiseurs d’oxyde de plomb avaient échoué sous l’escalier. En recoupant les informations qu’il tenait de Chimène et d’Ulysse, elles avaient été lâchées depuis les galeries des troglodytes. Il fallait nécessairement qu’une ramification du souterrain provienne des bois d’en haut, le seul accès par lequel Biros avait pu s’infiltrer dans la maison puisque toutes les autres issues étaient closes.

Le sous-sol de Rochebourg était-il un véritable gruyère ? On ne creusait pas ce type de galeries pour les chiens ! Si l’animal avait pu passer, elles n’étaient pas éboulées et il était certainement possible de s’y frayer un chemin. De quelle époque dataient ces souterrains ? Avait-on reconstruit le logis, au XVème, sur l’emplacement d’un édifice plus ancien ? L’imagination débridée de Polycarpe, telle qu’elle s’était exprimée avec les enfants Boubou, évoquait des persécutés s’enfuyant par l’excavation, des amoureux se rejoignant dans la clandestinité, des rendez-vous occultes de sociétés secrètes, des trafics de toutes sortes. Quels  drames s’étaient déroulés dans ces lieux ? Ainsi qu’il l’avait reconnu devant Gix, cette demeure était vraiment « historique » À cet instant, il regretta de n’avoir pas jeté son dévolu sur un de ces pavillons standard construits en trois mois sur une dalle flottante.

à suivre...

 

08:27 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

09 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 9ème épisode

 

Résumé des chapitres pécédentsLa vie de Polycarpe semblait peinarde, entre la restauration de sa vieille baraque et ses nouveaux amis rochebourgeois,  jusqu'à ce qu'il mette la main sur certains documents dans son grenier...    A partir de là, ça part dans tous les sens : un juge corompu, des chauve-souris   lâchées dans un souterrain,  du cannabis dans le jardin, un voleur de tireuse de tarots, un fantôme le jour d'Halloween et une mort suspecte au logis... Une chose après l'autre : pour l'instant, Polycarpe oblige Petit Lu à rembourser son larcin en vendant sa moto..

CHAPITRE 9                                                           


 Il s’agissait d’un acquéreur possible pour la moto de Petit Lu. C’était le troisième acheteur potentiel de la semaine, les deux premiers ayant demandé des règlements échelonnés, Polycarpe lui demanda d’emblée s’il disposait, en cas d’achat, d’une somme suffisante - et obtenue par des moyens honnêtes, précisa-t-il -  avant de lui fixer rendez-vous dans la matinée, dernière demi-journée de travail au logis pour Petit Lu, qui terminait l’élagage des arbustes.
Le futur motard, âgé de dix-huit ans et demi, aspirant à troquer un antique Solex contre la prestigieuse Honda, était un petit surdoué qui venait d’obtenir un Deug de maths avec mention bien et qui s’offrait l’engin avec l’argent gagné chaque week-end en travaillant au Mac Drive du Mac Do de Chassac. Polycarpe fit un geste de manivelle au-dessus de sa tempe pour indiquer à Petit Lu qu’il devait enregistrer et insista :
- ... acheté avec l’argent gagné en travaillant le week-end... Tu saisis ?
Puis il adressa au jeune étudiant des recommandations de prudence.
- Le risque zéro n’existe pas, reconnut cet Einstein en herbe, cependant je n’achète pas cette moto pour frimer et pousser les rapports... Je réalise un rêve de gosse... Puis-je l’essayer ? N’ayez crainte, j’ai fait les démarches nécessaires pour être assuré.
Le visage de Polycarpe se lissa de stupéfaction : pendant une seconde, il se sentit bizarrement inachevé, emberlificoté dans les obligations qu’il se créait par sympathie, et qui l’obsédaient les nuits d’orage.
« Voilà comment je devrais  réagir quand je serai grand comme ce gosse ! » pensa Polycarpe.
Les pétarades de la moto leur parvenaient depuis l’extrémité du village, déclinèrent à mesure qu’elle s’éloignait dans les collines. Polycarpe tournait autour du Solex, le touchait, actionnait les freins, vérifiait les roulements, l’état des pneus.
La bouille de Petit Lu, assis sur la borne de pierre devant la maison, était ravagée par la suspicion.
- Putain, il va se barrer avec !
- Allons, Petit Lu ! Tout le monde n’est pas aussi tordu que toi !
- Ben, moi, c’est pas pareil, j’ai jamais aimé aller en classe, alors...
- Alors, stop ! On évite de dire une ânerie, s’il te plaît.
Il se tourna vers l’étudiant qui revenait de son petit périple et semblait satisfait, en ôtant son casque.
- T’en fais quoi, de ton Solex ? demanda Polycarpe.
- J’hésite, mais je crois que je vais le vendre. C’est assez recherché en ce moment.
- Si ton prix est raisonnable, je te l’achète.
- Vous allez pas acheter cette m... ce truc ? s’étonna Petit Lu, abasourdi.
Le jeune homme annonça un prix que Polycarpe jugea convenable.
- Tope-là, dit Polycarpe. Moi aussi, je réalise un rêve de gosse !
Petit Lu fit entendre un petit sifflement de dédain. Le garçon sourit, un chouïa paternaliste, et fit un chèque à l’ordre de Polycarpe, extrait de son propre chéquier. Polycarpe lui en remit un, à son tour. L’air déconfit de Petit Lu, devenu subitement piéton en voie de rédemption, ajoutait au plaisir de son acquisition.
Dès le départ du gamin, Polycarpe grimpa sur le deux-roues, le lança en pédalant, actionna la manette à boule du bloc moteur, et fit en jubilant le tour de la place, sous le regard placide de Petit lu qui n’avait pas bougé de la borne depuis le début des transactions.
Polycarpe lui remit ce qui subsistait de sa paye et de la vente de la moto, après avoir déduit l’argent du vol.
- C’est tout ? Ça fait pas derche !
Petit Lu semblait outré.
- Ou bien tu te pointes chez Chimène pour la rembourser, au risque que tout le village connaisse son cambrioleur, ou je lui remets moi-même la somme, sans dévoiler l’auteur du vol, solution qui te permettra de ne pas avoir de casseroles aux fesses...
Il grommela :
- Quant au mien, d’intérêt... J’en serais quitte pour un tirage de cartes, ce que j’appréhende, mais bon, j’assume mes engagements.
- Ouais ! Ça va comme ça...
- Quand même ! s’exclama Polycarpe, en remontant sur son Solex pour un nouveau tour de place.
Petit Lu s’éloigna en traînant les pieds, affaissé par sa nouvelle condition de piéton contrit. Polycarpe le rattrapa :
- C’est bon, je te remmène en bagnole...
 
Au retour, il s’attaqua à la palissade qui masquait la cheminée. Pour terminer la restauration du torchis, il devait dégager l’extrémité des poutres en partie coincées sous la cloison de planches. Il les décloua au pied de biche et au marteau, découvrant une imposante cheminée en pierres de taille, si profonde qu’on pouvait y cuire un méchoui et pourvue de banquettes en pierres de part et d’autre du foyer. La plaque en fonte représentait une salamandre agrippant dans ses serres un écusson aux armes de François 1er ; elle avait miraculeusement survécu aux siècles et aux écumeurs d’antiquités. Il se complut à imaginer que le logis servait aux rendez-vous galants du frivole roi de France. Il contempla l’âtre majestueux, prenant du recul depuis l’autre bout de la pièce, dans une pose avantageuse. « Après un bon grattage, ce sera grandiose ! » se réjouit-il.
 
Alors qu’il récupérait des planches pour les emporter au jardin, un bout de papier qui s’était glissé sous la cloison attira son attention. Il le ramassa : il s’agissait d’une ancienne photographie aux bordures dentelées. Laissant tomber les morceaux de bois, il l’examina.
Des gens étaient groupés au pied d’un grand arbre, en tenues décontractées. La date du cliché – juillet 62 – ainsi que des noms étaient inscrits d’une encre pâlie, au verso. Dans la liste, il repéra celui de Léon Corbeau.
Personnage central selon le plan sommaire tracé au verso, le magistrat, alors âgé d’une quarantaine d’années, avait le même visage peu avenant, aux yeux rapprochés, au nez long, que sur la photo du Nouvel Echo. Il affichait le rictus de quelqu’un qui se marre en douce, regardant l’objectif en baissant la tête. Les autres n’avaient pas l’air plus sympathiques. Parmi les femmes du groupe, deux d’entre elles avaient l’air vulgaire et aguicheur de travestis, les deux autres, l’air bourgeois et compassé de grenouilles de bénitier.  Une jolie bande de boute-en-train !
Polycarpe chercha dans l’annuaire si certains vivaient encore à Chassac. Il releva le numéro d’une dénommée Lucette Bourreau, une de la catégorie des travelos. Il hésita un peu avant d’appeler, puis se décida.
Une voix jeune lui expliqua que la vieille tata était en maison de retraite, qu’il avait eu de la chance de tomber sur sa nièce qui venait aérer la maison de temps en temps.
- Reçoit-elle des visites ?
- Parfois, quand elle n’est pas trop mal. Appelez l’établissement, elle réside aux « Vieilles branches » Je vous préviens qu’elle perd sérieusement la carte !
- Vous dites « Vieilles branches » ? s’étonna Polycarpe.
L’insolente pouffa :
- C’est notre blague habituelle,  excusez-moi. Il s’agit des « Treilles blanches » On en a d’autres en magasin, si vous voulez : « Vieilles tranches » ou...
- Ça ira. Vous semblez prendre la vie du bon côté !
- Plutôt ! Pourquoi s’en faire, la vie est marrante, non ?
- Admettons, bougonna-t-il.
Il appela les « Treilles blanches »
- J’ai rencontré un vieil ami de Lucette Bourreau qui m’envoie prendre de ses nouvelles, mentit Polycarpe par commodité.
- Qui ?
- Léon Corbeau, un ancien juge.
- Très bien. Je lui en parlerai dans un de ses moments de lucidité.
- Sera-t-elle en mesure de me parler ?
- Vous verrez bien. Venez lundi, à 14 heures.
Le rendez-vous n’était pas à discuter. 
 
Il retourna à ses planches, fit un tas près de la grange qu’il transporterait un de ces jours sur une décharge. En deux jours, il avait généré une semaine d’activité, entre le vin à boucher, les planches à emporter, la cheminée à gratter... Et il avait acheté un Solex, sa nouvelle vie se remplissait à vue d’œil.
Il avait faim, mais aucune envie de préparer quoi que ce soit. Il sortit du frigo un reste de courgettes bouillies et ouvrit une boîte de sardines à l’huile. Il termina son repas d’une pomme et d’un verre de vin.
Sur les conseils d’Imogène, il voulait visiter la « chambre rouge ».  Demain, dimanche si possible, puisque c’était le jour des visites. Depuis le jardin où il sirotait son café, il appela le château.
Il attendit huit sonneries, neuf, dix... donnant le temps à son interlocuteur de franchir les kilomètres de paliers, corridors et couloirs de sa noble demeure. Polycarpe aimait se laisser aller à certaines idées préconçues.
- Allô ! fit une voix féminine et sirupeuse.
Polycarpe se présenta et s’enquit des horaires des visites.
- Je suis Rosemonde de Touche, précisa-t-elle. Vous serez le bienvenu le jour et à l’heure qui vous conviendront, naturellement. Pierre et moi-même, serons... tellement heureux de faire votre connaissance ! Vous avez eu une idée... merveilleuse d’acheter le logis ! C’est une demeure si... fantastique !
Avant chaque qualificatif, elle marquait une pause. Il l’imita :
- Et si... délabrée !
La comtesse émit un gloussement, sans qu’il puisse deviner si c’était sa parodie vocale ou bien le délabrement de la maison qui lui causait le plus d’amusement.
- Il vous suffira de passer un coup de fil, dit-elle avec d’ondoyants accents.
- Précisément : c’était l’objet de mon appel, chère madame.
- Que je suis sotte ! Bien sûr : quand voulez-vous ?
- Est-ce que demain dimanche, dans l’après-midi... ?
- Absolument parfait. Pierre sera ravi. Disons quinze heures,  si cela vous convient…
- Oui... Oh ! excusez-moi...
Un vacarme impressionnant provenait de l’intérieur du logis.
- J’ai l’impression qu’on attaque ma cuisine au marteau-piqueur... Je dois vous quitter. Entendu pour demain !
 
