24 janvier 2006
Statistique
Les empoignades augmentent la fréquentation des blogs. Ce fut le cas, ici, ces derniers jours. Pourtant, je ne souhaite pas qu'on utilise mon site pour se castagner.
Mon objectif est de divulguer ce que j'écris et de connaître vos réactions spontanées à la lecture des chapitres du Vieux Logis.
Or, je découvre que le blog, étant une bande déroulante, supperpose les catégories, ce qui produit une confusion regrettable. En plus, ça finit par voler bas... J'éviterai donc à l'avenir de créer la polémique sur mon espace d'expression : j'userai d'autres moyens. J'envisage par ailleurs de passer à la construction d'un vrai site, mieux adapté, à mes longs textes...
19:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook | | Imprimer | |
22 janvier 2006
Les aventures de Polycarpe - 4ème épisode
Suite du feuilleton...
LE VIEUX LOGIS
Chapitre quatre
Comme convenu, à neuf heures précises, Petit lu s’était pointé, perché comme un batracien sur une 125 cm rutilante, pour entreprendre le défrichage de l’enclos. Il s’était mis au travail, avec une apparente bonne volonté. Polycarpe avait repris son lissage de torchis, introduisant dans sa chaîne les Walkyries de Wagner, propre à noyer dans le charivari des cuivres le sifflement aigre de la débroussailleuse.
Le badigeonnage du plafond avait un effet de redondance sur la pensée qui allait et venait au rythme lancinant de la musique et, plusieurs fois, Polycarpe s’était étonné d’avoir vu arriver Petit lu sur cette moto, étant patent qu’il ne pouvait se l’offrir avec son éventuelle indemnité de chômage.Polycarpe ignorait le prix de cet engin mais n’arrivait pas à croire que le père de Petit Lu l’ait offert à son fils. Il s’étonnait encore plus que ce dernier puisse tolérer ce genre de dépense luxueuse. Le môme économisait-il tous les salaires de ses jobs, en vivant chez ses parents ou bien… avait-il des revenus d’origine douteuse ? Il n’irait pas par quatre chemins et, à la première occasion, il lui poserait carrément la question.
Quand il eut épuisé sa gâche, avant d’en préparer une autre, il se débarrassa de ses frusques plâtreuses et se lava les mains car l’histoire de ses prédécesseurs le taraudait.Il ouvrit la sacoche contenant ses papiers personnels et chercha les coordonnées d’Ulysse Côme sur l’acte de cession. Le jeune homme, né à Soutrain, âgé de 26 ans, « gérant d’une société immobilière en cours d’immatriculation » demeurait à Cannes. Polycarpe écrivit un mot, prétextant avoir besoin de conseils concernant la restauration de sa maison et mentionna son numéro de téléphone. Puis, son matériel électronique encore dans les cartons, il se rendit à l’annexe postale, près de la mairie, accessible entre les ramures vigoureuses d’un laurier-sauce.I
l s’extrayait du bosquet quand Berouette, descendant le perron de la mairie, le rattrapa, muni du double rose d’un ordre de mission qu’il fouetta d’une pichenette en disant :
- Si c’est pas malheureux toutes ces paperasses ! Les stratifs, ils nous bouffent les couilles !
Polycarpe, pris au dépourvu par cette rébellion inopinée, hocha la tête en signe de compréhension.
- Devriez allez voir ma pauv’mère, dit Berouette. J’y ai parlé de vous et de notre... petite conversation.
Le cantonnier fit un clin d’œil qui laissa Polycarpe perplexe. L’homme lui rafraîchit la mémoire :
- Vous savez bien : que p’t être les deux cambriolages seraient liés et que vous choperiez les voleurs… Ça y a remis le moral d’aplomb ! Vu qu’elle sort pratiquement plus, elle serait curieuse de vous connaître ! Si vous avez cinq minutes, je vous y emmène.
- Pourquoi pas ? dit mollement Polycarpe.
« Allons découvrir l’oracle de Rochebourg » ironisa-t-il, en se reprochant d’être parfois un peu trop disponible.Ils remontèrent la rue du Château jusqu'à son embranchement avec une ruelle aboutissant à l’entrée d’une cour que surplombait une carrière de tufeau. Polycarpe remarqua que les portes et les fenêtres aménagées dans la roche donnaient accès à deux petites maisons troglodytes identiques, séparées par des entrées de caves.
- Moi, j’habite dans le troglo de gauche, ma pauv’mère, dans l’autre. Au milieu, c’est l’entrée des galeries. Du temps des anciens, les troglos, c’était des logements gratuits pour les extracteurs de pierres. Un droit acquis, transmis de père en fils.Il prit l’air finaud :
- J’en connais des qui font tout pour nous déloger et que ça ferait rien de nous voir à la rue, si vous voyez c’que j’veux dire !
Polycarpe ne saisissait pas parfaitement l’intérêt qu’il y aurait à déloger de leurs caves ce pauvre bougre et sa mère. Il fit néanmoins la tête de celui qui voyait « c’quej’veux dire »Ils traversèrent la cour.
- Votre mère, exerce-t-elle toujours son petit commerce ?
- Ben, depuis le cambriolage, elle ne tire plus les tarots.
Il cogna aux carreaux poisseux.
- Eh ! la mère ! hurla Berouette, en ouvrant la porte, j’te présente le gars qui a pris le logis du Cornu !
Quand il entra, une douzaine d’yeux se fixèrent sur lui : il y avait des chats partout dont les petites bouches s’incurvaient en accolades rieuses et qui clignaient lentement des yeux comme s’ils étaient éblouis par le visiteur.
- Quand ils sentent pas les gens, ils se cachent, s’ils bougent pas, c’est signe que vous aimez les bêtes ou je me trompe, déclara-t-elle sur un ton acariâtre. Mais faites-moi le plaisir de pas écouter les balivernes qui courent sur moi comme quoi, mes chats, je les boulotte.
« C’est donc ça, la pythie du canton ! » se désola Polycarpe, en découvrant une pauvre vieille échevelée qui trônait dans un fauteuil recouvert d’un tissu délavé, la main tenant un bâton à la manière d’un sceptre. Elle était emmitouflée dans un châle, portait des bas à varices et des charentaises éculées. Elle regardait Polycarpe d’un œil fixe et soupçonneux.
- Alors comme ça, vous avez votre petite idée sur c’est qui qui m’a volé ?
- Pas encore, mais on s’y emploie, madame…
- Faut parler plus fort, j’ai qu’une oreille et encore ! Que dites-vous ?
- Comment dois-je vous appeler ? dit-il, en forçant les décibels.
- Chimène, comme tout le monde !- On m’a dit que vous prédisez l’avenir ? s’égosilla-t-il.
- C’est terminé depuis que j’ai pas été foutue de prévoir qu’on allait me piquer ma cagnotte !
Son amour-propre avait pris un bouillon.
- C’était une fatigue passagère, ça arrive aux plus grandes voyantes... Même celles qui conseillent les chefs d’état !
- Vous croyez ?Son regard se voilà d’une folle espérance.
- J’en suis certain !Pour être aimable, il tonitrua :
- Je suis prêt à vous faire confiance, si vous voulez essayer à nouveau !- Vrai ?
- Vrai.Le cantonnier remplit trois verres à moutarde d’un café réchauffé sur le gaz.
Polycarpe se sentait piteux et manipulé en tournant sa cuiller dans le café.
- Les affaires vont reprendre, dit-il à Berouette, votre pauv’mère va me tirer les cartes.
- Ça y fait plaisir. Ben, moi, pendant ce temps, j’ai une bricole à finir, je suis à côté, dit le fils, en s’esquivant.
La vieille femme posa un jeu de cartes devant lui.
- Allons-y, brassez les lames. De la main gauche, malheureux ! Et tirez-en une, déjà, pour commencer.
La première carte que Polycarpe sortit du jeu lui glaça l’échine. C’était la mort, l’arcane sans nom : un squelette armé d’une faux.
- Ça commence mal ! claironna-t-il.
- Faut pas croire, c’est pas une mauvaise lame ! C’est dit que vous êtes en train de tourner la page, de changer de vie et que vous êtes en pleine reconstruction !
- Étonnant, mais juste !
- Comment ça : étonnant ! Si vous y croyez pas, c’est pas la peine d’aller plus loin !
- Si, si... Continuez, ça m’intéresse, brailla-t-il, hypocrite.
Il prit dans le tas la deuxième carte : la Tempérance que Chimène posa à droite de la première, en commentant :
- Vous allez vous entourer de gens avec qui vous discuterez beaucoup. Peut-être une personne en particulier. Il y aura des échanges fructueux.
Il lui tendit la troisième carte, la Papesse qu’elle mit au-dessus des deux autres et la Force qu’elle plaça au-dessous.
- Y a quelque chose qui coince, je sais pas quoi, vous allez être confronté à des tracasseries, des trucs pas catholiques, en rapport avec la justice peut-être...
La bonne femme hocha la tête dans un silence inquiétant.
- Moi, vous savez, je ne fais que lire les cartes, je juge pas et rien sort d’ici ! assura-t-elle, respectueuse de la déontologie des voyantes.
- Ah, bon !
Polycarpe simulait le soulagement de pouvoir compter sur cette appréciable confidentialité.
- En tout cas, c’est l’avertissement d’un problème à résoudre. Par contre, je peux vous assurer qu’avec la Force, vous vous en sortirez haut la main. Vous aurez le courage et l’aplomb pour tout arranger.
Il soupira, un brin ironique.
- Ça se pourrait comme ça se pourrait pas, que vous découvriez mon cambrioleur, des fois, on sait jamais.
- Hé, des fois !
Contrairement aux allégations de Berouette, elle ne semblait pas perdre la tête et savait habilement mixer la réalité avec la fiction.Puis, elle se livra à un rapide calcul mental et choisit elle-même une cinquième carte. Elle aplatit victorieusement l’Empereur sur la table en hochant la tête.
