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23 mars 2006

Les aventures de Polycarpe - 15ème épisode

LE VIEUX LOGIS
 
CHAPITRE XV

Où le lait de poule et le tirage en croix n'ont aucun rapport
avec le coup de poignard entre les omoplates  de la vicomtesse barjo…

Il retrouva Imogène dans son arrière-boutique ensoleillée. Pendant cet intermède, elle avait prestement mis leurs couverts face à la baie vitrée, réchauffé le gratin dans le micro-ondes et troqué sa tenue sportive de la matinée pour un pantalon et un débardeur plus ajustés, dans les tons brique. Il remarqua confusément que ces couleurs s’harmonisaient avec les reflets de ses cheveux et son teint qu’elle avait peut-être rehaussé d’un maquillage mais il n’en était pas certain.

Elle l’attaqua immédiatement sur les raisons de sa visite à Chimène. Et tandis qu’ils se passaient le plat de  légumes et avalaient le contenu de leurs assiettes, rompant sans manières la baguette posée entre eux, Polycarpe lui raconta l’épisode ayant amené l’aveu du vol par Petit Lu et le marché qu’il avait conclu avec le jeune jardinier intérimaire.
- Surtout, promettez-moi de ne pas divulguer ce secret. Donnons-lui une deuxième chance.
- Chapeau, dit Imogène. En avez-vous touché quand même un mot à son père ?
- Non, cela restera entre nous. Je fonde de grands espoirs sur Petit Lu... Je mène une expérience à son insu pour démontrer la part de l’inné et de l’acquit chez l’individu lambda.
- So, good luck ! dit-t-elle, en émettant un éclat de rire.
Chimène les attendait près de la grille, lourdement appuyée sur son sceptre, dans une espèce de grande blouse sur laquelle elle portait un gilet élimé.
- Elle est où, l’argent ? demanda-t-elle dans une quinte de toux.
Polycarpe nota le genre féminin donné à « la r’gent ». Trop heureux de pouvoir abréger l’épreuve, il attrapa la liasse des billets pliés dans sa poche, quand Imogène arrêta son geste.
- Permettez Chimène, dit-elle. Cela mérite une récompense...
L’autre fronça, toute sa figure se contracta. Imogène lui sourit avec la même gentillesse qu’elle aurait manifestée envers sa propre grand-mère :
- Pas d’argent, Chimène. Simplement : un tirage en croix. Vous pouvez bien faire ça, non ?
Rassurée, la vieille opina. 
- S’il y a que ça pour vous contenter, venez.
Elle décolla du sol chacune de ses pantoufles pour opérer un demi-tour et fila en direction de son taudis, maîtresse du lancer de canne qu’elle fichait dans le sol en opérant une sorte de torsade du poignet.
Polycarpe, désappointé, se ratatina en maugréant tandis qu’Imogène,  emboîtant le pas de la voyante,  se retournait pour lui adresser des mimiques espiègles.
- C’est franchement déloyal, Imogène, lui lança-t-il.
- Té, fit la mère de Berouette, ce que femme veut...
- Je constate que vous entendez bien quand vous le voulez, grinça-t-il.
- Qu’est-ce que vous dites ?
Polycarpe leva les yeux au ciel.
L’intérieur du taudis était aussi frais qu’une cave et Chimène s’enfouit dans ses frusques dépenaillées avant de sortir son jeu de tarots d’un buffet.
Imogène prit place avec enthousiasme en face d’elle.
- C’est quoi, la question ?
- Je voudrais savoir si Anatole me trompe.
Polycarpe sursauta. Poser ce genre de question à une pseudo-voyante, c’était faire preuve d’une impudence qui le choquait. Si Imogène accordait de l’importance à la situation,  ce n’était pas le lieu ni la manière de l’évoquer ! Il jeta les billets sur la table.