C’était le battement frénétique de sa porte d’entrée contre le mur qui produisait ce bruit incongru : le chien de la famille Boubou, Biros en personne, s’y appuyait dans un équilibre instable et se grattait les puces énergiquement. À l’extrémité de la laisse se tenait Jaco. Et Muguette serrait les mains des deux petites gamines fraîches et dodues qui agrippaient leurs grosses peluches.
- Voyez-vous ça ! Mais j’ai de la visite ! s’exclama Polycarpe, avec un ton de papy gâteaux, pour accueillir cette juvénile irruption.
Il jugea instantanément rétrograde sa conception vestimentaire en constatant que le fin du fin de la mode junior consistait à s’habiller dans des tailles inadéquates : Jaco était affublé d’un short trois fois trop grand pour lui, sur le point de lui glisser sur les chevilles et d’un tee-shirt XL tandis que sa sœur, coiffée rasta d’une multitude de minuscules nattes arrêtées par des perles, exhibait son nombril entre un pantalon de corsaire hyper moulant et une sorte de brassière rétrécie.
L’aînée des Boubou expliqua avec une voix intentionnellement perchée qui la démarquait de la « marmaille » et lui conférait une certaine autorité d’adulte :
- Je promène les enfants pendant que Maman organise la journée de pêche, avec Imogène et Basile. En passant, on a vu votre porte ouverte…
- Si tu veux, dit Jaco s’adressant à Polycarpe, tu pourrais venir avec nous, au bois des hauts.
Polycarpe se pencha vers le garçon :
- Qu’appelles-tu le bois des hauts ?
- En montant derrière, par-là, y a un bois où on va souvent quelquefois... s’emberlificota Jaco.
- Un petit bois, où ils peuvent courir sans danger, précisa Muguette.
- Au-dessus des troglodytes ? Je vois, j’y suis allé une fois.
Une petite fit un pas vers lui et se dandina en berçant son nounours :
- Alors ? Tu viens ?
Elle enfourna son pouce dans sa bouche en le fixant placidement. L’autre petite exécuta le même manège. C’est alors que Polycarpe remarqua que les deux fillettes étaient jumelles, identiques à la nuance près de leurs cheveux.
- C’est Rose et Anna, précisa Muguette. Maintenant, on les distingue l’une de l’autre, Rose est blond blanc alors que Anna est blond doré. Mais au début, c’était difficile, Maman leur mettait leurs initiales au feutre sur le lobe de leurs oreilles.
- Après tout, je ne dis pas non, si vous êtes tous d’accord.
- Ouais ! exulta Jaco, imité aussitôt par la double exclamation des jumelles.
- Pas de problème, dit Muguette. Sauf que...
Elle pouffait avec impertinence en détaillant l’accoutrement du bricoleur.
- Vous allez sortir comme ça, monsieur Houle ?
- Oui, pourquoi ?
Polycarpe s’examina.
- C’est surtout les chaussettes, dit-elle. Avec des claquettes et en short, c’est franchement ridicule !
Polycarpe avançait un pied, puis l’autre, déstabilisé par la réflexion de Muguette. Il ne s’était jamais posé la question.
- Jaco, toi, qu’en penses-tu ?
- Moi, je m’en fiche !
- Moi aussi. Allez ouste, dehors !
Il ferma sa maison et saisit les mains potelées de Rose et de Anna. Il pensa avec amour à sa propre fille, quand elle était petite, et à ses petits-enfants.
Ils remontèrent la rue de la Porte du Nord, prirent un sentier qui longeait les communs du château et pénétrèrent dans un sous-bois dégagé où Muguette détacha Biros. Le soleil revenu accrochait les gouttelettes d’eau sur les feuilles et la pluie avait libéré l’odeur de l’humus. Le bois, d’un hectare tout au plus, dominait Rochebourg, arrêté par une solide clôture au-dessus des troglodytes et à l’ouest par la route de Soutrain ; ses autres lisières bordaient des champs de blé.
Rose et Anna, pataudes dans leurs bottes en caoutchouc, couraient dans le sentier, rebroussant chemin après quatre ou cinq mètres pour venir se jeter dans les jambes de Muguette. Jaco brisait des branches de bois mort contre les troncs d’arbre comme s’il ferraillait avec une bande de hors-la-loi.
Polycarpe et Muguette marchaient dans les ornières parallèles laissées par un tracteur. Depuis qu’elle avait eu des nouvelles de son « pauvre poète incompris », l’adolescente était devenue exubérante, s’épanchait facilement. Polycarpe s’enquit de l’amoureux, sur le mode plaisant:
- Que devient ce godelureau de Sèbe Malthus ?      
- Sèbe, c’est un mec génial. Quand on est ensemble, vraiment, c’est cool, on se marre bien. Il vient en vacances ici, chaque année, dans un gîte, avec ses parents.
Polycarpe fit l’innocent :
- Alors, c’est le grand amour ?
- Avec Sèbe ? vous n’y êtes pas, disons que c’est un super bon copain, même si on est sorti ensemble une ou deux fois…
- Sorti ! Où ça ?
Elle éclata d’un rire moqueur :
- Sortir avec quelqu’un, c’est quand on s’embrasse, vous ne le saviez pas, à votre âge ?
Il enregistra la nuance lexicale tandis qu’une idée lui venait à l’esprit :
- Ce n’est donc pas la carte postale de Sèbe qui t’a métamorphosée, n’est-ce pas ?
- Ben, non.
Elle poussa un long soupir et se mit à dépouiller une feuille de noisetier avec application jusqu'à n’en laisser que les nervures.
- Si je vous dis un truc hyper confidentiel, vous le répéterez pas, surtout pas à Maman, vous me promettez ?
- Je crois que je sais garder un secret, fit Polycarpe.
- C’est à cause de Jaco, de son adoption. J’ai eu du mal à l’avaler.
- Je comprends.
- Pourtant, Jaco, je l’aime bien. C’était comme mon petit frère et c’est exactement ce que j’ai dit à Maman quand elle m’a appris qu’elle voulait l’adopter. Et puis, quand ça s’est fait, j’ai complètement changé d’avis. Ça m’a fait drôle, comme un passage à vide. J’étais vraiment très, très jalouse.
- Et maintenant ?
- Maintenant, ça va mieux.. Grâce à Calamity. C’est elle qui m’a fait comprendre. Elle a des demi-frères et sœurs et elle savait ce que j’éprouvais. J’adore Calamity.
Polycarpe attrapa les fillettes pour les aider à franchir un tronc d’arbre : un grand merisier couché, racines en l’air, qui témoignait encore de la grande tempête du siècle dernier.
 - Et hop ! Et d’une ! Et hop ! Et de deux !
 Ils bifurquèrent sous les arbres, marchant sur un tapis de lierre. Des rochers moussus émergeaient du sol, suivant des tracés réguliers, en demi-cercles ou en carrés, laissant imaginer des vestiges romains.
- Savez-vous, les enfants, ce qui s’est passé ici, pendant la révolution ?
Ils se regroupèrent près de Polycarpe.
- Raconte, dit Jaco. Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Le château était en flammes et les habitants apeurés se sont sauvés par les souterrains en emportant un trésor...
Polycarpe extrapola le récit du Père Bellay de Turpin, prenant des libertés avec la vérité historique, décrivant des costumes de gladiateurs, des bagarres à la Van Damme, des sacrifices de samouraïs. Il y eut même l’intervention de Geronimo et des pétarades de Kalachnikov... Jaco ajoutait quelques détails de son invention, les jumelles ouvraient des quinquets tour à tour émerveillés et épouvantés, tandis que Muguette pleurait de rire.

 

Soudain, les gémissements étouffés et plaintifs de Biros leur parvinrent depuis un lointain bosquet et les réduisirent au silence. Ils se tinrent aux aguets, sifflèrent, crièrent. En dépit de leurs appels, le chien restait invisible. Ils n’entendirent bientôt plus aucun couinement :  Biros avait disparu.

à suivre...
 
 
 
 
 
 
 

 

10:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

05 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 8ème épisode

 Je voulais remercier tous ceux d'entre vous qui me lisent, et vous êtes nombreux, c'est inespéré et c'est exactement l'objectif d'un auteur... Et ceci grâce à cette technologie dont on ne mesure pas encore l'impact dans le domaine artistique. Je renvoie au site, au blog et aux livres de Joël de Rosnay qui analyse ce phénomène de l'internet et du blog qui transforment les mass média en médias de masse : www.pronetariat.com .

Voici le suite de mon "VIEUX LOGIS"...

Résumé du dernier chapitre : Polycarpe et Gix ont déjeuné chez Marie Bulu et ses enfants, dans le jardin sous les arbres, en compagnie d'Imogène qui vient de découvrir l'infidélité de son mari viticulteur, apiculteur et macho grognon... Polycarpe lui a rendu visite et l'a interrogé sur Cornu...