- On peut dire que vous êtes verni, ça confirme ce que je viens de vous dire, que vous résoudrez vos problèmes et m’est avis, avec çui-là, que vous allez bien vous plaire à Rochebourg.
- Voilà des prédictions favorables, en somme.
- Mouais, si vous êtes vigilant avec la Papesse !
- Celle-là, croyez-moi, Chimène, je l’aurais à l’œil ! Combien vous dois-je ?
Elle sortit un convertisseur d’une boîte de boutons.
- Cent francs... Allez : quinze euros, on va pas chipoter après la virgule. C’est une promo !
- J’apprécie ce geste, flagorna Polycarpe.
Il espérait lui soutirer quelques renseignements plus concrets.
- Vous le connaissiez, ce Léonard Cornu ?
- Un vieux fou ! Il se faisait expédier des colis de chauves-souris vivantes...
- Pardon ?
- Oui, des chauves-souris, j’invente pas. Qu’il lâchait dans une des galeries, celle du milieu... Il entrait dans la cour, avant la tombée de la nuit, et vas-y, il lâchait les bestioles. C’est arrivé une paire de fois ! Faut-y être zinzin ! Et il magouillait je sais pas quoi avec l’autre, le Ulysse... Vous pouvez me dire à quoi ça ressemble de vivre avec un original comme ça, quand on est jeune et qu’on pourrait se mettre avec une belle fille ! On m’empêchera pas de penser que ces deux-là, ils manigançaient des trucs pas catholiques.
Elle toussa.
- Y a rien qui le prouve, d’accord. N’empêche.
Polycarpe se leva brusquement et s’inclina respectueusement :
- Heureux de vous avoir rencontrée, madame Chimène.
- Revenez à l’occasion !
Avec son bâton, elle enfonça une sonnette qui résonna au loin et Berouette surgit au signal, comme un diable à ressort de sa boîte.
- Ingénieux, la sonnette, fit Polycarpe.
- Je me débrouille, répondit le cantonnier, avec un haussement d’épaules faussement modeste.
En rentrant, pour oublier Chimène et ses tarots, il s’acharna avec vigueur sur une grande table ovale, qui avait dû séjourner aux intempéries un demi-siècle, aux pieds rongés par les vers, délaissée par Ulysse. Il raccourcit les pieds de trente centimètres, la ponça, la teinta au brou et la cira. Il disposait maintenant d’une table basse magnifique qui occuperait un espace encore virtuel, devant une grande cheminée qu’il n’avait encore jamais vue, occultée par une cloison de planches.
Après avoir dîné rapidement de nouilles au fromage râpé, Polycarpe et Basile se rendirent ensemble chez Constance Sirre, où se tenait la réunion de l'alipa. Tout en marchant, Basile prévint son compagnon du prosélytisme de la secrétaire.
- Elle est chiante. Vaut mieux laisser pisser, sans quoi elle ne vous lâche plus, avec son index qu’elle vous agite sous le nez.
- Charmant !
- Mais bon. On ne va pas décourager les bonnes volontés.
« Dommage !» se dit Polycarpe, envisageant de rentrer chez lui au pas de course.
Elle logeait rue de la porte du Sud, dans une maisonnette dont le linteau portait encore des traces de l’inscription « école », gravée dans la pierre au siècle dernier.Ils étaient les premiers arrivants et Constance les accueillit dans une tenue plutôt sexy, grandie par des semelles compensées, avec un sourire charmeur, abondamment souligné d’un rouge à lèvres coquelicot. C’était une petite blonde d’une trentaine d’années dont les rondeurs avaient quelque chose de rigide : corsetée d’une large ceinture, elle portait des vêtements moulants et son décolleté exhibait des seins exagérément rehaussés et rapprochés. Elle était coiffée d’une sorte de plumet maigrichon sur le dessus du crâne et sa longue frange plate accrochait ses cils. Elle plissa les yeux, très féline, en détaillant Polycarpe de la tête aux pieds.
- Imogène m’a prévenue que vous assistiez à notre réunion en auditeur libre, dit-elle, avec un faux air mutin et des intonations graves qui trahissaient la composition.
« Curieux pour une donneuse de leçons » se dit Polycarpe qui, prudent, la gratifia d’un sec : « Enchanté » et lui donna une poignée de main bourrue. Elle fit deux bises à Basile et leur proposa de prendre place autour de la table du séjour. L’intérieur était nickel. La disposition des meubles vernis, le canapé en cuir brillant et les vitrines chargées de souvenirs de voyages exotiques, la plante verte et un poulbot encadré, le tout d’un conventionnel navrant, était supposé témoigner d’une ascension sociale réussie. Jetant un œil sur sa montre, elle brassa puis rempila quelques feuillets avec agacement, en déplorant le retard des participants. Il était vingt et une heures quatre.
Elle s’adressa à Polycarpe.
- Vous comprenez, j’embauche de bonne heure demain matin. Les horaires sont modifiés avec les RTT, la CES est en congés. Je travaille aux PTT, au service des CCP et des PEL...
- Bien sûr, fit-il, affligé.
Puis, les retardataires arrivèrent. Tous échangèrent des bises. Polycarpe estima cette coutume locale de nature à l’empêcher irrévocablement d’adhérer à l’association.Évariste Verpré, employé imprimeur de son état et père de Petit Lu, était le type même de l’homme invisible, taille moyenne, visage quelconque, tenue vestimentaire dans les beiges, voix sans timbre. Il ouvrit avec lenteur une petite serviette en plastique, en étala le contenu devant lui : crayon taillé, gomme, calculette, surligneur et un feuillet quadrillé comportant des chiffres.« Le trésorier de la bande.»Imogène Cordet s’excusa de son retard en remarquant l’air impatient de Constance qui paraissait assise sur des punaises. Elle portait le même ensemble noir à col Mao que l’autre jour ; un peu échevelée, elle avait dû courir. Polycarpe imagina qu’emportée dans une prose inspirée, elle avait laissé passer l’heure de la réunion.L’autre jeune femme, que Polycarpe identifia comme la de Basile, était une belle fille blonde aux yeux bleus, à large carrure, d’allure sportive, en jeans, chemise à carreaux, coiffée d’une queue de cheval et qui répondait au surnom inattendu de Calamity. Elle lui fit un petit signe enfantin de la main, en repliant plusieurs fois les doigts sur la paume, avec un charmant sourire élastique et le regard complice.
- Je sais qui vous êtes : le demi-pensionnaire de Basile. Comment avez-vous trouvé mes tomates farcies ?
- Excellentes ! J’approuve votre collaboration !
Imogène demanda qui pourrait lui prêter un papier et un crayon : elle avait tout oublié...
- En tant que secrétaire, j’ai pour fonction de prendre les notes, fit remarquer Constance aigre-douce. Vous recevrez tous le compte-rendu.
- C’est vrai, excuse-moi, Constance... Pendant que j’y pense, tu enverras un exemplaire à Mama, qui ne peut pas venir aux réunions à cause des enfants. C’est sympa d’être venu monsieur Houle...
Constance interrompit les bavardages.
- Il est la demie, je vous fais lecture du dernier compte-rendu.
- Inutile, dit Imogène, on passe directement aux projets.
- C’est obligatoire, rétorqua Constance, vous devez approuver mon compte-rendu. Ah ! nous n’allons pas commencer à jongler avec les règlements.
Chacun piqua du nez, résigné. Quand la lecture fut approuvée à l’unanimité, Imogène reprit la parole.
- Il est urgent de s’organiser dare-dare. Nous allons faire un tour de table des projets que chacun suggère. Puis nous choisirons celui qui répondra aux critères de moindre coût, rapide à réaliser. Allons-y.
Les nombreux projets culturels qu’Imogène avait déjà évoqués devant Polycarpe, demandaient une logistique, des autorisations diverses et s’avéraient compliqués à mettre sur pied. Basile fit sensation en annonçant qu’il avait pris des contacts avec « Les Tréteaux Ambulants ».
- Une troupe itinérante. Cette année, ils adaptent des textes de Tchékhov mais leur planning est bouclé. En revanche, l’été prochain, ils sont d’accord pour donner des représentations à Rochebourg. Quand je leur ai parlé de la cour du château, ils ont été emballés.
- J’ai une idée, moi, dit Calamity. Un concours de pêche dans la Gourmette, puisque nous avons des truites ! J’offre aux gagnants un tour en calèche.
- Rien à voir avec l’art et l’artisanat, reprocha Constance.
- Si ça peut renflouer la caisse, pourquoi pas ! dit le comptable.
- Personnellement je trouve cela génial, dit Imogène.
- L’avantage, c’est la tranquillité pour les habitants. Je peux imprimer des avis en format A 8 qu’on mettra dans les boîtes aux lettres.- Et des affiches qu’on collera partout dans les environs !
- Je me charge de la presse locale.
Basile émit une objection.
- Si les concurrents apportent leur pique-nique, on ne gagnera pas un picaillon.
- En organisant une guinguette avec un petit menu bon marché au profit de l’association, suggéra Polycarpe.
- Qu’en pensez-vous ? demanda Imogène. Pour moi, c’est oui.
L’idée fut entérinée. Après avoir fixé au vingt juillet le concours de pêche et décidé de quelques détails pratiques, Constance servit un cidre et des macarons.Polycarpe demanda si la femme énigmatique au cabriolet bleu glacier avait été remarquée par quelqu’un de la petite assemblée.
- Iseult de Touche ! Elle est passée lentement devant mon bistrot, elle a fait demi-tour sur le parking... J’ai bavardé avec elle.
Basile focalisa soudain l’attention de tous. Polycarpe l’interrogea :
- Devrais-je la connaître ? Est-elle de la famille du comte ?