- Chimène voici votre argent. Bonsoir.
Il traversa la cour au pas de charge et rentra chez lui, furibond. Imogène se comportait comme si la question était secondaire, donc superflue. Et si c’était un jeu, alors, qu’elle le dise, nom d’un chien !
Décidément, cette Imogène était impossible.
Comme chaque fois que des circonstances le rendaient mal à l’aise, Polycarpe somatisait : des élancements douloureux martyrisèrent sa rotule gauche tandis qu’une contracture dorsale insoutenable le cloua sur place, lui arrachant une grimace de gargouille.
C’est en traînant la jambe, arque bouté en arrière, la taille prise dans l’étau de ses mains qu’il réussit à atteindre le téléphone dont la sonnerie impérieuse le fit râler : Imogène, encore elle, lui annonçait depuis chez elle qu’elle avait une petite bonne et une grosse mauvaise nouvelle.
- Par laquelle dois-je commencer ?
Il grogna qu’il se contenterait de la première.
- C’est à propos de Petit Lu : il a décroché un emploi, vous ne devineriez jamais où...
- Hou ! gémit Polycarpe que ce genre de faux suspens énervait et qui venait de faire un mouvement malencontreux.
- Au « Bol d’Or » à Bux, c’est un vendeur et réparateur de deux roues. Évariste vient de me le dire.  Tout cela, c’est grâce à vous, Polycarpe. Et la mauvaise nouvelle...
- La mauvaise nouvelle, c’est que je suis immobilisé par une sciatique.
Elle feignit de le plaindre et il en fut agacé.
- Oh, pauvre Poly ! Vous vous êtes refroidi après les efforts de ce matin !
Il saisit avec opportunisme et mauvaise foi la perche inespérée qu’Imogène lui tendait, en lui fournissant un excellent prétexte de se dérober lors des prochaines festivités.
- En effet, je devrais le savoir, bon sang ! Chaque fois que je porte des trucs lourds, c’est la même chose. À l’avenir…
- Et pourtant, s’étonna la fine mouche, je vous croyais en béton !
- N’en croyez rien : je suis souvent obligé de m’interrompre pour faire quelques assouplissements et me reposer. Mais d’habitude, je sens venir la crise.
- C’est dur de vieillir, n’est-ce pas ?
Elle ne prenait nullement au sérieux la gravité de son état, c’était un peu vexant.
- Un remède de cheval s’impose pour l’ex-vétérinaire. Je suis extrêmement douée pour la confection du lait de poule, savez-vous ?
- Eh ! bien... hum... Est-ce une potion magique pour guérir les sciatiques.
- Disons que c’est bon pour le moral !
La perspicacité d’Imogène était flagrante, sa propension à l’ingérence également. Mais tout mal léché qu’il soit, l’ours polycarpien appréciait cette amicale intrusion.
- Eh ! bien, soit. J’accepte de tester votre placebo.
- C’est comme si c’était fait ! Le temps de battre le jaune d’œuf avec le sucre et le rhum et je suis chez vous dans une demi-heure... avec ma grosse mauvaise nouvelle !
Elle coupa instantanément la communication et Polycarpe resta coi devant le mobile qui diffusait des bip-bip de ligne coupée.
Il alla vaille que vaille jusqu’à son fauteuil-paon dont il tapota les gros coussins flasques et s’y installa avec des contorsions. Dans la perspective d’être l’objet d’attentions personnalisées, il souffrait déjà moins. Il allongea ses jambes sur un repose-pied, renversa la nuque en arrière et agrippa les accoudoirs, grimaçant sans excès, dans la pose attendrissante d’un homme surmontant stoïquement sa douleur.