CHAPITRE VIII

Polycarpe déchargea son vin puis vérifia le travail de Petit Lu. Par bonheur, il n’avait pas découvert de fantôme dans une plantation de pavots. L’enclos était maintenant entièrement fauché, il ne restait plus que les arbustes à élaguer. Il ne serait peut-être pas utile de labourer, il suffirait de tondre court pour avoir un espace propre et agréable.
Il alla chercher le carton des documents sur Rochebourg. Puis, se carrant confortablement dans son vieux fauteuil, les pieds croisés sur la table basse qu’il avait poncée, à proximité de la fenêtre, il entreprit la lecture du fascicule manuscrit.
Il n’était pas aisé de déchiffrer cette écriture, le papier était rouillé par endroits ce qui rendait certains passages illisibles. Pour le Père Bellay de Turpin, les ancêtres de l’actuel comte, assiégés par les révolutionnaires qui avaient incendié le château, avaient été contraints de fuir en empruntant le souterrain. Pris à revers, ils auraient enfoui leurs biens : bijoux, argenterie, et louis d’or, dans quelque anfractuosité du rocher à la sortie du tunnel, avant de périr embrochés, ainsi qu’en témoignait l’auteur.
Intime des de Touche, l’ecclésiastique connaissait leur fortune et donnait le plan du souterrain emprunté. Léonard Cornu, en lâchant ses chauves-souris, cherchait probablement à repérer une ou plusieurs issue désaffectées par où se faufileraient des bestioles, afin de localiser le soi-disant trésor et il y avait fort à parier qu’Ulysse avait pour mission de guetter dans quelque bois de la commune, ces petits mammifères volants bombés en fluo.
 Outre ce petit fascicule, un ouvrage répertoriait tous les monuments historiques du canton de Chassac, dont l’église, la chapelle, la croix du cimetière et le château de Rochebourg.
Refermant l’ouvrage qui mentionnait son « remarquable logis du XVème », Polycarpe continua l’inventaire du carton : il trouva une carte d’état-major  comportant le tracé en pointillé, marqué au feutre, du supposé souterrain se prolongeant jusqu’à Soutrain, ainsi qu’un petit catalogue du Muséum d’Histoire Naturelle de Chassac, recensant les diverses variétés de chiroptères, nom savant des chauves-souris.
Le téléphone sonna. C’était Calamity.
- J’ai pensé que vous n’étiez jamais venu au ranch... Je vous invite ce soir, avant la réunion de l’alipa qui se tient ici, voulez-vous ?
-  Pourquoi pas ? Mais je dois décommander mon dîner chez Basile.
- Il est prévenu. Il sera là aussi. De toute façon, vous auriez mangé la même chose. Venez de bonne heure, si vous le pouvez, j’aimerais vous montrer mon installation.
- Le temps de mettre mon smoking et j’arrive !
Elle éclata de rire.
- À tout à l’heure. !
Polycarpe fourra en vrac les documents dans leur boîte et fonça chez Imogène, acheter un pot de miel pour Calamity.
Il poussa la porte, produisant le tintement des clochettes.
- C’est Polycarpe, lança-t-il d’une intonation légère, qu’il jugea stupidement bêlante.
- Passez derrière ! Je suis occupée.
Elle démoulait des pains d’épices sur une grande plaque. Leur cuisson, dans le petit four rudimentaire de sa kitchenette, répandait une odeur délicieuse.
- C’est la première fois que je les fabrique ici, c’est un peu long car je dois faire plusieurs fournées, mon four est mini... mais ça va, ils sont réussis. En voulez-vous une petite tranche ? Chaud, c’est encore meilleur. Tenez, goûtez...
- Je confirme la touche d’anisette, spécialité maison, dit Polycarpe en appréciant le gâteau.
Elle le regarda fixement.
- C’est lui qui vous l’a dit, n’est-ce pas ? Il est le seul à connaître ma recette. Vous avez vu Anatole ?
- J’ai fait l’acquisition d’un excellent vin. Et j’ai discuté avec votre mari. Un homme, comment dirais-je... peu malléable.
- Le moins qu’on puisse dire.
- Vous semblez lui manquer beaucoup.
- Tant que je n’émets aucun avis et que je n’utilise mes cordes vocales que pour approuver haut et fort tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait, je vous l’accorde, je dois lui manquer. Aïe !
- Vous vous êtes brûlée, puis-je vous aider ?
- Retenez la plaque, je sens que tout va basculer... Cette installation devra être améliorée, je crois. Voilà...
- Il est certain qu’à la ferme, vous êtes magnifiquement équipée.
- En effet. Mais voilà : j’ai un problème. Puis-je vous parler sincèrement, avez-vous cinq minutes ?
- Je vous en prie.
- Vous savez, Polycarpe, Anatole voudrait que je sois son reflet parfait, que je pense à sa façon, que j’agisse comme il le ferait, que j’aie exactement les mêmes préoccupations, que je ressente ses douleurs, que j’ai sommeil quand il a sommeil, etc.
- Vous faites le portrait d’un Narcisse, qu’on imagine plutôt délicat, efféminé, et non pas affublé d’une barbe d’ogre.
- Eh ! bien, sous l’aspect d’un bon viticulteur rustaud, se cache, en partie, un authentique Narcisse. Il ne peut pas aimer autre chose que son image. C’est inattendu, vous ne trouvez pas? Mais ne restez pas debout, asseyez-vous...
Elle posa les moules à cakes dans l’évier et les remplit d’eau chaude, avec une giclée de Paic.
- Pourquoi dites-vous : « en partie » ?
- C’est qu’en réalité, Narcisse aime son reflet tandis que mon mari, veut imposer à une autre personnalité, la mienne, de devenir son sosie exact. Autrement dit : de ne plus exister en tant que moi-même.
- Mais il est impossible que deux êtres soient semblables... à moins d’un clonage, peut-être...
Elle récurait les moules dans la mousse.
- Plus précisément, je crois que je devrais être le double d’Anatole avec, pour son bon plaisir, un sexe féminin.
- Ce qui nous enlève au moins un doute : Anatole Cordet n’est pas homosexuel.
- Oui, mais hormis cet aspect physiologique des choses, c’est un grognon qui est resté sur l’idée de la femme entièrement dévouée à l’homme avec un grand H.
Imogène interrompit le rinçage de sa vaisselle :
- Croyez-vous que ce mythe d’Eve fabriquée dans la côte d’Adam est responsable d’un tel délire ?
- Ou bien : faut-il imaginer que sa mère battait son père et qu’il ait éprouvé du ressentiment pour le genre féminin ?
- Mon Dieu ! s’esclaffa Imogène. Qu’allez-vous chercher ?
- Vous semblez dominer votre amertume et rester assez objective.
- Ce n’est pas non plus la fin du monde. Dans le cas présent, savez-vous ce que je cherche ? À trouver quelle doit être mon attitude pour l’obliger à m’accepter comme je suis... Ce n’est pas une mince affaire. J’ai dû moi-même me regarder en face. Figurez-vous que je consigne tout cela dans un cahier...
- Ah bon ? fit semblant de s’étonner Polycarpe, en attrapant un torchon pour essuyer les ustensiles qu’Imogène retournait sur la paillasse de l’évier. Ainsi, vous écrivez ?
- Si on veut, mais ce n’est pas une fiction, je m’en tiens aux faits : je décortique nos scènes de ménage pour comprendre à quel moment ça dérape et j’espère bien trouver une solution et remettre notre mariage dans le bon sens !
- Voulez-vous l’avis d’Anatole Cordet, concernant sa présumée relation avec Constance Sirre ?
- Vous n’en avez pas parlé, j’espère !
- Bien sûr que si ! La dégustation dans le chai était propice pour aborder ce sujet : selon lui, « la Gertrude Riboit » lorgne depuis longtemps sur vos terres et il ne serait pas surpris qu’elle manigance de vous pousser au divorce, sachant que vous avez quitté le domicile. Si vos biens étaient séparés et les terres vendues, elle jouirait d’un droit de préemption... Je pense qu’il a raison.
- Quelle vieille toupie ! De toute façon, je n’ai jamais parlé de divorce. J’imagine qu’on a bien le droit de vivre séparés sans divorcer ! Voyez Basile et Calamity ! En m’installant ici, je n’ai pas, à proprement parler, quitté le domicile puisque cet endroit est un bien commun... Je n’aurais pas la folie de casser un outil de travail comme le domaine.
- Vous devriez rassurer Anatole en le lui disant.
- Eh ! bien, je préfère le laisser mijoter, figurez-vous... Je n’ai pas vocation à le « rassurer », j’ai tendance à penser que c’est à lui de me rassurer sur son comportement.
Elle entreprit de découper les feuilles de cellophane dans lesquelles elle empaquetterait les pains d’épices lorsqu’ils seraient refroidis.
- J’étais venu acheter un pot de miel pour Calamity qui m’invite à dîner et à visiter le ranch.
Polycarpe prit du miel de tilleul présenté dans une jolie coupe en verre gravé d’une abeille. En lui rendant la monnaie, Imogène lui demanda de ne pas ébruiter ces confidences.
- Bien sûr, l’assura Polycarpe. J’espère que c’est une preuve de confiance et d’amitié de votre part.
- Ne sous-estimez pas, non plus, la part d’égoïsme qu’il y a trouver une oreille compréhensive...
Au volant de sa bétaillère, en se rendant chez Calamity, Polycarpe se reprocha d’avoir provoqué cette dernière réplique. Le fait d’être ravalé au rang d’oreille compréhensive le rendit soudain solidaire d’Anatole.
 
L’accès au gîte d’étape de Calamity se faisait par une sorte de piste empierrée, piégée de nids de poule, qui passait entre un bois sur la gauche et l’enclos des poulinières, à droite. Les bâtiments en U entouraient une grande cour pelée. Au-delà d’un hangar où se pratiquaient les exercices de manège, des hectares de prairies descendaient en pente douce vers la Gourmette. Quelques gros chênes rompaient la monotonie de la déclivité. Un chemin longeant les écuries s’enfonçait dans la campagne, sous une voûte de feuillages.
- J’organise des randonnées, expliquait Calamity. J’héberge aussi des groupes, des classes de nature, des stages de réinsertion, des séjours de handicapés mentaux. Ici, c’est le bâtiment d’accueil avec une salle réfectoire équipée d’une cuisine et au-dessus, une salle dortoir. Il y a les installations sanitaires ad hoc.
- Avez-vous reçu des subventions ?
- Quelques unes tout de même, pour recevoir les handicapés et les délinquants.
Elle donnait évidement des cours d’équitation.
- Je leur montre comment seller, harnacher, atteler, bouchonner et monter un cheval. Pas très loin, il y a un plan d’eau où les groupes vont à cheval, pique-niquer, se baigner...
Elle lui indiqua les écuries. Les chevaux avaient les robes brillantes. Polycarpe flatta l’encolure d’un beau cheval noir qui inclina plusieurs fois la tête.
- C’est Mirador, dit-elle. Il est d’une politesse exquise. Je ne possède que Bourrache, ma petite jument pie préférée, Camélia et Diafrane, deux juments de réforme, assez placides, qui sont montées par les débutants. Les autres chevaux sont pensionnaires. Et voilà où j’habite : c’est une ancienne chèvrerie. Les paysans qui m’ont cédé la ferme ont conservé leur habitation.
Il pénétrèrent dans une longue pièce au plafond bas dont la façade sur cour était pourvue d’une série de portes à panneaux superposés, façon astucieuse de clore l’étable sans emprisonner les petites chèvres curieuses de regarder dehors. Maintenant, les vantaux supérieurs étaient vitrés.
 L’aménagement était sommaire et rustique : un coin cuisine, un coin repas et un coin bureau étaient matérialisés par des poutres verticales entre lesquelles on avait monté des murets de briquettes. Une cloison de grosses planches séparait ce séjour d’une chambre et d’une petite salle de bains. Et, au milieu de la pièce trônait un gros poêle de faïence.
Ils entendirent un moteur de voiture et Basile fit irruption dans le séjour.
- Vous avez tout vu, Polycarpe ? demanda-t-il. C’est chouette, n’est-ce pas ?
- Je ne m’attendais pas à découvrir une véritable entreprise !
- Passons à table, pour avoir terminé à neuf heures pétantes, dit  Calamity. Constance ne supporterait pas de nous trouver au milieu du repas. Ma voisine m’a donné des haricots verts, et j’ai un jambon cru que tu voudras bien couper, Basile, pendant que je mets le couvert ?
- Que puis-je faire ?
- Déboucher la bouteille de vin et nous souhaiter bon appétit !
 