- C’est sa sœur. Elle a onze ans de moins que lui. Une nana un peu, disons... spéciale.
Imogène précisa :
- Pierre est son curateur ou quelque chose comme ça, elle passe la moitié de sa vie en psychothérapie, à Jonques.
Polycarpe connaissait de réputation cette clinique psychiatrique des environs de Chassac.
- Vit-elle à Rochebourg, le reste du temps?
- Sa belle-sœur, Rosemonde, ne peut pas l’encadrer. Pierre lui loue un petit apparte en ville. Vous savez, entre ses crises, elle est comme vous et moi.
- En ce qui me concerne, je ne l’ai jamais vue déjanter, dit Calamity. C’est une fille assez sympa mais il faut la connaître : elle est hyper émotive. J’ai son cheval en pension chez moi : Mirador.
Elle ajouta pour Polycarpe, en simulant une affreuse cancanière :
- C’était la copine d’Ulysse Côme...
Basile grimaça.
- Copine ? Elle s’accrochait à lui, plutôt. En tout cas, elle ignorait que le logis avait changé de propriétaire.
- Si elle est sortie de l’hosto, elle ne va pas tarder à venir monter Mirador...
Après la réunion, Évariste Verpré et Calamity, qui habitaient hors du village des propriétés proches l’une de l’autre, repartirent ensemble dans la Cherokee de la jeune femme.
Basile se pencha à la portière pour donner un baiser à sa petite amie puis, levant la main vers les autres en signe de bonsoir, retourna seul vers le café.
Alors qu’il escortait Imogène jusqu'à sa boutique, sur le chemin du logis, Polycarpe se renseigna :
- Est-ce que Basile et Calamity ont fait un choix délibéré de garder leur indépendance ?
- Je le crois. Leurs activités réciproques rendent difficile la cohabitation. Mais ils paraissent s’en accommoder sans problème. Ils sont jeunes et modernes.
- D’où tient-elle ce surnom ?
- Calamity ? Elle est très bonne cavalière, elle porte toujours des chemises à carreaux... Qu’avez-vous pensé de cette réunion, Polycarpe ?
- Votre enthousiasme est communicatif. Basile m’avait mis en garde contre la tendance autoritaire de Constance Sirre et je m’attendais à pire.
- C’est vrai qu’elle chipote sans arrêt. Elle est gonflante avec son règlement.
- Il y a quelque chose, en elle, de... spécial.
- Exact. Je pense qu’elle se donne beaucoup de mal pour séduire et trouver un partenaire !
« Spécimen à fuir » pensa Polycarpe qui demanda sur un ton railleur si ne recrutait délibérément que des célibataires.
- On pourrait le croire, s’exclama Imogène, en émettant un petit rire. Eh bien, non ! Évariste a une famille, Basile fréquente Calamity et, en dépit des apparences, moi, je suis mariée depuis quinze ans. Mais je n’ai pas d’enfant. C’est le regret de ma vie. Et vous ?
- Ma fille unique est elle-même mère de famille... Elle vit à Londres.Imogène soupira, souleva machinalement ses cheveux de ses doigts écartés, dans un mouvement qui dénotait d’une certaine lassitude, accentuée par une moue désabusée. Polycarpe ne fut pas insensible à la spontanéité gracieuse de son attitude, ni à la courbure de son cou, qu’elle dévoilait sans avoir conscience de la sensualité de son geste. Il refoula immédiatement cette attirance chromosomique.
- À la vérité, précisa-t-elle, je me suis provisoirement séparée de mon mari en m’installant ici, dans mon arrière-boutique. Anatole - c’est son prénom - a certainement des qualités, mais il est si... comment dirais-je, autoritaire, intransigeant qu’il m’empêche de respirer. Mais... bref. Je ne veux pas vous ennuyer avec ces histoires.
Du même pas tranquille, ils continuèrent de gravir, en silence, la rue du Château jusqu'à l’échoppe, éclairée d’un lumignon à l’ancienne. Pour quitter la jeune femme sur une note plus guillerette, Polycarpe avoua qu’il avait rencontré Chimène et qu’elle lui avait dit la bonne aventure.
- Oh ! Je parie qu’elle vous a fait le tirage en croix, sa grande spécialité... Que vous a-t-elle prédit ? Je meurs de curiosité...- Des échanges « fructueux » avec la Tempérance...« Est-ce vous ? » pensa Polycarpe, n’osant formuler sa question, craignant de passer pour un vieux dragueur.- Un nouveau tirage en croix s’impose... pour savoir qui est cette mystérieuse Tempérance !
Le ton enjoué d’Imogène, un certain regard brillant, le mirent de merveilleuse humeur. Ce qu’il pressentait en elle comme une fêlure créait entre eux une complicité de personnes rescapées : il avait envie de s’en faire une amie.
à suivre...
19:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer | |
21 janvier 2006
Stalker ou le Grand-Sachant
On avait déjà mal digéré son distinguo oiseux entre bons lecteurs et "mauvais lecteurs" : n'y a-t-il pas de l'impudence à auto-promouvoir des textes en annonçant qu'ils ne sont pas destinés aux "mauvais lecteurs" qu'il définit ainsi : "ceux qui lisent pour s'amuser, pour s'oublier (à tous les sens du termes), celles et ceux qui refusent de sonder les gouffres que révèlent les grandes œuvres, (…) qui n'admettent pas qu'un ouvrage puisse leur apporter autre chose que de la distraction et du rêve, (…) qui ne boivent que de l'eau plate, voire distillée, (…) qui ne savent pas que la littérature est un risque, celui de se perdre…" A contrario, suivez son regard, le bon lecteur est celui qui apprécie ses textes.
On est navré : la critique n'est pas l'œuvre, de même que toute création n'est pas art.Il faudrait avoir une disponibilité encore supérieure à la sienne pour faire une analyse exhaustive de la logorrhée vitupératrice dont il inonde le labyrinthe de sa "Zone". Je ne me priverai pas, à l'occasion et de façon aléatoire, de décortiquer ici la mégalomanie de ses écrits mais en attendant, j'ai un scoop pour les blogueurs d'Haut et Fort qui auraient éventuellement fréquenté le blog de Stalker sous-titré "dissection du cadavre de la littérature" : le cadavre vit encore !
Alors qu'il s'apprêtait à trépaner la littérature et à laver ses boyaux pour découvrir les causes suspectes de son décès, la dépouille a bougé, a ouvert un œil et, menaçant le zonard d'un scalpel, l'a obligé à prendre sa place sur le chariot. Il semble que la littérature, reprenant du poil de la bête, a l'intention de l'enfourner dans le congélateur où sont conservés depuis des décennies les générations successives de contempteurs du roman qu'ils qualifient depuis des siècles de "bourgeois" ou "réactionnaire". La littérature déclare dans un communiqué qu'elle est prête à libérer le zonard à condition qu'il laisse la littérature vaquer librement à ses occupations, raconter des histoires, distraire, faire rêver, amuser ou émouvoir ; qu'il cesse d'avoir pour objectif prioritaire de la dézinguer - vu que ce n'est pas nouveau sous le soleil ! C'est même complètement éculé !
La littérature que Stalker voit déjà morte, qu'il voudrait bien achever tellement il est énervé de la voir survivre à son érudition critique, c'est celle qui décrit l'humain et ses faiblesses et qui, par delà les siècles, nous permet de comprendre nos congénères et donne du sens à nos existences ; c'est une littérature construite par un écrivain-architecte, bâtie avec les matériaux maîtrisés du langage, où l'auteur ne se laisse pas dominer ses états d'âmes, excluant la polémique – apanage de la critique - pour offrir un miroir à l'homme. Stalker, faute de nous montrer l'œuvre achevée, offre à contempler ses échafaudages.
19:05 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook | | Imprimer | |
18 janvier 2006
Les aventures de Polycarpe - 3ème épisode
Chaque mercredi et chaque dimanche,
retrouvez vos héros préférés dans un nouvel épisode de la série policière :
LES AVENTURES DE POLYCARPE HOULE !
Résumé des épisodes précédents :
Polycarpe Houle, veuf inconsolable a changé de vie. Il a déniché dans Rochebourg, un des plus beaux villages de France, un vieux logis délabré qu'il entreprend de retaper et il embauche un jeune gars du pays, Luc Verpré dit Petit-Lu, pour défricher son jardin. Il a déjà fait connaissance avec les "doux dingues" du patelin : le cafetier-instituteur Basile Bot, la nourrice antillaise et artiste-peintre Marie Bulu surnommée Mama Boubou et la marchande de miel, psy à ses heures, Imogène Cordet... Jaco, le fils adoptif de Mama vient de trouver une mystérieuse montre à gousset portant les lettres L et C entrelacées...
LES AVENTURES DE POLYCARPE
Chapitre Trois
Les consommateurs de la veille tenaient à nouveau le comptoir quand Polycarpe entra au café. Berouette buvait sa pression quotidienne, perché sur un grand tabouret du bar. Mis en confiance par l’amical bonsoir de la veille, le cantonnier interpella Polycarpe comme une vieille connaissance.
- A fait plus chaud aujourd’hui, hein ?
- Sûr ! fit Polycarpe, l’air pénétré.
- Remarquez, pour les plâtres, c’est mieux, ça sèche plus vite.
L’homme-hérisson cherchait à nourrir sa curiosité.
- Aujourd’hui, j’ai fait relâche. Je suis allé en ville...
- Alors, monsieur Houle ? lança Basile, calé au bar en bras de chemise.
- Encore une histoire de Jaco.
Polycarpe s’adressa à Berouette.
- Est-ce vous qui autorisez ce petit à venir dans votre jardin ?
- Ben, j’empêche personne de cueillir un bout de persil ou de ciboulette.
Il prenait tout le monde à témoin :
- Je suis pas regardant tant qu’on m’esquinte pas mes plates-bandes.