 Vingt minutes plus tard, Imogène entrait comme un typhon dans la cuisine, déposait un petit panier sur la table basse, se penchait au-dessus de l’homme handicapé avec un air illuminé et, à trois centimètres de son visage, lui souffla :
- Pierre de Touche a retrouvé Iseult inanimée, un poignard dans le dos, dans la chambre rouge, il y a moins d’une heure. Elle avait déjà perdu énormément de sang. L’agression se serait produite au moment du déjeuner. Elle est entre la vie et la mort à l’Hôpital Debrousse.
Polycarpe émit un râle pathétique sous l’effet d’une contracture involontaire.
Elle extirpa de son panier le pot contenant le breuvage qu’elle avait confectionné, elle alla attraper une cuillère sur l’évier puis les lui plaça dans les mains. Et tout en remontant un coussin dans son dos, elle poursuivit :
- C’est en revenant de chez Chimène que j’ai croisé Évariste qui m’a dit pour Petit Lu et qui m’a appris pour Iseult, ce qu’il tenait de Basile qui a vu l’ambulance entrer au château et qui a parlé avec Rosemonde au moment où les gendarmes sont arrivés et...
- Stop !...
Polycarpe fit un geste d’arbitre avec la petite cuillère signifiant « carton rouge », avec l’air exaspéré.
Imogène s’immobilisa, outrée.
- Eh bien, vous n’êtes pas commode !
- Commode, je ne sais pas, mais visionnaire, certainement. Vous ai-je déjà raconté ce qui m’est arrivé, lors de ma visite de la chambre rouge ?
Il lui fit le récit de sa vision, tout en avalant la potion veloutée.
- C’est extraordinaire, cette coïncidence... Avez-vous raconté cela à quelqu’un ?
- Oui : à Iseult et à Pierre.
- Un criminel aurait pu se servir de votre histoire pour brouiller les pistes...
- Écoutez ! Je suis formel : les prémonitions, c’est de la foutaise !
- Alors, là...
Elle s’interrompit car, disant cela, Polycarpe venait de se redresser, de quitter le fauteuil et de faire quelques pas, sans souffrance manifeste.
- M’avez-vous joué toute cette comédie, Polycarpe ?
- Je vous jure que j’étais complètement bloqué. D’ailleurs, je suis le premier surpris ! Sans blague ! Supposons qu’il ne s’agissait que d’un blocage psychologique... L’aveu de ma vision vient de me décoincer. Je vous ai parlé d’une sciatique, pour faire court...
Elle le toisa avec réprobation.
- Je n’en crois pas un mot. La vérité, c’est que vous êtes d’une susceptibilité de Diva et que ma question concernant Anatole vous a rendu un peu jaloux !
- Moi ! Qu’allez-vous encore inventer ? Je ne suis jaloux de personne !
- D’ailleurs, le tirage en croix ne m’a pas donné la réponse à ma question.
- Bien fait ! Ouf ! Ça fait du bien quand ça ne fait plus mal !
- Preuve de l’efficacité du lait de poule !
- Admettons, sourit-il. Nous devons donc nous attendre à être interrogés... Dois-je faire l’aveu de cette vision ? On va me prendre pour un fou...
Imogène fit un geste d’impuissance.
- Mais, au fait... Figurez-vous que Chimène s’est prétendue incapable de lire ses cartes... Elle prétendait que sa concentration était brouillée... C’était peut-être les événements qui se produisaient au même instant au château...
- Allons, ne soyez pas naïve ! Chimène ne « voit » rien du tout et s’est débarrassée de vous comme elle a pu... Avec raison ! ajouta-t-il, l’œil fâché.
Polycarpe se mit à arpenter sa pièce. Quelque chose ne collait pas dans l’agression d’Iseult, mais il n’arrivait pas à cerner quoi : il y avait quelque part une invraisemblance… L’agression  correspondait trop bien à la vision qu’Iseult lui avait racontée et qu’elle avait eue : le poignard, la mare de sang...
- Les visions... mais...
Polycarpe se frappa le front.
-  Mais bien sûr ! Le poignard, moi, je ne l’ai pas « vu » ! J’ai eu l’impression fugace d’apercevoir une jeune femme couchée, dans une sorte de robe froncée... mais sans le poignard ! Et il n’y avait pas de sang !
- Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Je ne saisis pas bien.
Il s’approcha d’Imogène,  dans une gestuelle convaincante :
- L’agression d’Iseult n’est qu’un copié-collé de son fantasme, comprenez-vous ? Elle a manigancé son coup pour mêler réel et surnaturel, allant jusqu’à prétendre que le Père Bellay de Turpin a mentionné cette vision ! Alors que le manuscrit de l’ecclésiastique n’en fait  nullement mention, ça, j’en suis certain !
Désemparé, il ajouta :
- Elle est complètement folle !
Déjà peu enclin à admettre son propre don médiumnique, Polycarpe ne croyait pas du tout aux blessures paranormales. Il poursuivit son cheminement dans la pièce et son raisonnement, sous le regard attentif d’Imogène qui s’était assise en biais dans le fauteuil en croisant les bras et les jambes.
- Et si quelqu’un a voulu tuer Iseult suivant une mise en scène identique à sa vision, c’est forcément une personne qui a entendu son récit : son frère ou sa belle-sœur, Ulysse ou moi, comprenez-vous ?
S’il s’excluait d’emblée, il était aussi tenté d’innocenter le frère qui aimait  a priori beaucoup sa sœur.
- Le doute, ajouta-t-il, peut donc légitimement se porter sur Rosemonde qui la déteste, et sur Ulysse Côme qu’elle accuse du meurtre de Cornu. 
- Ainsi, c’était Ulysse qu’elle avait vu étouffer Cornu avec un coussin ! Vous auriez pu me le dire plus tôt, Polycarpe.
- Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu l’impression qu’Iseult me manipulait... Je n’avais aucune envie de crier ces élucubrations sur les toits...
-  Ce ne sont pas des élucubrations...
- Ça, dit-il, en bougeant les mains comme les plateaux d’une balance, c’est encore à prouver. Mais de deux choses l’une concernant Ulysse : si l’accusation du meurtre du juge est une affabulation d’Iseult, Ulysse n’a pas un mobile suffisamment fondé pour la faire disparaître. Par contre, s’il a zigouillé son bienfaiteur, il peut avoir été acculé à commettre un nouveau crime, pour réduire Iseult au silence... Il ferait preuve d’un sang-froid peu commun, s’il était l’agresseur d’Iseult et le meurtrier de Cornu, en s’affichant dans les parages, marmonna Polycarpe.
- Moi, j’ai tendance à imaginer des règlements de comptes familiaux... Je verrais bien Rosemonde un poignard au bout de ses doigts manucurés, elle déteste Iseult... Bon, je dois vous laisser, dit-elle. Attendez-vous à quelques coups de fil. Si j’ai du nouveau, je vous appelle.
- Merci, Imogène... pour l’élixir !

à suivre...

17:41 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

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