Dans la nuit éclata un orage terrible. Il tournait au-dessus de Rochebourg accompagné de rafales de vent, de trombes d’eau et d’explosions de foudre qui illuminaient violemment la chambre de flashs bleuâtres. Le réveil électrique clignotait, interrompu par une panne de courant. Polycarpe, réveillé, écoutait craquer la maison et craignait d’avoir la moitié de sa toiture envolée au petit matin.
Les coups de tonnerre le rendaient d’autant plus irritable qu’il était rentré de la réunion assez mécontent. Et durant l’insomnie de cette nuit apocalyptique, il y repensait, de façon obsessionnelle. Il se maudissait de s’être laissé embobiner de fil en aiguille, pour la simple et candide raison qu’il éprouvait de la sympathie pour les membres de l’association.
Il avait d’abord assuré de son aide Basile et Évariste pour le montage et le démontage du grand barnum, prêté par la commune de Soutrain, à l’occasion du concours de pêche. Il s’était, ensuite, laissé confier des billets de tombola, répartis entre tous, destinés à récolter des fonds, et il se voyait mal, en VRP bénévole, convaincre les gens de tenter leur chance pour gagner le four à micro-ondes mis en jeu. 
Enfin, sa proposition de faire don à l’association de tous les vieux bouquins qui encombraient son grenier, en vue d’une foire aux livres anciens, avait dégénéré, par crainte d’une pénurie d’intellectuels, en « foire aux vieilleries » prévue pour l’automne, sorte de vide-grenier du dernier plouc, où il était sollicité pour tenir la buvette.
« Si on a ce temps-là dimanche prochain, le concours de pêche sera un fiasco » songea-t-il, avec une sournoise délectation.
Il ne retrouva sa sérénité qu’en envisageant d’acheter lui-même le carnet de tombola, et en prenant la résolution, dans l’avenir, de refuser sa participation à la moindre buvette ainsi qu’au montage de stands, barnums ou rangées de sièges, quelles que soient les pressions dont il serait l’objet.
« Il y a assez de morveux comme Petit Lu qui ne font rien de leurs dix doigts et qui pourraient bien se rendre utiles ! » bougonnait-il, en se retournant à chaque coup de tonnerre, étouffant dans l’air moite de la chambre.
Le grondement de l’orage s’apaisa, s’éloigna. La pluie cessa subitement. Polycarpe ouvrit grand la fenêtre et finit par se rendormir.
Au matin, le soleil resplendissait et il montait du jardin une bonne odeur de foin mouillé.
Il fit le tour des mansardes pour inspecter la toiture. Par une lucarne du pignon, il apercevait les ondulations de la campagne légèrement voilée par une brume de chaleur : les étendues de blés jaunes entre le vert profond des vignes sous un ciel d’un bleu de cobalt formaient un tableau idyllique. La propriété des Cordet lui apparaissait en miniature, posée comme un jouet au milieu des rangées de ceps. Il comprit l’utilité de la poterie offerte à Mama, en découvrant une mare à l’endroit où il l’avait trouvée ; il épongea et plaça une énième cuvette sous la fuite. Et redescendit dare-dare en entendant  la sonnerie du téléphone.

à suivre...

16:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

01 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 7ème épisode

Résumé des chapitres précédents.
Les choses se compliquent : Léonard Cornu était en réalité Léon Corbeau... Pourquoi ce magistrat a-t-il été démissionné ? Non content de bomber les chauve-souris en fluo, était-ce lui qui faisait pousser du cannabis dans les serres du logis ? Joli coco ! En attendant, une petite bouffe sympa se prépare chez Mama...

CHAPITRE VII 


Marie Bulu avait lancé l’idée d’une petite bouffe, ce dimanche, dans son jardinet et avait convié Polycarpe et Imogène. Invoquant la visite de Gix, Polycarpe avait d’abord refusé.
- Si votre ami supporte les acras de morue, les boudins antillais, le miel et le pain d’épices, il se joindra à nous, décréta-t-elle.
Polycarpe ne voulait pas arriver les mains vides, mais n’avait rien prévu. Dans la mansarde qu’il avait explorée l’autre soir, il avait remarqué une poterie dont la bordure et les anses étaient enduits d’un émail bleu vif qui ferait l’affaire. Il la récura et l’essuyait, en guettant par la fenêtre l’arrivée de son ami, quand Gix fit son arrivée sur la place.
- C’est pas vrai ! On est bon pour trois mois de rumeurs les plus fantaisistes ! pouffa Polycarpe.
Son ancien associé était revêtu de la panoplie complète d’un coureur du tour de France. Il était moulé dans une tenue fluorescente, à damier rose fuchsia et bleu pétrole, les mains protégée de mitaines et le crâne enserré dans une sorte de casque à pointe. Il descendait d’un magnifique vélo, ruisselant de sueur. Une volée de mioches le suivaient à distance et les résidents de la place, n’osant pas l’observer franchement, l’épiaient discrètement en ne penchant qu’une épaule dans l’encadrement des portes et des fenêtres.
Gix souleva son vélo poids-plume d’une main et, encore essoufflé, déambula maladroitement sur de bizarres chaussures.
- Je sais, j’ai l’air con. Cadeau pour mes cinquante ans... Le vélo et la tenue, une idée de Véro... Toute la famille s’est cotisée ! expliqua-t-il, mi-fier, mi-penaud.
Il compulsa son compteur :
- Je suis parti à dix heures trente-cinq de Chassac. J’ai fait du vingt-six de moyenne... Pas mal, non !
- Bravo, un vrai petit Virenque ! Entre te rafraîchir. Si tu veux te doucher...
Gix fit, du regard, le tour de la pièce, leva les yeux au plafond  et siffla.
- Superbe ! Fais-tu la restauration toi-même ?
- Pour ce qui est du gros œuvre, j’attends des devis : je fais un dossier de demande de subvention auprès des Bâtiments de France.
Il ajouta, avec un léger voile de culpabilité dans le regard :
- Bien que je ne me sois pas préoccupé outre mesure de cet aspect de la question, cette demeure est vraiment... historique.
- Franchement, je n’aurais pas cru que tu ferais ce virage à cent quatre-vingts degrés ! Passer de l’apparte rose dragée, moquette et pompons aux rideaux, à cette baraque en ruine... Tu m’épateras toujours.
Polycarpe jeta un regard appuyé sur la tenue vestimentaire de son ami.
- J’en connais un autre qui va épater du monde : mes copines de Rochebourg ! Figure-toi qu’on est invité...
- Mince ! Tu aurais dû me prévenir ! J’aurais pris une tenue de rechange.
- Elles ne jugent pas le moine à l’habit !
- Quand même, je ne suis pas très à l’aise. Je comptais me déloquer sans façon pour partager un repas entre vieux garçons...
- Est-ce qu’un bermuda tahitien, un tee-shirt et des tongues feraient ton affaire ? C’est tout ce que j’ai à te proposer de décontracté dans ta taille...
- Impeccable. Soit dit entre nous, je suis bien heureux de connaître tes nouvelles amies...
Il jeta à Polycarpe un œil oblique, égrillard : 
- Y a-t-il quelque chose avec quelqu’une ?
- Non, absolument pas. Écoute, Gix : il n’y aura pas d’autre femme dans ma vie. Personne. Compris ?
Gix acquiesça d’un air farouchement convaincu. Trop ostensiblement convaincu pour être sincère et Polycarpe insista :
- J’ai dit : « Personne ». Tu te mets ça dans ta petite tête, mon vieux !
 
Mama les accueillit, visiblement épanouie d’organiser cette petite réception, habillée d’un boubou éclatant, dans les rouilles et les jaunes, et reçut la poterie avec des exclamations enthousiastes.
Deux parasols complétaient l’ombrage d’un noisetier, au-dessus de deux tables mises bout à bout pour contenir neuf couverts.
- Les petits aussi ont des invités, expliqua-t-elle, en désignant plusieurs gamins assis dans l’herbe.
Ils se goinfraient de chips piochées dans un saladier tandis que Biros guettait les miettes, son bout de queue agité comme un métronome. Il y avait Jaco, les deux  autres bambins que Polycarpe avait déjà aperçus - qui se révélaient des fillettes, aux couettes attachées par des rubans - plus  deux  garçonnets de l’âge approximatif de Jaco.
Muguette, dans une jolie robe blanche à froufrous, protégée d’un grand tablier de cuisine, vint leur donner une poignée de main énergique et retourna dans la cuisine en expliquant joyeusement qu’elle préparait une spécialité antillaise.
Polycarpe dévisagea la mère et la fille subitement ressuscitée.
 - Je vous expliquerai, dit Mama.
Elle prit le bras de Gilles, le conviant à s’asseoir près d’elle :
- Si vous êtes l’ami de monsieur Houle, je vous félicite. Alors, dites-moi : avez-vous une femme, des enfants... Comment vous appelez-vous ?
Ils bavardaient tous les trois comme de vieilles connaissances quand Imogène monta les marches de la courette.  Elle portait un caraco fleuri sur une longue jupe souple et des spartiates en cuir, coiffée comme d’habitude à la diable. Avec un sourire contraint, elle fila directement vers la cuisine déposer  les spécialités de son magasin, avant de revenir saluer tout le monde et confier à l’oreille de Mama, en lui enserrant les épaules, un petit secret qu’elles scellèrent d’un regard réciproque, avant de se mettre à bavarder comme si de rien n’était.
Les deux hommes auxquels la manœuvre n’avait pas échappé, s’adressèrent un coup d’œil. Gix, d’une mimique muette, y ajouta une touche de congratulation à l’adresse de son ami, pour le choix judicieux de ces délicieuses personnes.
Le punch planteur eut un effet stimulant sur la conversation qui roula un moment sur le projet d’assainissement.
- C’est un impôt scandaleux ! Je ne suis pas en mesure de payer une somme pareille ! déclara Mama.
- Je compte bien demander l’échelonnement de la facture ! dit Polycarpe. Je n’avais pas prévu une telle dépense.
- À propos, est-ce que les eaux usées vont à la rivière ? s’enquit Gix.
- La plupart des gens ont des installations personnelles. Nous avons réalisé des travaux de romains à la maison...
- Certains fossés répandent une puanteur...
- Admettons que c’est utile, mais c’est trop cher... Et puis, nous payons tout et qui va se faire mousser lors de l’inauguration, je vous le demande ?
- Lebastien et ses acolytes...
- Et voilà !
 Les épices associés à la chaleur, abattirent les dernières résistances qui entouraient le secret du prompt rétablissement de Muguette ainsi que les confidences d’Imogène.
Une carte postale, envoyée de Bruxelles dont le texte avait ranimé Muguette - « Baiser d’un pauvre poète incompris, signé : Sèbe Malthus » - fit le tour de la table comme un trophée.
Imogène annonça, empourprée par la colère, qu’Anatole la trompait : l’appel anonyme de quelqu’un qui déguisait sa voix, lui avait révélé, ce matin même, une prétendue liaison de Anatole avec Constance Sirre.
- Je lui raccroché au nez, dit Imogène. Il y a eu un deuxième appel insistant, mais cette fois, j’ai laissé sonner.
Viticulteur, apiculteur et bouilleur de cru, de surcroît adjoint au maire, Anatole Cordet était un pilier incontournable de Rochebourg.
- Justement, j’avais l’intention de rencontrer votre mari, pour lui acheter du vin... Il est temps de me constituer un fonds de cave, le millésime étant excellent, dit Polycarpe.
- Connaissant Anatole, je ne crois pas un mot de ces ragots, affirma Imogène. Toutefois... si c’était vrai, Constance serait inexcusable. On ne fait pas une chose pareille à une amie !
Polycarpe dévisagea Imogène, il aurait mis sa main à couper, l’autre soir qu’elles se détestaient cordialement. Il fit le candide :
- Êtes-vous des amies ?
Elle fit la moue.
- ... Entre amies et relations, il y a un degré qui n’a pas de vocabulaire.
- Tu savais qu’elle cherchait un homme et tu as laissé le tien en liberté, les hommes, il faut les tenir laisse courte ! constata Mama.
- Il y a un corbeau dans votre charmante cité : avant de lui prêter foi, soyez prudents, conseilla Gix, dans une pose avantageuse de vieux sage - en dépit du bermuda à fleurs de monoï.
« Il y a déjà eu un Corbeau... » se dit Polycarpe, estimant prématuré de parler du vrai patronyme de Cornu et qui eut une brusque intuition.
- Imogène, voulez-vous me confier vos clés, j’en ai pour trois minutes, le temps d’un aller et retour, de composer le double trente et un et j’espère vous révéler l’identité du corbeau de Rochebourg !
 