- Jaco a trouvé quelque chose d’insolite dans votre jardin, dans le tas de branchages : une grosse montre à gousset en or massif.
- Une montre en or ! Dans mon jardin ! Ah ben ça ! Ah ben ça ! C’est quoi cette histoire encore...
Il était comme électrisé.
Basile lui envoya une bourrade par-dessus le comptoir.
- Hé, calmos !
- Un oignon en or aux initiales L C.
- À tous les coups, c’est Bibi qui va trinquer, qu’on va traiter de voleur, comme la fois que ma pauv’mère s’est fait chourer sa caisse, c’est tout juste si c’était pas moi le coupable, tu te rappelles, Basile ?
Berouette secouait la tête comme un hochet. Basile relata l’incident dont Chimène avait été victime.
- Quelqu’un s’est introduit chez elle, un soir, et lui a dérobé le pécule qu’elle planquait dans une boîte de galettes bretonnes.
Il était déjà venu à la connaissance de Polycarpe - via Basile - que Chimène, avait depuis longtemps reconverti le commerce de ses charmes dans celui des tarots de Marseille, ce qui lui permettait de vivoter.
- Ça remonte à quand exactement, Berouette, le cambriolage de Chimène ? demanda Basile.
- Un an pile à la Toussaint ! Je m’en rappelle, bon sang ! Vu que c’était l’avant-veille du jour que j’ai retrouvé le Léonard Cornu clamsé !
Basile, qui vérifiait dans le contre-jour l’absence de traces sur le verre qu’il essuyait, ajouta :
- Forcément, c’est quelqu’un qui connaissait les habitudes de Chimène, mais qui ? On a jamais su. Et puis, pas question de porter plainte, vu que c’était du black.
Berouette, calmé, se cramponna de nouveau à sa chope comme si, scellée au bar, elle représentait le seul écueil stable dans ce monde bouleversé.
- On me dira ce qu’on voudra, moi je dis que c’est depuis ce temps-là qu’elle tourne plus rond, la mère.
Basile envoya le torchon par-dessus son épaule, aligna le verre dans une rangée sur une étagère et s’arquebouta contre le bar.
- Au fait, dit-il, vous avez bien dit que la montre était gravée des lettres L et C. C’était justement les initiales de celui qui vivait au logis avant vous.
Polycarpe se dit que le même cambrioleur aurait pu tout aussi bien s’introduire chez Chimène et chez Léonard Cornu, puisque les faits étaient concomitants… Et Cornu aurait pu faire une attaque !
- Ce Cornu, il était peut-être cardiaque, suggéra Polycarpe. Quel âge avait-il ?
- Je dirais dans les soixante-quinze bien tassés... Cardiaque, on sait pas, mais asthmatique, c’est sûr : Ulysse racontait qu’il ne pouvait pas dormir autrement qu’assis, par petits sommes entrecoupés d’insomnies. D’ailleurs, Ulysse empruntait souvent les bouquins que je mets là, sur le vaisselier, pour Cornu.
- Compte tenu de la faible densité de population et de la théorie des probabilités... commença Polycarpe.
- Comment qu’il cause ! grommela Berouette, dont la tignasse drue rejoignait les sourcils puis refluait sous l’effet d’une laborieuse contention.
Polycarpe prit Basile à témoin du désopilant mouvement du cuir chevelu de Berouette et en rajouta :
- ... Il y a fort à parier que c’est la même personne qui a volé les économies de madame votre mère et la montre à gousset de feu Léonard Cornu.
- Dites, chouravée ou pas, elle était dans mon jardin, c’te montre, et si personne la réclame, dans un an et jour, elle sera à moi.
- Bien dit ! lança Basile. Si ça se trouve, on lui mettra la main au collet à ce cambrioleur, n’est-ce pas, Polycarpe ? Et Chimène récupérera son bien ! Car... Bien mal acquit ne...
Basile lança un coup d’œil de connivence à Polycarpe.
- ... profite jamais. Ben, si vous arrivez à le choper… À c’compte-là, on est d’accord.
Le proverbe et les paroles de Basile avaient calmé le bonhomme. Quand il eût quitté le café en compagnie des autres consommateurs, Polycarpe, indigné, répéta la phrase prononcée par Basile :
- « Si ça se trouve, on lui mettra la main au collet… » Hé ! Vous permettez ! Moi, j’ai rien dit, rien promis.
- Je le connais, dit Basile, il est soupe au lait, il s’emballe, en lui disant qu’on va retrouver le voleur, ça le calme illico.
Ils s’assirent, l’un en face de l’autre, à la même table ronde que la veille.
- Grande nouvelle, annonça Basile de son air toujours mutin, les bras croisés sur la table, en avançant le buste vers Polycarpe. A partir du week-end prochain, je suis en vacance scolaire et je transforme mon café en auberge. Le conseil a accepté mes propositions…
- C’est-à-dire ?
- Quelques équipements aux normes pour la cuisine… Il y a trois grandes chambres au premier à rafraîchir. Je vais refaire la salle de bain sur le palier, je me débrouille en plomberie…
- Avec l’été, vous aurez bien quelques randonneurs égarés, dit Polycarpe, pince-sans-rire.
- Nous amènerons peut-être des gens ici avec les festivités de l’alipa ! On en parle après-demain. Il y a réunion à vingt et unE heures chez Constance Sirre. Vous viendrez ?
- J’ai déjà promis à Imogène. Elle a tenté de me soutirer une adhésion, mais avant, je veux assister à quelques réunions.
Basile semblait oublier l’heure du dîner.
- Qu’est-ce qu’on mange, ce soir, Basile ?
- Nous avons un petit sauciflard, des tomates farcies...
- Et un chèvre garanti parfait, fit Polycarpe, imitant le futur aubergiste. Je me demande qui a cuisiné les tomates.
- Il commence à bien me connaître, le bougre ! Farcies par my girl friend number one. Quand elle prépare des petits plats chez elle, elle en fait un peu plus, pour moi et en l’occurrence pour nous : elle sait que j’ai un client.
- Est-elle prête à assurer la cuisine de la future auberge ?
Basile émit un rire franc.
- Pas vraiment... Vous savez, je vais m’y mettre, et si ça marche, je prendrais quelqu’un !
- Vous la cachez bien, votre petite amie.
- Vous la verrez vendredi !
En rentrant chez lui, Polycarpe pensait à l’occupant du logis dont il venait de découvrir l’existence. Le vieillard n’avait apparemment pas laissé de regrets impérissables. Tout de même, Polycarpe avait méconnu jusqu'à ce jour la personnalité de son prédécesseur, persuadé d’avoir succédé à Ulysse Côme, signataire de l’acte de vente.
Il comprenait bien qu’en qualité d’étudiant, le jeune homme se soit débarrassé du gouffre financier que représentait la restauration du logis. Et vu l’état de décrépitude avancée de la baraque, il fallait en déduire que le testateur n’avait pas de gros moyens, ni de liquidités à léguer. Le règlement des droits de succession avait dû mettre Ulysse Côme dans l’urgence de vendre.
Polycarpe se débarrassait de ses vêtements pour se coucher, lorsqu’il décida d’explorer son grenier sans plus attendre. En caleçon et en tee-shirt, équipé d’une lampe torche, il fouina, recherchant les indices de la vie du dénommé Cornu Léonard.
Une heure plus tard, il n’en pouvait plus de secouer les vieux bouquins répandus parmi des corbeilles vides, des potiches en terres cuites et autres vieilles godasses, et s’apprêtait à fuir la chaleur poussiéreuse du grenier quand il avisa une caisse emplie de codes de procédures et de revues de jurisprudence qui couvraient grosso modo les années 1948 à 1974. Certaines revues conservaient encore des vestiges de bandeaux à moitié déchirés. Aucuns ne conservaient la mention du destinataire, seulement une adresse : 3, rue de la Résistance prolongée, à Chassac. Indiquaient-ils l’ancien lieu de résidence de Léonard Cornu ?
A l’occasion, il y ferait un tour.
Léonard Cornu, homme de loi ? Avocat ? Magistrat ? Si l’homme était décédé à 75 ans, il aurait dû achever sa carrière dans les années 80.
« Que sont devenues les documentations après 1974 ? Pour quelles raisons l’homme avait-il élu domicile à Rochebourg dans cette maison délabrée et sans confort ? Etait-il ruiné ? Avec quels moyens pouvait-il héberger Ulysse ? Est-ce Ulysse qui assurait le viatique ? Pourquoi Ulysse s’était-il rapproché subitement de son grand-père ? Avait-il lorgné l’héritage ? »
Il baladait le faisceau lumineux sous les combles, découvrant un nombre conséquent de cuvettes et de seaux, dont les auréoles successives témoignaient de fuites dans la toiture. Les réparations urgeaient.
En achetant cet édifice miteux les yeux fermés, sans se soucier de son état, il avait fait preuve d’une compulsion à le posséder qui désavouait sa légendaire prudence. Jamais de sa vie, il n’avait acheté quoi que ce soit sans étudier la question à fond, peser le pour et le contre... La perspective des devis de réfection du toit provoqua une panique inopinée. Il se jugeait soudain avec la plus grande sévérité, intrigué par l’inconséquence de son propre comportement.
Mortifié, il descendit pesamment au rez-de-chaussée, ramenant un carton à chaussures « doc. Rochebourg » qui traînait là-haut, et mit de l’eau à bouillir pour préparer une tisane.
Qui connaissait Polycarpe savait qu’il traversait, à cet instant, une très grave crise existentielle : il avait horreur des tisanes. Et pendant que le sachet de verveine teintait l’eau d’un jaune verdâtre, il ouvrit la boîte : parmi des ouvrages d’archéologie se trouvait un fascicule grisâtre en papier vergé, comportant un texte écrit de la main du Père Bellay de Turpin, daté de 1792 et intitulé : « De la fuyte des comtes de Touche à la Révolution. » Il le feuilleta rapidement.
