Place du Palais, feuilleton, épisode n°4
Levant un regard éperdu vers la statue du Faune de Just Becquet qui orne le square, comme si c’était un saint faiseur de miracles, Romane expliqua :
— Ça fait un an que j’ai un patient en analyse, un parano, mégalo, totalement chtarbé, que je suppose accro à quelque poudre illicite. Et je viens seulement de comprendre qu’il est le concubin de ma demi-sœur... Je t’ai déjà parlé de Floriane ?
Pénélope allongea le cou, fit une bouche de mérou et leva un sourcil interrogateur.
— Depuis des années, on s’est perdues de vue, se justifia Romane en replaçant une épaulette. Je n’avais jamais fait la relation entre cet homme et ma sœur jusqu’à la dernière consultation, quand il a évoqué un détail particulier de l’enfance de Floriane que je suis seule à connaître. J’ai fait des recoupements pour être sûre. Et j’ai compris dans quelle galère ma sœur s’est fourrée avec ce type. J’ai bien failli me trahir, et puis je me suis dit qu’avec sa phobie du complot, il valait mieux pour Floriane qu’il ignore notre lien familial.
— Tu ne remplis pas une fiche avec les coordonnées de tes patients ? s’étonna Pénélope qui avait ouvert son Tupperware et piochait dans sa salade piémontaise.
— Si, bien sûr. Mais Floriane porte le patronyme de Frangeux comme moi, et non Retors, celui de son concubin. De plus, le petit malin m’avait donné l’adresse de l’entreprise où il travaille. J’ai cherché sur Internet, c’est une fabrique de couettes en plumes d’oies ! Non, non, c’est pas drôle. Pauvre Floriane... C’était une bonne fille, sympa, joyeuse, pleine de ressources. Et moi qui croyais qu’elle s’était mise à me détester alors que c’est ce manipulateur qui l’a complètement coupée de sa famille et de ses racines ! Plus grave : il l’a privée de son petit garçon qu’il a confié à sa mère, depuis que Floriane s’est mise à boire... parce qu’il la maltraite... le cercle vicieux !
— Oh, la pauvre ! compatit sincèrement Pénélope, l’appétit coupé.
— C’est que je suis coincée, tenue au secret professionnel...
— T’inquiète ! fit Pénélope d’un ton rassurant.
Sur ce, elle referma la boîte de son repas à peine entamé, la fourra dans son sac et, debout, bras tendu, promit jura qu’elle ferait tout pour sauver la sœur de son amie des griffes de ce salaud.
— Je contacte Armelle. On va trouver une solution... Je retourne au Musée et je t’appelle dès que j’ai du nouveau. Tchao.
Le soir même, Romane recevait un texto : « Modalités sauvetage ½ sœur devant flan courgettes chez moi demain soir ? »
Elle répondit : « Ok, merci les filles ».
Pénélope avait mis quatre couverts dans sa cuisine. Armelle était accompagnée de son mari et de sa fille, mais Lou préférait pique-niquer sur le canapé devant la télé. La porte restait ouverte de plain-pied sur le jardinet où ployaient les roses-trémières aux extrémités encore fleuries. L’été finissait en douceur. Munie de torchons, elle porta la terrine brûlante directement du four sur la table et servit son flan avec la grande cuiller à ragoût en argent de sa grand-mère.
Les stratagèmes pour prendre contact avec Floriane sans mettre la puce à l’oreille de Retors étaient limités puisqu’il lisait ses mails, ouvrait ses courriers, sondait son portable, se méfiait de tout.
— De toute façon, prendre contact, c’est bien joli, objecta Armelle en secouant ses boucles d’or, et après ? Si elle est au fond du trou, elle n’aura jamais l’énergie de s’en sortir toute seule.
Romane se jeta en arrière contre le dossier de sa chaise et croisa les bras avec détermination :
— Il faut carrément l’enlever...