Les enfants, pris d’une furieuse hystérie, tournaient avec le chien autour de la table et des convives, essayant de capter leur attention lorsque Polycarpe revint, franchissant les marches de la courette en offrant aux regards la paume de sa main où était inscrit un numéro.
- Prenons l’annuaire ! On va rapidement trouver le corbeau.
Effectivement, le numéro fut vite repéré dans la centaine d’abonnés : il correspondait à la ligne de Gertrude Riboit.
- Gertrude Riboit ! Pas possible !
- Qui est-ce ?
- C’est une agricultrice dont les terres jouxtent nos vignobles, je la connais bien, elle est assez carne sur les bords et je suppose qu’elle se serait fait un plaisir sadique de me dire ces choses-là en face !
- Sauf si ce sont des calomnies, auquel cas elle laisse un message qu’elle croit anonyme.
- Mais alors, pourquoi ?
- Si nous en discutions, en nous promenant jusqu'à la Gourmette, proposa Mama. Ça défoulerait les enfants.
- Tu as raison Mama, dit Imogène. Nous repérerons l’endroit le plus approprié pour installer la guinguette !
Elle se leva :
- Vous êtes, Gix, d’ores et déjà convié à notre concours de pêche à la truite et chargé d’en faire la publicité dans votre cabinet !
« L’hypothétique trahison d’Anatole n’affecte pas Imogène outre mesure ! » pensa Polycarpe.
Gix, qui n’avait plus la pose avantageuse du vieux sage et qui sauçait, au pain d’épices, le sorbet à la mangue, émit le désir de les accompagner jusqu'à la rivière et de voir le château.
L’ingurgitation de tafia produisait chez lui un soudain intérêt pour les curiosités locales ainsi qu’une immense affection pour ses hôtes, mais il se souciait de son retour ; il confia à Polycarpe l’amollissement que lui causaient les spécialités rochebourgeoises et créoles et ils convinrent, après la balade digestive, d’un retour à Chassac en bétaillère, le vélo dans le haillon arrière.
 
Dans les jours qui suivirent, Polycarpe vint à bout de cinq nouveaux intervalles de poutres. Mieux équipé et plus expérimenté, il avançait bien et le jeudi, il s’octroya un répit pour rendre visite à Anatole Cordet.
La ferme se situait à environ cinq kilomètres du bourg, à mi-pente d’un vignoble parfaitement entretenu. Les divers bâtiments, aux vastes toitures d’ardoises, délimitaient une cour carrée et formaient une propriété cossue. Polycarpe, au volant de sa Peugeot fourgonnette, franchit le porche couvert où étaient entreposés des instruments aratoires. Pour avoir une chance de rencontrer le mari délaissé d’Imogène, il arrivait à l’heure qui lui semblait la plus propice : en tout début d’après-midi, pendant la plus forte chaleur.
Deux chiens de garde, hybrides de bergers, aboyèrent à son entrée, tirant leurs chaînes, tandis qu’un Labrador chocolat, en liberté, lui déboula sur les chaussures quand il descendit de son véhicule.
- Bon chien, dit Polycarpe, en lui flattant l’encolure.
Il se dirigea vers l’entrée de l’habitation dont la façade crépie tranchait sur les murs en moellons des granges. La porte était grande ouverte, mais personne ne se pointait.
Le chien dans les basques et se sachant bien évidemment observé de l’intérieur, il avançait calmement. Son expérience professionnelle l’ayant souvent amené dans les cours de fermes, il avait appris qu’on devait se considérer en territoire ennemi, indiquant, bras ballants, comme au Far West, qu’on arrivait désarmé. La règle tacite étant, en outre, de s’abstenir de toutes mimiques avenantes pouvant donner à penser qu’on avait quelque chose à vendre ou à acheter. Le maître de céans concevant généralement une méfiance ancestrale des rats des champs comme des pigeons des villes.
Contraint de se hisser sur la marche du seuil pour cogner aux carreaux, il découvrit Anatole Cordet à table, tranchant une miche de pain au couteau de chasse, enduisant son quignon de rillettes, au-dessus d’une assiette de haricots blancs. Une bouteille de vin rouge juste entamée était bouchée de travers. Sans détailler la pièce, Polycarpe remarqua que la grande salle était une cuisine fort bien aménagée, dans un style rustique tel qu’on le montre dans les revues de décoration. Les Cordet avaient de bons revenus.
- Monsieur Cordet, bonjour ! fit Polycarpe d’un ton cordial.
Le viticulteur, fortement charpenté, portait un gilet de corps bleu délavé. C’était un homme dans la force de l’âge dont la barbe poivre et sel, très fournie, lui enrobait le visage, depuis la partie supérieure des pommettes jusqu'à la base du cou et débordait sous ses oreilles, ne laissant visible que ses yeux et son nez puissant. Le front dégarni portait la marque d’un couvre-chef. Sans un mot, il leva le bras qui tenait le couteau, invitant Polycarpe à entrer puis, du même bras qui tenait le couteau, lui désigna la chaise face à lui. Sur ce, il se leva, alla chercher un verre à moutarde et le posa brusquement devant son visiteur.
Il déboucha la bouteille de manière à produire un petit « bop » et versa du vin dans leurs deux verres. Puis, il reboucha la bouteille en s’appliquant à produire le grincement du liège contre le goulot.
- Je sais bien qui vous êtes, dit l’adjoint au Maire. Paraît que vous êtes venu vous présenter à la séance du conseil du vingt-sept mai. Ce jour-là, j’étais patraque. A votre santé.
- Santé... répéta Polycarpe, en passant plusieurs fois le verre sous ses narines, humant le vin rouge.
Puis, il inclina son verre dans la lumière pour en apprécier la robe et  d’éventuelles larmes, aspirant une gorgée qu’il garda en bouche trois ou quatre secondes avant de déglutir. Ensuite, concentré, en imprimant une savante rotation au liquide restant, il chercha à définir le retour de saveur. Il hocha la tête.
- Un Côte de Vouxy, vieille vigne... ?
- Quelle année ? dit Cordet, l’œil rusé.
- Ne m’en demandez pas trop !
- C’est ça. Bien vu. Un 97. Encore un peu jeune, mais il vieillira bien.
Cordet engloutit ses haricots, essuya et ferma son couteau. L’atmosphère se détendit légèrement.
« Amadoué, l’Anatole » pensa Polycarpe qui lui fit part de son intention d’acheter du vin, maintenant qu’il avait une vraie cave.
- Vous, dit Anatole Cordet, subitement familier, faut pas vous raconter d’histoires, je m’trompe ?
Polycarpe n’était pas dupe. Toute l’artillerie était en batterie pour sonder l’acquéreur citadin - et par voie de conséquence, légèrement taré -  du logis, même si la première épreuve de dégustation avait quelque peu bluffé le viticulteur.
- À vous non plus, il ne faut pas raconter d’histoires, je suppose.
- Vous qui connaissez Imogène, poursuivit-il, qu’est-ce que vous pensez de toutes ces combines d’aller s’installer dans le bourg?
Anatole faisait allusion à leur séparation. « Ne pas répondre directement » se dit Polycarpe.
- Est-ce vous qui fabriquez ce qu’elle vend ?
- Oui et non. Le pain d’épices, c’est sa recette. L’avez-vous déjà goûté ? Elle a un truc : un chouïa d’anisette dans la pâte... Le miel, c’est moi. J’ai quatre séries de cinq ruches réparties suivant le miel que je veux : acacia, colza, tournesol, châtaignier et tilleul... C’est les tilleuls de l’allée que vous avez prise.
- Comment peut-on être sûr des essences que les abeilles butinent ?
- La floraison : tout ne fleurit pas en même temps. Vous vous plaisez, chez nous ?
Polycarpe releva le chauvinisme de l’expression :
- C’est un peu « chez moi » maintenant ! Jusqu'à présent, oui, ça va.
- À ce qu’on dit, vous êtes vétérinaire à la retraite.
- J’ai décidé de jeter l’éponge, après le décès de ma femme...
- Condoléances, fit Anatole, embarrassé.
- Je vous remercie.
- Si Imogène demande le divorce, je suis perdant : le gros de la vigne, c’est son bien, de par sa famille. Moi, je suis le couillon dans l’histoire.
- Votre épouse m’a expliqué qu’il s’agissait d’une séparation provisoire.
- Ouais…Si elles s’imaginent, les femmes, que nous autres, les hommes, on peut nous avoir, nous jeter et puis nous reprendre ! De quoi se plaint-elle ? Regardez cette cuisine... Et tout est à l’avenant : moderne, confortable. J’y comprends rien à ce qu’elles veulent... 
Le pluriel mettait, avec élégance, toutes les femmes dans le même panier.
- En avez-vous discuté avec elle, monsieur Cordet ?
- Pas la peine ! Elle sait parfaitement que pour faire tourner une exploitation comme la nôtre, faut que chacun soye à sa place, que la femme doit épauler le patron. Point final.
Là-dessus, le barbu, en se levant, fit signe à Polycarpe que la suite des événements se passait ailleurs, direction le chai. Polycarpe risqua une plaisanterie éculée :
- Une de perdue, dix de retrouvées.
- C’est pas dit. De nos jours, pour en trouver une, c’est une sacrée paire de manches... Ça veut le beurre et l’argent du beurre, le pognon et l’indépendance !
Ils traversaient la cour en diagonale. Anatole désabusé, conclut :
- Enfin, c’est pas nous qu’on refera le monde.
Ils pénétrèrent dans l’antre d’un chai obscur où étaient alignés fûts, foudres, barriques et citernes. La fraîcheur des lieux était saisissante par cette canicule. Pour choisir son vin, Polycarpe dut goûter plusieurs crus, cépages, années, blancs, rouges et rosés. Anatole Cordet puisait le vin à l’aide d’une pipette et rinçait, dans un seau d’eau, le verre de Polycarpe avant chaque dégustation.
Hésitant entre le vin âcre, tannique et corsé qui se garderait des années et celui, plus fruité, plus léger, qui pouvait être consommé rapidement, il prit vingt-quatre bouteilles du premier et un cubi du deuxième. Il compléta ses emplettes avec douze bouteilles d’un petit rosé verdelet sans prétention à boire dans le courant de l’été. De retour dans la cuisine, où se traitaient les affaires, il signa, sur la toile cirée de la table, un chèque de cent quarante-trois euros pour l’ensemble de ses achats qu’Anatole plia soigneusement et rangea dans un tiroir avant de rapporter deux petits verres à pied.
- Allez, vous prendrez bien une petite prune ! J’ai un alambic, dans un tournant de la Gourmette... Je suis le dernier bouilleur de cru de ma lignée, ajouta-t-il, en hochant la tête avec fatalisme. Quand je serai claboté, ce sera fini...
- Je viendrai voir votre installation.
- Dites, c’est pas compliqué, je commence la reine-claude en Août, vous n’aurez qu’à venir faire un tour. Vers les six sept heures du matin, vous êtes sûr de me trouver.
Définitivement mis en confiance, il fit allusion à sa rude tâche d’adjoint au maire, fort déçu par l’ingratitude de la population.
- Et plus spécialement ceux qui travaillent en ville et vivent ici pour avoir les agréments de la campagne. Ceux-là, qui ne veulent pourtant pas payer plus d’impôts, ils voudraient tous les services qu’on trouve en ville. Vous savez combien ça coûte cent mètres d’enrobé ? L’entretien des chemins ? Et la participation communale à la scolarisation des enfants sur les autres communes ?
Polycarpe approuvait du chef, et avec gravité, la légitimité de ces réflexions, guettant une interruption pour demander ce qu’on pensait de l’alipa parmi les élus.
- Je crois bien qu’elle a monté cette association contre moi et contre la municipalité, dit-il. Elle prétend qu’on n’a pas les idées larges. Vous pensez si j’ai bonne mine, moi, au conseil, avec ma femme dans cette association de hippies ! Mais quel besoin ont-ils d’amener la racaille à Rochebourg !
- La racaille, quelle racaille ?
- Tous ces désœuvrés, ces traîne-savates qui vont d’une festivité à une autre pour s’occuper. Et puis, de fil en aiguille, on va voir arriver les bandes de Chassac, des petits casseurs... Vous allez voir, c’est moi qui vous le dis : c’est écrit.
Polycarpe entrevoyait que ce râleur chronique n’était pas mûr pour accueillir tendrement la traîtresse. À supposer qu’elle en fasse le choix.
- Je m’intéresse à l’homme qui habitait le logis avant moi... Que pensait-on de lui à Rochebourg ? demanda Polycarpe.
- C’était un drôle de citoyen. Il envoyait régulièrement des courriers à la mairie pour se plaindre de n’importe quoi, de l’absence de trottoirs, du bruit des tondeuses... En quinze ans, il a peut-être fait une centaine de lettres ! Mais, si vous alliez pour le voir et discuter avec lui, il vous laissait sur le pas de la porte et refusait de vous laisser entrer, au prétexte qu’il exigeait des réponses écrites ! Du coup, on ne s’occupait plus de ses récriminations.
- Pourtant, il a hébergé Ulysse Côme...
- Ouais ! Ce gars savait le prendre. Va savoir !
à suivre...