Imogène n’avait-elle pas évoqué une foire aux livres anciens ? Il en ferait don à l’alipa, et profiterait de l’occasion pour liquider les stocks du grenier.
En absorbant distraitement une gorgée du breuvage, il faillit s’étrangler, et dut, pour survivre à la verveine, lamper une rasade de cognac.
à suivre...
11:15 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer | |
16 janvier 2006
Mélancolie
J'ai peint cette aquarelle il y a une dizaine d'années, sans savoir qu'elle reprenait les critères universels de la mélancolie tels qu'ils sont illustrés dans l'expo dont parle Uhlan dans son blog. Cf : leuhlan.hautetfort.com.
C'est pour illustrer son article que je diffuse ce tableau ici (l'image ne passe pas dans les commentaires).
15:12 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer | |
15 janvier 2006
Le sexe des anges...
Vu à Sainte-Marie-de-Ré.
17:50 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook | | Imprimer | |
Les aventures de Polycarpe - 2ème épisode
NB : - j'ai mis dans la rubrique "à propos" ce que vous pourriez avoir envie de savoir sur my little person et que je n'ai pas envie de développer ici.
LE VIEUX LOGIS
Chapitre II
Le téléphone sonna alors qu’il petit-déjeunait sur un coin de table, au milieu de son chantier. Il perçut une voix féminine aux intonations chantantes.
- Nous ne nous connaissons pas encore, monsieur Houle. Je m’appelle Imogène Cordet, je tiens le petit commerce de miel et pains d’épices dans la rue du Château.
- Je dois vous féliciter pour vos excellents produits que j’ai dégustés chez Basile Bot. Je n’ai pas encore eu l’occasion de pousser la porte de votre échoppe.
C’était une petite boutique à l’ancienne, aux vitrines en demi-cercle de part et d’autre d’une porte basse à laquelle on accédait en descendant trois marches. Des pots de miel d’essences variées y étaient exposés ainsi que des boîtes de cire d’abeilles et autres produits dérivés de la ruche.
- On dit que vous travaillez comme un forçat dans le logis, fit gaiement Imogène Cordet.
- Disons que je bricole. Pour le gros-œuvre, je déléguerai...
- Figurez-vous que je viens vous donner l’occasion de poser vos outils, temporairement, bien sûr.
- Que me proposez-vous ?
- C’est une suggestion. Maintenant que vous êtes un citoyen de Rochebourg, ne souhaiteriez-vous pas faire la connaissance des plus dynamiques d’entre eux, farouchement décidés à ressusciter le patelin ?
- C’est un groupuscule politique ? s’enquit Polycarpe, avec méfiance.
Imogène Cordet émit un gloussement.
- Qui sait ? Certains d’entre se présenteront peut-être un jour aux élections ! Pour le moment, ce n’est pas à l’ordre du jour : nous formons une association locale et indépendante pour la promotion des arts et de l’artisanat.
- Félicitations pour cette initiative, mais je vous préviens : je ne suis ni artisan, ni artiste.
- Ce n’est pas indispensable. L’alipa a aussi besoin de soutien moral et parfois d’un coup de main. J’aimerais vous expliquer tout ça de vive voix. Voulez-vous passer à la boutique ou préférez-vous que je vous rende visite ?
Confronté à cette alternative sournoisement dolosive, Polycarpe considéra son chantier. Il choisit la première option et proposa le lendemain, dans la matinée.
D’un certain point vue, le coup de fil d’Imogène Cordet lui faisait plaisir. Il était content d’être sollicité en tant qu’habitant adoubé de Rochebourg, même si la perspective de ces réunions où l’on déblatérait de tout et de rien et où chacun se gonflait d’importance, ne l’emballait pas.
Tandis qu’il répondait au téléphone, en regardant vaguement par la fenêtre, un cabriolet décapoté, bleu glacier contourna le chêne de la place ; la conductrice, à la façon des héroïnes d’Hitchcock, portait des lunettes noires, la tête serrée dans un petit fichu, et observait chaque maison. Un agent immobilier ? Une touriste étrangère résidant dans quelque gîte des environs ? Le cabriolet, ayant fait demi-tour, repassa au ralenti devant le logis ; la pseudo starlette examina la maison, croisant le regard de Polycarpe, avant de prendre de la vitesse et de disparaître dans les virages de la colline.
Le lendemain, il pénétra dans le petit magasin dont l’enseigne annonçait : « miels et pains d’épices » en lettres pyrogravées sur une grume de pin. Les bâtonnets d’une clochette tintèrent et il attendit en détaillant les produits empilés en quinconce sur des étagères.
Une main, longue et brune, puis un bras remuèrent les perles d’un rideau et une femme apparut, l’air hagard, dans une tenue chinoise en soie noire. Elle était grande et mince. Ses cheveux peu épais, ni longs ni courts et mal coiffés dont elle devait elle-même cisailler la frange pas très régulière, encadraient un visage allongé aux pommettes saillantes, aux narines translucides, que des grands yeux et une bouche sensuelle rendaient atypique. Entre une quarantaine marquée et une cinquantaine bien conservée, Polycarpe lui attribua aux environs de quarante-cinq ans. Elle lui demanda ce qu’il désirait, la paupière alourdie sur un regard blasé.
Il n’imaginait pas ainsi la personne entendue au téléphone. Il se présenta :
- Le forçat du logis. Je viens voir Imogène Cordet.
La métamorphose fut spectaculaire : toute sa personne rayonna comme si elle reprenait vie et elle eut un sourire asymétrique qui la rendait charmante.
- Entrez, passons derrière, nous serons mieux pour bavarder !
Considérant sa première impression, Polycarpe craignit d’être importun.
- Vous ne me dérangez pas le moins du monde. J’étais dans ma comptabilité... la TVA... et, ce genre de truc, ça me mine...
Derrière la boutique, il découvrit une pièce claire, prolongée d’un balcon sur pilotis, qui surplombait une petite enceinte de verdure en contrebas, accessible par un escalier extérieur. La pièce était meublée de bric et de broc, des jetés de couleurs vives recouvraient des fauteuils en rotin et un clic-clac. Quelques affiches de galeries d’art égayaient les murs.
Elle se mit à parler, très volubile, laissant parfois en suspend ses bavardages pour sauter du coq à l’âne.
- Appelez-moi Imogène, dit-elle, au milieu d’une phrase où elle lui exposait l’historique, au demeurant récent, de l’alipa dont elle était la présidente.
Puisque les élus ne semblaient préoccupés que par le plan d’occupation des sols, les ravalements des édifices et l’agrandissement du cimetière, les habitants se prenaient par la main. Avec un cadre pareil et un château, il suffisait d’avoir des idées. La première idée, suggérée par Marie Bulu, était une exposition d’œuvres peintes ou sculptées. Basile Bot, le vice-président, avait proposé d’accueillir des troupes de théâtre qui se produiraient dans les ruines. Constance Sirre voulait organiser un concours de dictée, une foire aux livres anciens. Évariste Verpré proposait un jour de brocante.
- Évariste Verpré, le père de Petit Lu ?
- À la bonne heure, vous connaissez déjà du monde.
- J’ai contacté Petit Lu, il est d’accord pour venir nettoyer mon jardin.
- Parfait, ça lui fera le plus grand bien. Ce garçon est complexé. Je vous offre un café ?
- Bien volontiers. Je suppose que vous devez obtenir des autorisations spéciales pour occuper des lieux comme le château ?
- Le propriétaire actuel est d’accord pour accueillir nos animations. Le comte est assez large d’esprit, vous savez. Il a d’ailleurs pris sa carte de membre honoraire pour soutenir nos initiatives. Les subventions qu’il reçoit des Monuments historiques sont employées à éviter l’effondrement des corniches sur la tête des promeneurs. En contrepartie, Pierre de Touche autorise les visites de « la chambre rouge ». Vous devriez la voir, c’est impressionnant !
Tandis qu’Imogène jacassait en versant l’eau bouillante sur un filtre, dans son petit coin kitchenette, le regard de Polycarpe errait sur le tapis de la table, le dessus d’un petit buffet en pin. Il n’y avait nulle trace d’un quelconque document comptable, pas même un relevé de banque. En revanche, un gros cahier broché, refermé sur un crayon dont la petite gomme usée dépassait les feuillets, attisa sa curiosité. Il l’entrouvrit furtivement. Sur la première page, il lut : « Étude d’un cas de machisme paranoïde par I.Cordet ». Une grande moitié du cahier était remplie d’une écriture fine, élancée, volontaire.
- Alors, viendrez-vous à notre prochaine réunion, vendredi prochain ?
Il referma prestement l’ouvrage manuscrit, bluffé par ce titre.
- Comment refuser de connaître l’élite branchée de Rochebourg...
En arrivant, tout à l’heure, il avait interrompu la psychanalyste ce qui expliquait sans doute l’air songeur de la marchande de miel. Pourquoi avait-elle prétendu faire sa déclaration de TVA ? Étudier un cas de « machisme paranoïde » était certainement un hobby respectable, même si c’était, pour lui, du chinois.
Décidément, après Basile et Mama, Imogène aussi avait deux visages. « Bienvenue à Janus City ! ».
C’est en revenant de sa visite à Imogène qu’il découvrit assis devant chez lui un gros baraqué aux longs cheveux attachés en catogan, dont la fine moustache et une barbichette à la Richelieu avaient été probablement étudiées pour viriliser un visage porcin, affligé d’un double menton et de grosses joues couperosées. En attendant l’occupant du logis, il s’était assis sur l’une des deux bornes tronquées qui encadraient la double porte vitrée de la cuisine et se rongeait les ongles avec une application gloutonne.