Un silence accueillit cette suggestion, chacun soupesait les conséquences judiciaires éventuelles. François réagit favorablement.
— Je suis d’accord. Si Floriane porte plainte pour harcèlement et enlèvement d’enfant, le seul à craindre quelque chose de la justice, c’est le concubin. Nous la planquerons chez nous, on a assez de place, ce salaud n’est pas prêt de la retrouver.
Les Chamotte habitaient une maison à moitié troglodytique, non loin de l’ancienne maison de Calder, sur la route de Saché. François composait sa musique dans la cave et Armelle avait fait son atelier de potière dans l’ancien fournil. Un poêle casé dans l’ancienne cheminée chauffait la masure nonobstant agréable à vivre, pourvue de bons fauteuils et décorée de manière pimpante.
Ce couple d’artistes et leur fille Lou vivaient modestement, mais sans l’angoisse du lendemain pour la raison insolente qu’une rente tombait chaque trimestre sur le compte courant du musicien ! Une infime poignée de proches savaient que le père de François était une célébrité gay du showbiz, un chanteur populaire, père par erreur, distant mais prodigue. Ni Pénélope, ni Romane ne faisaient partie de ces initiés et c’est pourquoi elles s’étonnaient parfois que la vente de poteries et quelques grattouillages de guitare dans des concerts locaux suffisent aux besoins d’une petite famille ; mais l’amitié ne se décrète pas à la vue d’un bilan.
Le dîner s’acheva sur un thé vert à la menthe du jardin. Soudain, Lou fit irruption dans la cuisine avec un carnet à spirales en bramant :
— Pénélope est amoureuse, Pénélope est amoureuse, et je sais de qui, nananaire...
Lou avait trouvé le journal intime sous les coussins du canapé et avait lu les dernières pages ! Pénélope darda sur l’enfant un regard d’obus.
— N’importe quoi ! ricana-t-elle, en arrachant le carnet des mains de la fillette.
Romane voulut charitablement faire diversion :
— À propos... Savez-vous que mon bel Alex sort avec une petite horticultrice du marché aux fleurs... Je crois bien qu’ils sont amoureux... Il est transformé.
— C’est pas vrai... rétorqua Lou.
Sur le point de rectifier, la petite fille eut l’intuition confuse de trahir un secret, elle laissa tomber, ces histoires de grandes personnes étaient trop nazes. Et comme les regards étaient tournés vers elle, elle bifurqua avec désinvolture :
— C’est pas vrai, Alex, il a plein de copines mannequins, il me l’a dit.
« Ouf ! » souffla Pénélope avec, malgré tout, une petite boule de jalousie au niveau du troisième chakra.
Le kidnapping avait été programmé pour le jeudi, un jour où Adrien Retors venait en consultation au cabinet de Romane directement après sa journée de travail sans passer chez lui. Les trois comparses avaient ainsi largement le temps d’agir.
Bien stressés, ils s’entassèrent dans l’ascenseur de l’immeuble où habitait Floriane, carrefour de Verdun. Pour commettre le rapt, François avait vissé sur sa tête une casquette de voyou des années trente, col de veste relevé, Armelle était habillée en noir, ce qui rendait sa chevelure bouclée encore plus flamboyante, et Pénélope portait un survêtement Dorotennis taupe et des converses. À force de sonner, de frapper et d’appeler en vain, ils alertèrent un vieux voisin qui entrouvrit sa porte. Inquiet lui-même, il accepta d’utiliser le double de la clé que Floriane lui laissait en son absence pour s’occuper du chat.
La jeune femme gisait inanimée sur son lit, le visage crayeux. Sur la table de nuit, un tube de somnifères vide était renversé près d’une bouteille de gin également vide. Pénélope se pencha sur Floriane, prit son poignet, tâta son pouls. La sœur de Romane serrait encore dans sa main la photo d’un merveilleux petit garçon au regard triste...
à suivre...
Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)
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