18:25 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

30 janvier 2006

Les aventures de Polycarpe - 6ème épisode.

Résumé du dernier chapitre : Léonard Cornu, le précédent occupant du logis, était un magistrat cinglé qui hébergeait un jeune étudiant ambitieux... Le jour de sa mort ( jour d'Halloween !) il avait convoqué Petit-Lu pour le juger d'un vol commis chez la vieille Chimène... Polycarpe veut savoir exactement à qui il succède dans ce Logis. 

CHAPITRE VI

                                                 Avant de se rendre au greffe du tribunal qui se situait en centre ville, il fit un détour. Il roula doucement dans la rue de la Résistance prolongée qui desservait un lotissement, par une voie en colimaçon issue de la rue de la Résistance. Toutes les maisons se ressemblaient, sortes de gros cubes hideux qu’on bâtissait dans les années d’après guerre, sur des sous-sols, au milieu de conifères glabres, aux ouvertures soulignées de béton. Au numéro 3, le pavillon était entouré d’une haute palissade et fermée d’un grand portail plein.
« Si l’enceinte date de Cornu, il avait une tendance certaine à la misanthropie. »
Il gagna ensuite le centre de Chassac. Il se stationna dans un parking souterrain et se rendit à pied au tribunal. Sous la volée de marches qui montaient à l’assaut de portes magistrales entre des colonnes gréco-romaines, il repéra la miteuse porte du greffe.
Il s’adressa à une femme-tronc calée sous un guichet lui expliquant qu’il avait acheté la maison d’un ancien magistrat et voulait savoir à quelle période il avait exercé sa profession.
L’air profondément agacé par cette futile requête, elle consentit à passer des coups de fil dans divers bureaux, en tapotant le bureau avec un stylo. Personne ne se rappelait le juge. Finalement, elle propulsa sa chaise à roulettes jusqu’au placard avec une adresse consommée, envoya valdinguer le panneau roulant d’une armoire et se mit debout pour attraper un grand registre relié de cuir. Elle revint à pied de cette excursion pour jeter le registre sur le guichet, lui suggérant de chercher lui-même.
Le registre comportait les dates d’entrées et de sorties de tout le personnel du tribunal, depuis la femme de ménage jusqu’aux doyens des magistrats. Polycarpe alla directement aux années 1950. Il fit glisser son index sur les colonnes jusqu’en 1980. Point de Cornu Léonard.
Par contre, il y avait mention d’un Corbeau Léon, entré en fonction en 48 et sorti en 74. Les dates, correspondant à la doc trouvée dans le grenier du logis, et les initiales étant identiques, Polycarpe éprouva le frémissement d’un soupçon. Vingt-six années de carrière lui paraissant un peu court, il soupçonna son Corbeau-Cornu d’avoir fait le mariole, d’avoir été muté, contraint sans doute de se faire oublier en changeant de nom, d’où les bandeaux déchirés des revues trouvées dans le grenier.
Il regarda l’employée du greffe. Elle décapsulait un petit suisse aux fruits. Il lui sourit.
- Je souffre d’hypothermie, prétendit-elle. Vous avez trouvé ?
- Pas tout à fait, mais je suis sur la bonne piste. Je suppose que mon juge a changé d’identité... qu’il était en réalité : Léon Corbeau.
- Bof ! dit-elle en suçant sa petite cuillère, connais pas.
Polycarpe récupéra sa bétaillère et traversa la ville pour se rendre au siège du Nouvel Echo. Il demanda à consulter les archives de l’année 1974.
- Papier ou PC ?
Il choisit de consulter l’ordinateur. Très au point, l’archivage par nomenclature des professions et des noms propres lui permit de trouver rapidement la référence de la page du mardi 4 avril où se trouvait le maigre entrefilet qui l’intéressait, illustré d’un cliché montrant un juge assis à son pupitre, derrière une pile de dossiers cartonnés.
 
Démission d’un magistrat. 
Après une carrière exemplaire, le doyen des juges, Léon Corbeau, très affecté par des rumeurs incompatibles avec l’exercice serein de sa fonction, a présenté sa démission sous la pression de ses pairs. N’étant pas en mesure de vérifier le bien-fondé de ces rumeurs, la rédaction n’en fera pas état dans ses colonnes. L’ironie du destin veut que le juge Renard, muté de Normandie, succède au juge Corbeau.
 
Cornu n’avait pas été muté, mais démissionné : la rumeur devait être carabinée. Polycarpe demanda le tirage de l’article. Puis, il alla au service des petites annonces déposer l’offre de vente d’une « 125 cm3 Honda, rouge, état neuf, prix à débattre. Tél. matinée au… »  Il indiqua son numéro personnel.
Il était plus de treize heures quand il quitta Le Nouvel Écho, le dernier numéro sous le bras. Il décida de prendre son repas dans le quartier médiéval regroupé autour de la cathédrale gothique. Quand il eut réussi, tant bien que mal, à caler les pieds de son siège entre les pavés de la rue, à la terrasse des « Trois canards », il commanda un cassoulet, une demi-bouteille de Bergerac et déplia le journal local.
Le quotidien assurait ses ventes grâce aux accidents, aux délits et à la rubrique nécrologique du département. Il ménageait les susceptibilités politiques par des arguments chèvre et chou.  Une manchette énorme annonçant : « La bataille de l’eau » laissa supposer à Polycarpe un article de fond concernant l’assainissement, mais il fut aussitôt déçu par le sous-titre qui recentrait le débat à l’attention des nageurs : « slips de bain contre caleçons ? »
Polycarpe bouchonnait le journal avec agacement quand il eut un petit sursaut se surprise en reconnaissant de loin la tignasse drue de Gilles Alix, son ex-associé et ami. Ils se connaissaient depuis la prépa véto. Ils avaient fondé une société civile professionnelle et exercé pendant plus de vingt années dans la même infrastructure. Ils ne s’étaient opposés qu’une seule fois dans toute leur carrière : à propos d’un bail consenti à un toiletteur pour chiens dans une partie des locaux. Polycarpe avait cédé, à contrecœur, aux arguments de Gilles Alix en faveur de « Toutouchic ».
Polycarpe héla son ami, qui mordait dans un sandwich en regardant les vitrines.  Gix se hâta de le rejoindre.
- Heureux de te voir Poly !
- Gix, comment vas-tu ? Et comment vont Véro, les enfants ? Le cabinet survit-il sans moi ?
- Véro est toujours aussi farouchement tiers-mondiste : elle est partie à l’autre bout de la planète, et mes grands enfants, je suppose, vont bien puisqu’ils ne me donnent aucune nouvelle ! Quant à ton successeur, c’est un gars extrêmement efficace, mais épuisant : il voudrait qu’on modernise le bloc opératoire, qu’on agrandisse le chenil... Je suis à deux doigts de suivre ton exemple...
- Hé, si tu veux savoir à quoi ressemble une vie de rentier, n’hésite pas, tu seras le bienvenu dans mon chantier !
- Je ne dis pas non... Mes week-end sont un peu tristounets en ce moment, sans Véro...
- Alors je t’invite... Dimanche pour déjeuner ?
- OK, dit Gix.
- Vois-tu toujours le beau-frère de Véro ? Seigle ou Millet… qui travaillait dans les RG.
- Tu veux parler de Sarrasin ? On s’est un peu perdu de vue... Pourquoi ?
- J’aurais besoin de quelques infos sur Léon Corbeau, un magistrat déboulonné en 74.
- Qu’est-ce que tu nous fais ? Tu te recycles détective privé ?
- Pure curiosité... C’est le type qui habitait ma baraque ! Il a un passé trouble... J’aimerais savoir... Mais bon, si ça t’embête, laisse tomber, c’est pas vraiment important.
- Je peux toujours essayer...
 