En voyant Polycarpe approcher, il se mit debout, s’essuyant les doigts sur son jean, et balbutia un bonjour craintif. Il dépassait Polycarpe d’une bonne tête et semblait encombré de son corps.
- Je suis Petit Lu, dit-il, en rougissant.
- Enchanté !
Polycarpe agita avec énergie la grande main molle et potelée du jeune homme.
Ils traversèrent le chantier de la cuisine puis passèrent dans le hall de l’entrée.
Avant de rendre à ce large corridor sa fonction originelle, il était impératif de jointoyer le linteau du porche donnant sur la place et qui menaçait effondrement. C’était le point stratégique de la bâtisse qui distribuait les pièces du rez-de-chaussée et d’où partait, vers les étages, un escalier massif de chêne noirci par cinq siècles ; il donnait également sur le jardin, par une porte rafistolée avec des plaques de zinc.
Petit Lu lança un regard apeuré vers l’étage, se rapprochant de Polycarpe au point de le heurter.
- Excusez.
- Bon sang, regarde où tu marches !
- Ces vieilles baraques, ça me fout les boules.
Après avoir examiné le froussard qui cherchait une contenance en se grattant compulsivement la nuque, Polycarpe haussa les épaules.
Comme tous les jardins de Rochebourg, celui-ci était clos de murs en pierres extraites des galeries. L’herbe, les chardons, des orties, des sureaux et des sorbiers l’envahissaient. Impossible de se frayer un chemin jusqu’aux vestiges d’une serre vitrée qu’on apercevait dans le fond. Polycarpe n’avait d’ailleurs jamais poussé la curiosité jusque là. Il n’était pas jardinier.
- Il faut rendre cet enclos accessible, couper l’herbe, tailler les branches...
- Vous avez des outils de jardin? demanda Petit Lu, faisant preuve d’un esprit pratique de bonne augure.
- Si tu es d’accord avec mes conditions, je m’approvisionne dans une jardinerie dès aujourd’hui. Je te propose un forfait défrichage de trois cents euros. Mais si tu traînes, tu seras perdant, OK ?
- C’est bon. Ça va calmer mon vieux qui veut me voir bosser. Je commence quand ?
- Demain ?
- Bof, si vous voulez.
Fort des recommandations de Basile Bot, Polycarpe décida d’être ferme.
- Je veux te voir, tous les matins, à neuf heures tapantes. Tu peux apporter ton casse-croûte et manger ici, pour gagner du temps...
- Ça marche, bon ben, je me sauve.
Petit Lu rebroussait chemin illico comme un type à l’emploi du temps minuté.
- Eh, y a pas le feu ! Je t’offre un verre ?
- C’est qu’il est midi. Je déjeune avec mon père et le mercredi, il embauche de bonne heure à l’imprimerie.
« C’est vrai que la bouffe pour ce pouf-pouf ça doit sacré. »
Polycarpe rengaina sa cordiale proposition et reporta l’investigation qu’il voulait mener pour savoir si Petit Lu, à l’instar des autres rochebourgeois, possédait une double personnalité.
Il déjeuna rapidement avec l’intention partir de bonne heure dans la zone commerciale de la banlieue de Chassac, la ville importante la plus proche de Rochebourg, pour avoir le temps, au retour, de passer chez Mama, voir ses peintures, saluer Jaco et faire la connaissance de Muguette. En groupant ses démarches, il disposerait demain d’une journée pleine pour avancer ses travaux.
Il sortit de la grange sa « bétaillère », une vieille 505 diesel commerciale aménagée pour le transport des animaux dont l’habitacle comportait une grille d’isolation entre les places avant et l’arrière. Polycarpe comptait bien la conserver au moins aussi longtemps que dureraient les travaux de restauration du logis. Sa situation exigeait prudence et rigueur en matière de budget.
L’avantage de la bétaillère était sa capacité à contenir tout matériel encombrant, en l’occurrence une faucheuse-débroussailleuse électrique et l’enrouleur de fil, plusieurs outils à longs manches, une cisaille perroquet. Profitant du déplacement, il s’approvisionna en décapant et en feuilles à poncer dans une grande surface de bricolage et fit des courses alimentaires dans un supermarché. Le temps de chercher et de choisir les articles, de poireauter aux caisses, de faire la route et de décharger, il était plus de dix-huit heures quand il arriva chez Mama.
La courette était accessible par quelques marches et entourée d’un muret ébréché. Un petit portillon muni d’une targette empêchait la marmaille de sortir. Jaco animait des petits pirates Playmobil à l’intérieur d’un galion, captivant un auditoire de deux bambins, ne prêtant aucun attention au visiteur. Un ratier, genre Milou en gris sale, apparut sur le seuil et fit un grand détour, d’une démarche de jouet mécanique, pour aboutir sur les talons de Polycarpe.
- Biros ! laisse le monsieur tranquille ! ordonna Jaco distraitement.
Une jeune fille métis à l’expression triste, alanguie dans une chaise-longue, prévint mollement sa mère d’une voix éteinte.
Jaco apostropha Polycarpe :
- Je vous remercie pour le hérisson, il est guéri maintenant, je l’ai relâché.
Il exécutait visiblement les consignes de politesse exigées par sa mère, avant de se replonger dans ses histoires de pirates. Curieusement, la guérison du hérisson ne semblait pas le réjouir en proportion de son inquiétude de la veille.
- Entrez et ne regardez pas le désordre, je vous prie !
Il pénétra dans une cuisine où sifflait un autocuiseur et se dirigea vers l’autre pièce, contiguë, d’où lui parvenait la voix de Marie qu’il trouva devant un chevalet orienté face à la fenêtre ouverte, le pinceau à la main.
L’odeur d’huile de lin luttait contre celle du chou en provenance de la cuisine. La pièce était meublée d’une vieille table pleine de traces de peinture, d’étagères rudimentaires garnies d’un foutoir de toiles vierges, de papiers à dessin et de livres. Tous les murs étaient tapissés de grands tableaux figuratifs, peuplés de personnages rigides qui le fixaient de leurs regards vivants, certains ravagés par la désolation, d’autres emprunts de naïveté. L’artiste anticipa l’éventuelle remarque de Polycarpe :
- Ceux-là, je ne les vends pas.
À sa façon de baisser les paupières sur un regard désabusé, il vit qu’elle feignait le détachement.
- Pourtant, ça vous prend aux tripes, dit Polycarpe.
- Ce ne sont pas des tableaux-bibelots qu’on accroche pour mettre en valeur la moquette. Les gens préfèrent ça.
Polycarpe s’étonnait de la voir enduire une toile en noir à grands coups de brosse.
- Je prépare les fonds de mes natures mortes. Un noir adouci de terre de Sienne pour faire mieux ressortir les reflets, regardez...
Elle retourna plusieurs toiles achevées, posées contre un pied de table. Raisins ou pommes aux tons vifs et brillants débordaient de coupes de porcelaine posées sur des dentelles fignolées. Il y avait des variantes avec carafes ou bougeoirs...
Elle avait la tête enturbannée d’un tissu coloré, un sourire de gosse faisait saillir ses joues rondes en y creusant des fossettes.
- J’en fait plusieurs en même temps, tous les bougeoirs, tous les napperons, ça m’évite de nettoyer mes pinceaux. Ils se vendent bien...
Elle fronça soudain les sourcils, jeta un regard dehors, en direction des enfants, avant de refermer la fenêtre.
- Puisque vous êtes là, j’ai des choses à vous dire. Asseyez-vous.
Elle délesta un tabouret d’une pile de journaux.
- Jaco est allé rendre sa liberté au hérisson dans le jardin de Berouette et à son retour, il cachait quelque chose dans sa poche, avec l’air pas dans son assiette.
Elle tira le tiroir de la vieille table, en sortit une grosse montre à gousset, au cadran bombé, en or massif accrochée à sa chaîne.
- Voilà, c’est ça !
Polycarpe considéra l’objet, le retourna. C’était un objet de valeur. Le verso était strié d’entrelacs. Il la porta à son oreille, ouvrit le clapet ciselé qui occultait les mollettes et remonta le mécanisme. La montre se mit à marcher.
- Il me jure qu’il l’a trouvée dans un coin où on jette des branchages, les ronces et les mauvaises herbes, en essayant de voir où s’enfuyait son hérisson.
Il considéra les entrelacs de l’oignon qu’il soumit à la vue de Marie.
- Que déchiffrez-vous? Je n’ai pas mes lunettes mais je crois distinguer les lettres L et C dans les circonvolutions. LC... Ça ne vous dit rien ?
- Regardons dans l’annuaire...
Elle s’empara du catalogue des télécoms et le compulsa sur ses genoux.
- Pas de L.C. disposant d’une ligne téléphonique fixe sur la commune... Je ne vois qu’une seule personne dont le nom correspondrait à ces initiales : un vieux grincheux, mort l’an dernier : Léonard Cornu, celui qui occupait le logis avant vous.
Interloqué, Polycarpe bondit sur ses pieds, fit le tour de l’atelier.
- Mais j’ai signé l’acte de cession, par l’intermédiaire du notaire, avec un certain Ulysse Côme, qui m’a été déclaré comme le propriétaire ! En son absence, les démarches se sont faites par courrier. Mais il n’a jamais été question de ce Cornu !
- C’était le grand-père d’Ulysse... Cornu l’a hébergé et Ulysse était aux petits soins. Un étudiant aux Beaux-arts. Il faisait une sorte de mémoire sur l’architecture de votre maison. Je crois qu’il s’est installé dans le midi. Ulysse venait d’hériter du grand-père quand il vous a vendu la maison, mais il a déménagé tout de suite après l’enterrement.
- Abandonnant quelques chaises bancales, un vieux bureau, une console rococo et de la vaisselle dépareillée... Autrement dit, si cette montre appartenait à ce Cornu, elle a été chapardée avant le déménagement d’Ulysse Côme, du vivant de Cornu.
