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LES PETITS SECRETS DE POLYCARPE (9)

C’est en relisant « Passé imparfait » de Julian Fellows que j’ai compris ce qui fait la différence entre un bon roman [c’est-à-dire ce livre appétissant qu’on achète par gourmandise primé par les libraires, les jurys de magazines, ou encore les lycéens, voire les académies] et… un bon roman… littéraire ‒ tel que ce « Passé imparfait » de Julian Fellows ‒ du genre qui grave la comédie humaine sur les parois de la grotte, témoignage d’une humanité et non d’une classe sociale, d’un archétype humain et non d’un type lambda... Étant entendu que le type lambda, qu’il s’agisse d’un bourgeois bohème ou d’un dealer dans le Bronx, dans certaines conditions, peut tout à fait se retrouver dans un roman littéraire… c’est compliqué.
C’est compliqué parce que le texte littéraire ne sera, de toute façon, pas proposé à la dégustation sur les gondoles, subira de nombreux refus butés d’éditeurs, comme pourraient en témoigner Proust, Gracq, Céline, ainsi que le père d’Anne Franck avec le Journal de sa fille, Margaret Mitchell (Autant en emporte le vent), Richard Bach (Jonathan Livingston le Goéland) et J. K. Rowling (Harry Potter à l’école des sorciers)… et tant d’autres.
Ceci dit sans acrimonie, ne vous méprenez pas. Je ne plaide pas ma cause, aussi symbolique soit-elle… J’essaye seulement de décrypter le réel.
Julien Gracq constatait déjà en 1949 : « On ne sait s'il y a une crise de la littérature mais il crève les yeux qu'il existe une crise du jugement littéraire », La littérature à l'estomac, José Corti .
C’est compliqué parce que l’originalité (c’est-à-dire la différence) d’un texte littéraire est perçue d’abord comme perturbante et ennuyeuse par les comités de lecture éditoriaux, pour lesquels un roman doit avoir la fonction d’un trou de serrure par lequel ils épient les gens de leur petit monde, si possible en train de s’encanailler.
C’est compliqué, enfin, parce que les éditeurs, en bons manipulateurs de culture, brouillent habilement les cartes en publiant vertueusement des récits d’opprimés, des témoignages poignants du Monde entier, au regard desquels le chef-d’œuvre d’un inconnu passerait pour une élucubration de petit-bourge aigri. Et ces mêmes éditeurs-manipulateurs de culture poussent le bouchon jusqu’à « découvrir » des petits bijoux littéraires oubliés dans leurs archives 10, 20, 30 ans après le décès des auteurs : il n’y a pas de semaine sans une semblable découverte dans la presse littéraire.
Quoi qu’il en soit, toutes les fictions qu’elles soient ou non littéraires nous distraient et nous instruisent, en nous livrant une tranche de vie, une expérience humaine, une situation inédite ; les deux nous emportent ailleurs que dans notre petite vie : autre lieu, autre époque, autres mœurs…
Mais, selon moi, le roman littéraire est au bon roman ce que la haute-couture est au prêt-à-porter : la différence réside dans la maîtrise d’une coupe, d’un biais, d’une pince, la qualité d’une étoffe, l’ajout d’une broderie, d’une dentelle. Ce qui équivaut en littérature à la maîtrise du plan et des retours en arrière, du découpage chronologique, de l’épaisseur psychologique, l’insertion dans un contexte social, le choix d’un angle de vue, l’ajout de personnages secondaires bien campés…
La différence réside enfin, et surtout, dans l’empreinte durable qu’il laisse dans notre cerveau, la marque indélébile qui fera ensuite référence dans les circonstances de notre existence.

Ces grincheux complices des éditeurs qu’on appelle les libraires modifient sans arrêt les gondoles pour présenter les meilleures ventes passées ou supputées ‒ le critère universel étant que le roman… surprenne dans sa conventionalité…
Je fais ici mon Lucchini et je répète en articulant : surprenne dans sa conventionalité…
Cet oxymore reflète exactement le marché du livre.
Si j’écris un jour une méthode à l’intention des pisse-copie débutants qui veulent réussir vite, je leur recommanderai de relater des relations humaines ultra conventionnelles, à coup de clichés, mais sous un angle rafraîchi, inséré dans l’époque, comme, par exemple, « La femme au carnet rouge » d’Antoine Laurin, Flammarion, 2014.
C’est un exemple de « bon roman » bankable, mais non littéraire : une bluette plutôt touchante dont les personnages, bobos parisiens, sont assez falots ; le style est coulant, facile à lire, sans originalité, ni humour. Les clichés sont nombreux : Paris (valeur sûre), ses bistrots, l’inévitable ami gay, la fille qui aime son papa, les chats, aucune épaisseur sociale maladroitement compensée par l’allusion à un reporter de guerre, à un dégât des eaux…
On entend souvent parler de cliché, définissons-le : un cliché est une image ou une situation rebattue, apanage d’un groupe, d’une communauté, d’une classe sociale ; le cliché titille la fibre snobinarde, il rassure, déstresse, il renvoie au lecteur une image plutôt valorisante de la personne qu’il pourrait être, il flatte son narcissisme, c’est un artifice pavlovien. Le cliché est l’outil d’un auteur de talent, évidemment pas celui d’un écrivain de génie qui fait dans l’inédit.
Je m’aperçois que l’heure tourne… et je n’ai pas encore abordé l’idée qui me tient à cœur et que j’essaye d’exploiter dans mes « Polycarpe » : l’importance de l’architecture en croix du roman.
Considérez ce qui précède comme l’introduction du prochain billet…

Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)

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