À la grande quincaillerie des Halles, Polycarpe se procura une boîte à lettres. Alors qu’il la posait à l’arrière de la voiture, il se demanda subitement où l’installer. Il n’était pas question de percer un mur ni de découper la porte cochère. Il n’y avait qu’un endroit possible : sous le porche de la grange qui ouvrait dans une ruelle en pente. Son facteur allait être dans la nécessité de faire quelques mètres à pied. Comment allait-il réagir ?
Il gagna l’avenue qui le conduisait hors de la ville.
L’enseigne d’un concessionnaire Honda attira son attention et il bifurqua dans la contre-allée ; il se gara à cheval sur un trottoir, à la suite d’une rangée oblique d’énormes  motos et entra se renseigner sur les prix. Il discuta un petit moment avec un mécano qui évalua le modèle de Petit Lu  entre cinq cent cinquante et six cent cinquante euros.
« En y ajoutant la rémunération du défrichage, le compte sera bon pour rembourser Chimène » calcula Polycarpe.
Alors qu’il rentrait sur Rochebourg, en zigzaguant entre les vignobles et les champs de blé à perte de vue, dans les cinq derniers kilomètres,  il ressentit à nouveau cette impression, de franchir  les limites d’une autre galaxie.
Il trouva sa grange fermée. Agacé, il klaxonna, attendant que Petit Lu vienne ouvrir.
- Qu’est-ce qu’il mijote encore ! 
Il sortit de l’auto en râlant, traversa la grange et fit irruption dans le jardin. Il constata immédiatement que le défrichage n’avait pas avancé d’un iota.
- Oh ! Petit Lu !  hurla-t-il.
Il l’aperçut soudain, parmi les grandes friches, lui adressant de grands signaux.
- Venez par ici, monsieur Houle, venez voir !
Polycarpe partit dans sa direction au pas de charge, poings fermés. En arrivant à sa hauteur, il grogna en point d’interrogation.  Toutefois, sa colère se tassa en constatant que Petit Lu avait défriché tous les alentours de la serre.
- Allez-y, rentrez, dit le jeune homme. Regardez !
De part et d’autre de la petite allée centrale, parmi les mauvaises herbes, s’épanouissaient des plans de cannabis.
- C’est quand j’ai vu ça que j’ai fermé le portail, dit Petit Lu. Je crois que c’en est. Je les reconnais à ce que ça ressemble aux feuilles de châtaigniers. J’ai un pote qu’en a chez lui et qui fabrique du shit, avec du beurre.
Polycarpe haussa un sourcil en direction de l’éminent botaniste, puis intrigué, chercha des traces de passage dans les herbes. Bien entendu, le zèle dont Petit Lu avait fait preuve pour tondre les alentours avait détruit toute trace. Polycarpe marmonna qu’il était impossible que les plans aient survécu, grainé et poussé sans eau !
Le jeune homme pointa l’index en direction  d’un mini-aqueduc de zinc qui récupérait l’eau des gouttières de la grange pour la verser sur le toit de la serre. De gros tuyaux, qui captaient l’eau des chêneaux, pénétraient dans la serre où, percés, ils serpentaient entre les plans.
-  Ils ont bricolé un arrosage hyper génial, s’emballa Petit Lu. Des années comme on en a, à pleuvoir tous les quatre matins, ça s’est arrosé tout seul !
- Ce n’est quand même pas notre vieux Cornu qui cultivait ça ? Ulysse sans doute ?
- Merde alors ! C’est vrai qu’il nous refilait de l’herbe...
Polycarpe se mit à chantonner une dégringolade de sons désabusés, ponctuée d’un :
- Tu vois ce qu’il te reste à faire, n’est-ce pas ?
- Le récolter ?
Polycarpe leva la main, stoppant de justesse son geste. Puis il alla se saisir lui-même de la faucheuse et détruisit toutes les plantes, qu’il piétina d’exaspération.
- Je n’ai pas envie de me retrouver derrière les barreaux, vois-tu ! Et tu diras à ton ami, qui en cultive chez lui, que c’est interdit en France !
- C’est pas normal, même complètement idiot, vu qu’on peut le faire pousser dans les autres pays...
Polycarpe le foudroya du regard.
- Tu sais que tu me gonfles ! Dans les conditions que je t’ai énumérées ce matin, j’en ai oublié une : à partir de dorénavant, tu t’abstiens de faire le moindre commentaire. Tout ce que je veux entendre, c’est : « Oui monsieur, bien monsieur. »
- Oui, monsieur.
- Continue à faucher, ce n’est pas l’heure d’arrêter. Tu ne partiras pas avant cinq heures.
- Bien, monsieur.
- Non, mais !
 
Les divers événements de la journée lui donnaient l’impression d’être crasseux. Il prit une douche, changea de vêtements et, constatant que sa corbeille à linge débordait, il redescendit au rez-de-chaussée pour lancer un programme de lavage. Petit Lu attendait debout dans la cuisine.
« Serait-ce que, maté, il attend l’ordre de partir ? »
- Tu peux y aller, Petit Lu. À lundi.
- Bien, monsieur. Mais j’ai autre chose à vous dire. J’ai volé autre chose. Ici, au vieux chnoque.
- Tiens donc ! Ne serait-ce pas une montre en or, par exemple ?
- Comment vous savez ?
- Laisse tomber, je sais, c’est tout.
- Vous vous rappelez ce que je vous ai dit : que Cornu avait piqué du nez en m’attendant ? Je me suis quand même avancé, malgré ma trouille du fantôme - mais, à ce moment-là, je croyais encore que c’était un déguisement d’Halloween. Vous savez, dans la grande chambre, il avait aussi un bureau qui était éclairé par une lampe, vu qu’il faisait déjà nuit, et sous la lampe, j’ai aperçu la montre. Ça a été plus fort que moi, fallait que je la pique.
- Plus fort que toi, ah bon. Tu te décernes des circonstances atténuantes.
- D’un autre côté, je savais que si Cornu s’en apercevait, il se douterait que c’était moi, puisque personne ne venait jamais chez lui. Si bien que cette montre, elle me brûlait les doigts. Et quand je me suis retrouvé dehors, avec la trouille du fantôme en plus, j’ai voulu m’en débarrasser. Pas question de retourner, je l’ai jetée dans un jardin, dans un compost, au milieu des branches taillées.
- Et voilà. Ni vu, ni connu, j’t’embrouille.
- Le plus con dans l’histoire, c’est que j’aurais pu la garder sans qu’il s’en aperçoive, vu qu’il a cassé sa pipe le lendemain.
- Et si la découverte de ce chapardage lui avait causé un arrêt cardiaque, tu y as pensé, hein ?
- Ben, faut pas pousser, on meurt pas pour ça !
- Au contraire ! C’est fort possible, vois-tu : à cet âge-là pour certains, la possession d’un bien, si insignifiant soit-il, c’est comme posséder  l’antidote de la mort.
- Ah ! D’accord ! fit Petit Lu comme s’il découvrait soudain que les bateaux ont des jambes pour avancer.
 Ce qui fit craindre le pire à son nouveau patron, attendant la prochaine sortie carabinée. Laquelle arriva, bien emballée :
- C’est pour ça que c’est les plus rapiats qui vivent le plus vieux ! 
Contenant l’envie de le passer à la moulinette, Polycarpe le poussa  jusqu'à la rue et fit claquer la porte.

16:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

28 janvier 2006

Les aventures de Polycarpe - 5ème épisode

Un peu de retard à la livraison de ce chapitre... pour cause de construction d'un site (site en kit, pour les nuls) qui me sert de vitrine pour présenter mes petits bouquins... Mais comme ce site n'est pas extensible, je continue à diffuser ici mon feuilleton... adresse du site (bientôt référencé chez Google et Voilà, comme les pros !) :
http://claudine.chollet.monsite.wanadoo.fr

CHAPITRE CINQ

Résumé des épisodes précédents : Polycarpe a fait la connaissance de "l'élite branchée" du village... Il apprend que le précédent occupant du logis n'était autre qu'un vieux fou qui lâchait des chauve-souris dans les souterrains de Rocheboug et se sent troublé par le charme d'Imogène...

 
Polycarpe s’était enfin décidé à investir dans un échafaudage ad hoc en remplacement de l’escabeau boiteux. C’était une sorte d’échelle articulée qu’il pouvait moduler en fonction des travaux à réaliser dont le coût serait largement amorti par l’économie de temps et de fatigue. Un plateau amovible et une sorte de rampe lui permettaient d’évoluer à un mètre du sol sans risquer la chute. Il avait dégoté par la même occasion une combinaison en plastique jaune canari, pour se protéger des petites bouses de plâtre. Cette nouvelle tenue de ghosttracker, plus élaborée que le sac poubelle et le bob, le recouvrait entièrement, y compris la tête enserrée dans une capuche. Il s’harnacha, en sifflotant, et remontait la fermeture éclair, de l’entrejambes à la pomme d’Adam, quand le téléphone stridula.
- Ulysse Côme. J’ai reçu votre courrier. Je vous rencontrerai avec plaisir...
Passé l’instant de surprise, Polycarpe articula :
- Également... Vos conseils en architecture me seront précieux. Que devenez-vous ?
- Ma petite société commence à décoller... Je suis en cheville avec des maîtres d’œuvre californiens auxquels je vends mes plans de demeures historiques.. telles que la vôtre.
- Tant qu’on ne transporte pas mon logis, pierre par pierre...
- J’y ai pensé, figurez-vous !
Il éclata de rire :
- Avant de vous la vendre, bien sûr ! Au fait, où en êtes-vous ? Avez-vous fichu par terre toutes ces cloisons qui séparaient la cuisine en plusieurs petites pièces ?
- J’ai supposé qu’on avait obstrué également la grande cheminée pour éviter l’appel d’air !
- Exact. Cornu utilisait un poêle.
- Vous voulez dire votre grand-père... Je viens seulement d’apprendre qu’il avait habité cette maison. Pourquoi habitait-il cette immense baraque pleine de courants d’air ? Pourquoi n’a-t-il jamais réalisé de travaux ? Était-il si fauché que ça ?
- Je ne saurais vous répondre exactement, mais ça faisait un sacré bail qu’il habitait là. Au fait, Cornu n’était pas mon grand-père...
- C’est ce que les gens racontent, pourtant.
- Je sais. C’est un bruit que j’ai moi-même fait courir pour justifier que Cornu m’héberge et finalement, ça s’est avéré bien pratique : personne n’a trouvé bizarre que j’hérite de lui. Il m’a désigné d’emblée comme son légataire universel, emballé par mes projets... Un type spécial, un peu fêlé,  mais il m’avait pris en affection... Pas de famille... Je m’entendais plutôt bien avec lui...
- J’ai retrouvé des ouvrages de droit dans le grenier, savez-vous quelle était sa profession ?
- Il était juge, à Chassac. À vrai dire, il n’en parlait jamais. Il était obnubilé par une autre chose... Il voulait prouver que la galerie qui part de Rochebourg au pied du château, dans la cour des troglodytes, avait une issue aboutissant à Soutrain, un autre village dont le nom était, d’après lui, dérivé de souterrain... Il tenait ce scoop, je crois, d’un petit fascicule qu’il avait découvert au logis et qui doit s’y trouver encore.
- Que j’ai découvert dans une boîte à chaussures. Est-il exact qu’il utilisait des chauves-souris ?
Ulysse partit d’un franc et joyeux éclat de rire.
- Vous êtes déjà au courant... On les bombait en fluo... et on guettait leurs sorties... mais ça n’a pas été concluant : on n’a jamais compris où elles passaient !
- Sans doute crevaient-elles dans le souterrain… J’ai bien peur que ces bestioles ne supportent pas d’être peinturlurées ! commenta Polycarpe, masquant mal sa réprobation.
- Probable ! lança distraitement  le jeune homme. Bon, à bientôt, monsieur Houle !
Il raccrocha aussitôt.
Polycarpe regardait le téléphone, incrédule, quand la voiture de la poste pila devant chez lui. Le postier frappa aux carreaux de la porte grande ouverte et découvrit au milieu de la grande pièce le cosmonaute jaune canari. Il rejoignit le destinataire de trois enveloppes dont l’une provenait de la mairie, les deux autres ne laissant aucun doute sur leur contenu de factures, en se frottant le nez pour s’empêcher de rire. Il profita de l’occasion pour revendiquer une boîte aux lettres aux normes standard.
- Le vieux grigou, mega-radin qui vivait là ne voulait pas en entendre parler, on a beau dire, c’est quand même plus pratique.
- Il habitait là depuis longtemps ?
- Holà... Je sais pas, ça remonte à pas mal de temps. On va dire, dans les douze ans, depuis que je fais cette tournée. Et jamais un merci, ni une pièce pour les calendriers !
- Il ressemblait à quoi ?
- Vous voyez un arbre frappé par la foudre ? Ben, kif-kif. Une carcasse maigre, noueuse, noiraude, toujours dans des grandes robes de chambres en tissu brillant, vous savez, comme de la soie, dans les foncés,  avec sa canne et des tifs qui pendaient, d’un blanc jaunasse : pas commode et pas beau à voir.  Bon, j’ai pas que vous, je me sauve !
 
Cette combinaison n’était pas une acquisition géniale. Il y suait à grosses gouttes. Il s’en délivra avec soulagement et puisque l’heure tournait, il décida finalement de changer son programme. Trop de questions concernant ce vieux dingue de Cornu étaient en suspend. Il désirait glaner des renseignements sur le magistrat qui avait vécu ici comme un misérable, obsédé par un souterrain et qui faisait des expériences avec des chauves-souris ! Il en profiterait pour acheter la boîte aux lettres.
Il décacheta l’enveloppe à l’en-tête de la mairie : elle contenait un courrier personnalisé annonçant la réalisation imminente du grand projet municipal d’assainissement des eaux usées, ainsi que la documentation fournie par la Société Fermière : il en coûterait mille euros pour se connecter au tout-à-l’égout, les travaux de raccordement au réseau et l’entretien des canalisations étant, en plus,  à la charge des habitants.
- On est vraiment des cochons de payeurs, marmonna-t-il, en plaçant le courrier sous un gros galet.
 
Il sortit dans le jardin. Petit Lu défrichait avec un bel entrain : il avait débroussaillé un grand demi-cercle autour de la maison. En voyant son nouveau patron, il arrêta le moteur.
- C’est plutôt marrant comme boulot, dit-il.
- Tant mieux ! Je viens te prévenir que je dois m’absenter quelques heures.
Le jeune homme se décomposa.
- C’est que je veux pas rester tout seul dans cette taule...
- Qu’est-ce qui t’arrive ?... Un grand gaillard comme toi !
- Je m’excuse, monsieur Houle, mais je peux pas... Je crois... Enfin, je suis même sûr que cette maison, elle est hantée.
- Hantée ! Allons bon, maintenant... Qu’est-ce que tu racontes ?
- J’en dirai pas plus, des fois que ça porterait malheur.
- Ah, mais si ! Tu vas m’en dire plus ! Je ne vais pas être privé de sorties dans les jours qui viennent parce que monsieur Petit Lu a peur des fantômes !
La journée s’annonçait mal.
- Allez ! Suis-moi, on va discuter !
Petit Lu renâcla mais obtempéra. Polycarpe lui désigna avec autorité une place à la grande table et s’installa lui-même au bout : la place du chef.
- Je t’écoute. Et ne t’avise pas de me raconter des salades.
Petit Lu déglutit plusieurs fois, l’air penaud, et tira sur son petit bouc à la Richelieu.
- Ben, c’est la fois où je suis venu ici parce que Cornu m’avait convoqué. J’ai vu quelque chose...
- Tu le connaissais bien, Cornu ?
- Comme ça. Comme tout le monde. Sans plus.
- C’est-à-dire ?
- Des fois, il faisait  un aller et retour dans le village, avec sa canne, pour se dégourdir les guiboles. On avait l’impression qu’il avançait avec des jambes articulées... Il regardait tout le monde de travers et on lui parlait pas, à part Ulysse Côme, mais lui, c’était pas pareil, il était sympa.
- Ça ne t’a jamais étonné qu’Ulysse s’installe chez Cornu.
- Un peu, si. Vivre avec un vieux... Mais Ulysse travaillait sur les plans du logis... Alors, ça se comprenait.
- En somme, tu étais assez copain avec Ulysse.
- Bof ! Il nous emmenait, mon pote et moi, des fois à Soutrain ou à Chassac, dans son combi.
- Bon, revenons aux fantômes. Alors, t’as vu quoi, exactement ?
- Une forme, un peu comme un grand parasol replié, noir. C’est au moment où je montais l’escalier - il m’avait dit qu’il laisserait la porte d’en bas ouverte exprès, de monter directement dans son appartement, il faut dire qu’il vivait surtout là-haut, dans la grande chambre sur la rue - et la forme, on aurait dit qu’elle ne touchait pas par terre, en tout cas, ça faisait aucun bruit.
- Il faisait quoi, ce parasol volant ?
- Quand je suis arrivé sur le palier, je l’ai vu seulement glisser dans le couloir, et disparaître dans une encoignure de porte. Au début, j’ai cru que c’était Cornu, mais en face de sa chambre, sur le palier, il y avait une grande glace avec des dorures et comme la porte était ouverte, j’ai vu Cornu dans la glace, assis dans son grand fauteuil devant son bureau, éclairé par une lampe. Je pétochais. J’ai fait demi-tour vite fait...
- Il ne t’a pas entendu ? Il ne t’a pas rappelé ?
- Ben, non. À cet âge-là, on pique facilement du nez.
- Il t’avait convoqué à quelle heure ?
- Il m’avait dit d’être là, pile à dix-sept heures et il était pile dix-sept heures.
- Tu te rappelles le jour, peut-être ?
- Ouais ! Parce que c’était Halloween, le 31 octobre...
- Evidemment ! fit Polycarpe, et le fantôme avait un masque de squelette...
- Ici, vous savez, à part deux ou trois mioches qui quêtent des bonbecs, personne se déguise. Mais, si vous croyez que j’y ai pas pensé ! J’ai même interpellé la forme pour la rigolade... mais elle n’a pas réapparu et si ç’avait été un mec déguisé, il m’aurait fait signe, je suppose... Et puis, il a autre chose, ce jour-là, il pleuvait des cordes et j’ai même pas vu de traces mouillées par terre, à part mes propres empreintes !
- Et tu n’aurais pas vu, par hasard, des godasses à l’entrée ? Si ledit fantôme avait eu l’idée de se déchausser.
- J’en suis sûr que non.
- Je te rassure tout de suite, depuis que je suis là, il ne se passe rien de surnaturel. Il faut bien te mettre dans le crâne que ce que tu as vu, c’était forcément quelqu’un ou bien que tu as rêvé... Tu ne m’as pas dit pourquoi Cornu t’avait convoqué. Ça lui arrivait souvent de convoquer des gens ?
Il clôturait les lèvres avec un air farouche. Polycarpe attendit, en l’observant. Petit Lu rougissait à vue d’œil, en fixant le bois de la table, gêné, dans une immobilité de statue.
- Je ne peux pas te forcer à me parler... Alors, tu admets qu’il n’y a pas de fantômes ici et tu vas continuer à travailler. D’accord ?
- Je m’excuse encore, mais je vous préviens, je peux pas rester tout seul ici.
Polycarpe s’emporta :
- Mais tu comptes la gagner comment ta vie, hein ! Un coup, c’est les fantômes, un coup, ça va être le mauvais temps... Dis-moi franchement : où trouves-tu l’argent que tu claques ? Comment as-tu fait pour te payer cette moto ?... Soit dit en passant - mais il faut que ça sorte : avec ton gabarit de choucroute-man, t’es ridicule !
Cette estocade fit mouche. Offusqué, Petit Lu eut un sursaut de révolte et leva les yeux sur Polycarpe. L’air furax du patron réprima toute velléité de contestation et, contre toute attente, Petit Lu fondit en larmes.
- Et allez, maintenant les larmes ! Pendant que tu y es, roule-toi par terre en trépignant : on n’est plus à un enfantillage près !
Dans un gargouillis, Petit Lu confia un inaudible secret.
- Regarde-moi en face, Petit Lu, et répète en articulant.
- Cornu, il m’avait convoqué parce qu’il m’avait vu sortir de chez Chimène, la veille au soir.
- Et alors ? Elle te prédisait ton avenir ?
- Je savais pas qu’il était là, ce con, quand j’ai chouré le fric de la vioque... Il m’a tout de suite reconnu, malgré qu’il faisait nuit.
- Eh bien, voilà ! Nous y sommes. Entre nous, je ne sais pas le prix de ton engin, mais je suis sûr qu’il n’y avait pas assez pour le payer...
Petit Lu ravala ses larmes, prêt à discuter business.
- Y avait quand même un bon paquet. C’était une bonne prise : huit cents cailloux. Elle se fait pas chier...
- Je t’en prie... Le restant du prix, tu l’as trouvé où ?
- Ici ou là, à l’occasion...
- Bravo. Et si j’étais parti, tout à l’heure, tu m’aurais cambriolé ?
- Vous avez rien de valeur ! Et même pas cinquante, en liquide...
Polycarpe se statufia. Puis il se mit lentement debout en fixant l’énergumène.
- On a le choix, dit-il. Ou bien je te vire sur-le-champ et j’ai une petite conversation avec ton père, ou bien on se met d’accord sur mes conditions. Un : tu rembourses l’argent que tu as volé. Deux : tu cesses immédiatement tes jérémiades sur les fantômes qui n’existent pas.
- C’est pas les trois sous que je gagne qui me permettront de rembourser...
- Bien sûr que si ! Et pour commencer, tu vas revendre cette moto...
Petit Lu poussa un gémissement à faire déguerpir le supposé fantôme.
- Attends un peu : Cornu, il ne t’a pas obligé à rendre l’argent quand il t’a pris sur le fait ? s’étonna Polycarpe.
- Ben, non. Il était fêlé grave : il trépignait qu’il allait me passer en jugement et qu’il déciderait ensuite de la condamnation. Vu qu’après, il a cassé sa pipe, j’ai gardé le pognon
- Et qu’est-ce qu’il en dit, ton père, de ton train de vie ?
- J’y ai dit que c’était ma grand-mère qui me donnait le fric, vu qu’il est fâché avec elle et  qu’ils se parlent plus...
- Fâché avec sa mère ?
- C’est à cause de ma mère qui supporte pas sa belle-doche. Il a dû choisir entre sa femme et sa mère.
- Et ta mère, elle gobe tes mensonges ?
- Ben, ouais.
- Allez ouste ! Va bosser, fit Polycarpe d’une grosse voix, et n’oublie pas ce que j’ai dit : il n’y aura pas d’autres avertissements.
Pour la première fois, Polycarpe put accéder à la grange où il garait sa bétaillère, par la porte donnant sur le jardin, maintenant suffisamment dégagé le long des bâtiments.

à suivre...

13:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

26 janvier 2006

Qui peut m'expliquer ?

Comment interpréter les stats ? J'aimerais connaître la différence entre "visiteurs uniques" et "visiteurs", que signifie "bande passante" etc... Merci de bien vouloir me renseigner.

11:47 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (3) |  Facebook | |  Imprimer | |