- En tout cas, Cornu n’en a jamais parlé et Dieu sait pourtant si c’était un râleur !
- Il faut croire que la personne coupable de ce chapardage n’avait aucune envie d’être trouvée en possession de cet objet aux initiales du propriétaire. Elle s’en est débarrassé dans le premier roncier venu.
Elle porta ses mains à sa taille affectant un air outré et ses prunelles roulaient dans le blanc de ses yeux écarquillés.
- Dans quel monde vivons-nous, monsieur Houle !
Il imita le même ton faussement scandalisé.
- Je vous le demande, madame Bulu !
- Quand vous m’appelez madame Bulu, ça me fait trop bizarre ! Appelez-moi Mama !
- D’accord et en échange, appelez-moi Polycarpe.
Elle enfouit son visage dans ses deux mains pour masquer son hilarité. Et lui, croisant jambes et bras, feignit un air ennuyé :
- C’est lassant à la fin. Dire que ma défunte mère avait projeté dans ce prénom toutes ses ambitions sociales ! Et voilà, vous pouffez !
Mama posa sa main sur l’avant-bras de Polycarpe en signe d’excuses, sa mine montrant qu’elle appréciait l’humour pince-sans-rire de son visiteur.
- Vous m’avez l’air d’un homme bien gentil, dit-elle, en le regardant comme si elle voyait les tréfonds de son âme. Vous mériteriez d’avoir une bonne amie.
Polycarpe reçut le compliment avec un certain embarras dont Mama le sauva en remettant la montre sur le tapis.
- Qu’est-ce que j’en fais ?
- Normalement, elle appartient à Ulysse, dit Polycarpe. S’il revient dans le coin, nous lui rendrons...
- J’ai un autre souci avec ma fille aînée... Muguette m’inquiète. Vous l’avez vue ?
- Ainsi, la petite princesse évanouie que j’ai aperçue est donc Muguette !
- En ce moment, elle est dans une mauvaise passe, et je n’arrive pas à lui tirer un mot... Autant que je vous le dise maintenant, avant que la rumeur me précède : elle n’a jamais connu son père - je devrais dire : son géniteur. Je me demande si c’est ça qui la travaille... Oh, excusez-moi, je vais éteindre sous la cocotte...
à suivre...
17:20 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer | |
11 janvier 2006
Les aventures de Polycarpe - 1er épisode
Je zappe sur les renseignements perso et la bio : on verra plus tard.
Pour l'essentiel, sachez que je suis auteur(e) de :
· Un POULPE, paru chez La Baleine-Le Seuil, en 2001, sous le n° 228 et intitulé : UN PETIT LAPSUS TRES SUSPECT (toujours disponible en librairie)
· Une série à énigmes qui donne son titre à ce blog : LES AVENTURES DE POLYCARPE HOULE. Les deux premiers ont été écrits et publiés en 2003 et 2004 par une petite maison d'édition - que j'ai dû quitter, récupérant tous mes droits.
Cette série comprend à ce jour quatre titres :
1. Le Vieux Logis
2. Le Pigeon Noir
3. Le Nègre en Chemise
4. Le nombre d'Or
Nonobstant, pour causer chic, l'absence de publication papier, je tiens à diffuser mes romans. Ces récits ont eu de bonnes critiques et ont, semble-t-il, réjoui les lecteurs rencontrés ici ou là lors des dédicaces. J'envisage de publier sur ce blog deux chapitres par semaine... en alternance avec de la doc sur cette série (notes, presse, interview, bio, etc)
Et maintenant, j'envoie le premier chapitre en copier-coller...
LE VIEUX LOGIS
Chapitre Un.
Les dalles du sol n’étant pas planes, l’escabeau où il était juché pour lisser le torchis du plafond avait de brusques accès de claudication et Polycarpe assurait son équilibre en agrippant la poutre de la main gauche. Il coinçait entre ses pieds une cuvette de cuisine emplie d’une gâche de néophyte, au plâtre trop liquide, dont la plus grande partie le maculait de dégoulinades et giclait par terre sur les feuilles déployées du Nouvel Echo.
Il avait entrepris de retaper sa vieille demeure, en commençant par la cuisine. Aucun artisan n’avait jugé rentable ce ravaudage de torchis : la chaux s’était délitée et il tombait, n’importe où, des averses inopinées et généreuses de poussières noirâtres, y compris dans son assiette.
C’était exactement l’activité dont il avait besoin en ce moment. Les efforts physiques lui assuraient un quota de sommeil réparateur, le résultat bien visible était encourageant et il formait à nouveau des projets. Pour survivre à son chagrin après le décès accidentel de son épouse, Polycarpe avait décidé de changer d’existence : il avait vendu l’appartement conjugal et cédé son cabinet de vétérinaire, s’estimant suffisamment nanti pour assurer pécuniairement l’intérim jusqu’à la date officielle de sa retraite.
Dans sa quête acharnée d’un nouveau lieu de vie, il avait scrupuleusement écumé la région et découvert, dans une boucle d’itinéraire oublié depuis la construction d’une rocade, le pittoresque village de Rochebourg bâti en terrasses sur une colline et dominé par les vestiges d’un château.
Confondu par l’apparition, il avait arpenté les ruelles escarpées, emprunté les escaliers moussus qui les reliaient, s’était fourvoyé dans les cours d’habitations troglodytes, perdant tout sens de l’orientation dans les sentiers en spirale qui contournaient des ruines, bifurquaient vers des entrées de caves et de galeries, passaient sous des arches de pierre d’où pendouillaient des lianes.
Subissant littéralement le charme de ce lieu, contre toute attente et en dépit de l’esprit logique dont il s’était cru pourvu, il avait ressenti dans toute sa personne une vibration irrationnelle. Il lui semblait revenir d’un long voyage et ressentir les effluves d’un bonheur oublié.
Il avait été traversé d’une interrogation subliminale qu’il n’aurait pas avouée sous la torture : n’avait-il pas déjà vécu à Rochebourg dans une existence antérieure ?
Le village s’étageait sur un promontoire de roches tendres où subsistaient les restes déchiquetés d’un château renaissance. Au croisement des rues du Château et de l’Église, aboutissaient deux venelles tortueuses, dites rues de la Porte du Nord et de la Porte du Sud. Cette intersection formait, au cœur du village, une sorte de rond-point octogonal, au macadam antédiluvien gondolé par les racines d’un chêne tricentenaire sur lequel ouvrait directement la nouvelle résidence de Polycarpe. La grande double-porte vitrée de la cuisine était encadrée de deux bornes coniques qui protégeaient l’habitation à l’époque des pataches.
Avec ses fenêtres à meneaux, ses pignons à gâble et ses lucarnes à clochetons, cette prestigieuse masure lui avait bel et bien tapé dans l’œil, malgré son état lépreux et à deux doigts d’être frappée de démolition.
Heureux propriétaire depuis un peu plus d’un mois, Polycarpe se sentait doucement revivre. En haut de son escabeau, enveloppé d’un grand sac poubelle et coiffé d’un bob, il fredonnait approximativement sur un vieux swing diffusé par la radio.
Un toc-toc timoré résonna contre une vitre de la porte grande ouverte directement sur la rue. Un petit môme de sept ou huit ans se tenait sur le seuil, encombré d’un grand carton, vêtu d’un short taillé dans un vieux jean, d’un tee-shirt sale et chaussé d’énormes baskets. Devant son expression tristounette, Polycarpe lança un : « Bonjour jeune homme ! » plein de bonne humeur. Il descendit de son perchoir et coupa le son du transistor.
- C’est maman qui m’a dit de venir... Elle dit que vous savez soigner les animaux...
- Allons bon, déjà ? rumina le nouvel habitant.
Il se doutait bien qu’un jour où l’autre on profiterait de ses compétences, mais pas si tôt.
- Aujourd’hui, tu vois, je suis plâtrier.
Le gamin pouffa.
- Ben, on l’dirait pas !
Il fit mine de considérer l’enfant d’un air offensé, les sourcils en accents circonflexes.
- C’est bon, tu as raison. Montre voir !
Le gamin posa son carton sur la table et en écarta les rabats.
- Est-ce qu’il va mourir, vous croyez ?
Un hérisson gisait sur le flan, inerte, des fourmis sortaient des soies, couraient sur ses yeux et son museau.
Il gratouilla le ventre gonflé de l’animal qui n’eut aucun réflexe.
- Regarde sa petite truffe, elle brille : ça veut dire qu’il n’est pas mort, d’accord ?
- Oui monsieur, fit l’enfant, un peu rassuré.
- Dis-moi où tu l’as trouvé.
- Dans les fraisiers, au jardin de Berouette.
- Il s’est goinfré de fruits à se faire péter la panse et dans quelques heures, tu verras, il se remettra à bouger. Alors, comment t’appelles-tu ?
- Jaco. Je suis le fils de Mama Boubou.
- Mama Boubou !
Polycarpe l’avait déjà rencontrée à la tournée du boulanger. Il se demanda par quel miracle génétique cette confortable martiniquaise à l’épiderme étincelant avait pu enfanté ce petit pâlichon chétif.
- Je connais ta maman, dis-lui que j’irai prendre des nouvelles du hérisson.
Juste au moment de sortir, Jaco s’arrêta sur le seuil.
- C’est comme Muguette alors, quand elle se couche sans parler et sans bouger, c’est une indigestion.
- Muguette ?
- C’est ma grande sœur. Des fois, on croit qu’elle ne respire plus.
Après le départ de Jaco, la gâche était solidifiée. Il était près de dix-huit heures et Polycarpe décida de « débaucher » anticipant le plaisir d’aller s’attabler au café de Basile où il dînait chaque soir en attendant que sa cuisine soit opérationnelle.
Il se débarrassa de ses hardes, décolla au canif le plâtre séché dans les poils de ses bras et se récura dans un cabinet de toilette au confort sommaire, pourvu d’une douche qui pissotait lamentablement.
Il enfila un pantalon de velours côtelé et un polo sur lequel il arrima sa paire de bretelles. Prévoyant l’éventualité d’une soirée fraîche, il prit un grand gilet sans manche quelque peu gondolé par les lavages. Il passa un coup d’éponge sur ses mocassins et se voûtant pour apercevoir son reflet dans une petite glace accrochée au hasard d’un clou préexistant, il aplatit ses cheveux à l’eau de Cologne : d’un châtain de plus en plus clair, ils frisottaient tristement.
Il ne supportait pas son image et ne regardait dans la glace que les éléments de sa personne qu’il devait entretenir. Il n’avait pas « le visage buriné de profonds sillons expressifs » mais des joues plutôt mollassonnes, un nez en patate et des poches en formation sous les yeux. Toute la vivacité et la sagacité de son caractère passaient dans l’éclat ironique de son regard - dont il n’était pas conscient puisqu’il n’échangeait avec le miroir qu’un bref coup d’œil rancunier.
Sa silhouette un peu empâtée et des membres courts lui donnaient une démarche involontairement empressée tandis qu’il traversait le village en direction du café, dernière maison à l’ouest du village, avant les champs de tournesol et le méandre languissant de la Gourmette.
Il se savait furtivement observé : son statut de nouvel habitant provoquait une curiosité mitigée. La plupart des rochebourgeois de souche le saluaient en biais, d’un ton aigre. Les autochtones, propriétaires des terres agricoles et des vignobles se déployant comme une large collerette depuis les pentes du village jusqu’aux confins de l’horizon, manifestaient quelques symptômes de xénophobie face à l’inexorable immigration des « rurbains ». Bien qu’ayant réalisé de confortables plus-values en vendant leurs vieilles pierres aux travailleurs citadins qui voulaient vivre hors des villes, ils éprouvaient à leur égard une méfiance atavique. Ils montraient donc une certaine réticence à accueillir ce veuf presque sexagénaire qui avait déjà sympathisé avec Marie Bulu et Basile Bot, les doux dingues du bled.
C’est en découvrant une anomalie concernant Basile Bot, le cafetier, que Polycarpe avait cessé de croire que tout pouvait être à Rochebourg aussi simple que la dénomination des rues : Le tavernier était instituteur, à quarts de temps alternés dans deux écoles primaires de communes voisines, en remplacement des directeurs occupés aux tâches administratives et ces matinées-là, le café restait fermé.
Basile frisait la trentaine ; il avait les traits fins, la peau très mate et les cheveux bouclés. C’était un homme énergique et joyeux.
- Les travaux avancent ?
Polycarpe lui rendit sa poignée de main au-dessus de l’antique bar en ronce de noyer et remua ses épaules douloureuses.
- Doucement... Je ne m’en tire pas trop mal pour un bricoleur débutant.
Basile prit l’air malicieux en désignant du menton un gars, arrimé à son picon-bière, puis ayant attiré son attention, leva l’index.
- On n’a rien sans rien ! dit précipitamment le type en question.
- Y a mieux, dit Basile : C’est en...
- …forgeant qu’on devient forgeron ! s’écria un amateur de muscadet, prenant l’autre de vitesse, lequel, stimulé, lança :
- Petit à petit, l’oiseau fait son nid !
Basile abattit sa main sur un Petit Larousse qui trônait sur le bar et s’adressa à Polycarpe :
- C’est du boulot, mais ça vient : on s’entraîne aux proverbes des pages roses !
Polycarpe s’installa à l’une des tables rondes, près du vaisselier où étaient disposés des petits paquets de brochures publicitaires pour les curiosités environnantes, ainsi que des livres mis à la disposition des habitués.
Basile quitta son bar et s’assit face à son client. Toujours en mouvement, il donna un vague coup de torchon et, semblant contenir une envie de se marrer, replaçant ses lunettes rondes avec une légère grimace, jeta des regards alentours et claqua la table du plat des mains en se basculant contre le dossier de la chaise. Au moment où Polycarpe s’attendait à quelque déclaration d’importance, il annonça le menu sans reprendre son souffle :
- Une soupe tomate une omelette ciboulettes patates vapeur j’ai aussi un chèvre garanti parfait ça roule ?
- Épatant, dit Polycarpe.
Basile lui tapota amicalement l’épaule et quitta la table, interpella les clients du bar, reprenant avec eux une conversation sur le match de la veille tout en débouchant un gamay, coupant du pain dans une corbeille qu’il apportait et posait au hasard en regardant par la fenêtre, avant de filer dans l’arrière-salle.
Polycarpe soupçonnait son nouvel ami d’hyperactivité chronique.
Les consommateurs quittèrent le café. Le type qui avait bu une bière sortit en dernier. Avec ses cheveux en brosse plantés bas sur le front, une barbe drue et son nez long au bout arrondi, il ressemblait au hérisson de Jaco. Amusé par l’analogie, Polycarpe lui adressa un « au revoir » enjoué.
- À la revoyure ! lança le bonhomme.
Basile revenait avec quatre assiettes, deux verres, six couverts et un rouleau d’essuie-tout.
- C’est le fils de Chimène... Un vieux gars, le cantonnier de Rochebourg qu’on appelle Berouette.
Basile Bot initiait Polycarpe aux arcanes du pays. Il connaissait tout le monde. Quand le café désaffecté, acquis et restauré par la commune, avait été proposé en location-gérance dans l’intention d’endiguer l’inexorable agonie du village, la candidature de Basile, qui était originaire des environs et se prévalait d’un revenu stable de fonctionnaire à mi-temps, avait été jugée sans risque par les édiles.
- Je peux vous tenir compagnie ?
- Bien volontiers.
- J’aime pas manger tout seul et vous non plus ?
- Non plus.
Polycarpe remplit leurs verres. Ils burent une gorgée et Basile jeta sur son convive un regard espiègle.
- Alors, quoi de neuf ?
- Rien de spécial... si ce n’est la visite de Jaco. Est-il vraiment le fils de Mama Boubou ?
- Vrai. Marrant non ? Elle l’a adopté. Des parents morts dans un accident de quelque chose... avion, voiture, je sais pas. Il a été recueilli par la DASS, puis confié à Mama, qui est nourrice agréée. Elle a fait une demande d’adoption, ratifiée depuis peu, ça a été longuet.
- Je ne savais pas qu’une mère célibataire pouvait adopter...
- Eh, la preuve ! De toute façon, elle a un agrément de nourrice, on ne peut donc pas dire qu’elle ne sait pas élever des enfants ! Et puis, elle a d’assez bons revenus... de fait... avec sa peinture.
- Sa peinture ?
- C’est une artiste ! Elle fait de chouettes tableaux, vous verrez. À propos, elle signe ses tableaux de son vrai nom : Marie Bulu. On l’appelle souvent Mama Boubou, comme les enfants qu’elle garde !
Il s’éclipsa pour chercher le potage.
« Voilà autre chose » se dit Polycarpe qui parlait avec un cafetier instituteur et découvrait une nourrice artiste peintre.
En rencontrant quotidiennement Marie Bulu qui prenait comme lui son pain à la tournée, ils parlaient du temps et, tout en cherchant la monnaie, il leur arrivait parfois de déplorer les derniers désastres transmis par les ondes.
- Dites-moi, Basile, ma cour derrière c’est la jungle en pire. J’aurais besoin de quelqu’un pour me donner un coup de main. Rémunéré, bien sûr.
- Pour faucher ?
- Dans un premier temps, défricher.
- Faut voir ! dit Basile en remportant la soupière.
Quand il revint avec une omelette appétissante, Polycarpe le relança.
- J’ai bien une petite idée, répondit Basile, mais c’est pas dans la poche : un jeune de quoi : vingt-deux, vingt-quatre ans, au chômage. Parfois, il fait des petits boulots, il s’y tient ou il s’y tient pas, ça dépend : faut avoir de l’autorité sur lui. Ici, on l’appelle Petit Lu.
Il prit un prospectus sur le vaisselier et inscrivit son adresse.
- Pour le téléphone, les Verpré sont dans l’annuaire.
En rentrant chez lui après dîner, Polycarpe fit un petit détour par la rue de la porte du Nord. Il passa devant la maison de Marie Bulu. Les volets étaient clos, les lumières éteintes, tout le monde devait être couché. Il passa son chemin.
- Hep !
Il vit surgir, d’un coin obscur du petit enclos touffu qui prolongeait la maison, la maman de Jaco dans une grande chemise de nuit blanche et froncée.
- Tiens, Bonsoir ! Je vous croyais tous endormis.
- Je prends le frais, dit-elle à voix basse.
Polycarpe étouffa sa voix à l’unisson :
- Pour frais, c’est frais ! On ne se dirait pas fin juin.
- Moi, ça va, chuchota-t-elle. Je bénéficie de la bonne isolation des mes kilos. Surtout, je profite du calme quand ils sont tous au lit. Je ne sais pas si vous avez eu des jeunes enfants, monsieur Houle, mais c’est véritablement le seul moment de la journée où on peut penser. Oh, vous savez : le hérisson est ressuscité ! Jaco ira vous remercier. J’y tiens, fit-elle d’un ton sévère. Je ne transige pas sur la politesse, monsieur Houle.
- Eh bien, soit. Basile vient de me dire que vous peignez ? J’aimerais beaucoup voir vos tableaux.
- Quand vous voudrez. Ça me fera très plaisir. Oui, vraiment.
- Bonne nuit, madame Bulu !
Il entendit en s’éloignant un éclat de rire assourdi en cascade. Il eut l’impression qu’elle se moquait de lui.
à suivre...
17:05 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer | |