épisode N°10 Place du Palais
Les personnages principaux sont trois copines tourangelles :
- Pénélope Forest, 34 ans, célibataire, elle a des petites amourettes mais son cœur bat en secret pour un beau Québécois, à peine entrevu, Jonathan. Elle habite Quartier Velpeau, elle travaille au Musée des beaux-arts ; ses parents habitent aux Prébendes.
- Armelle Chamotte, 36 ans, est potière d’art, mariée avec François, musicien, fils d'un people gay. Ils ont une fille, Lou, 11 ans. Ils habitent à la campagne, près de Saché.
- Romane Franjeux, 40 ans, divorcée, est psychothérapeute, son cabinet se situe rue Bernard Palissy, elle a un fils Alex, 19 ans, mannequin, une fille, Laura, 16 ans, boulimique et rebelle, une mère bigote ; sa demi-sœur, Floriane, maman d’un petit Tom, perdue de vue de puis des années, vient de refaire surface.
Sur le pilier du portail des Chamotte trône une énorme citrouille orange : nous sommes le 31 octobre...
C’est un jour d’automne idyllique, ensoleillé, le ciel est bleu toscan — de ce bleu lumineux des fresques de Fra Angelico. Certains feuillages pourpres et jaune d’or se mêlent aux frondaisons encore vertes. Il fait un poil frisquet le matin, de quoi apprécier la douce chaleur annoncée cet après-midi...
Il y a des jours comme ça, où la vie semble nous sourire, où tout paraît limpide, propre, enjoué, où on a envie de profiter du temps qui passe, de mordre à pleine dents dans les plaisirs simples... Comme, par exemple, aller aux champignons...
Certains jours démarrent ainsi sous les meilleurs augures, on a l’impression que tous nos soucis vont se régler par enchantement, qu’il suffit d’un brin de bonne volonté, d’un grand sourire et un zest de bonne foi... Comme établir un constat amiable pour quelques tôles froissées...
Ces jours-là, on voudrait que nos relations familiales soient aussi harmonieuses que les couleurs dans la nature, on se prend à espérer que nos proches vont oublier le mal qu’ils ont subi ou se racheter du mal qu’ils ont commis, qu’ils vont se comprendre et se pardonner, comme une mère et une fille longtemps fâchées qui se retrouvent...
Et puis, malheureusement, il y a des journées bien commencées qui ne finissent pas aussi bien qu’on l’avait imaginé. Certains crépuscules ne tiennent pas toujours les promesses de l’aube...
*
Au petit-déj, Armelle a appelé Pénélope pour lui proposer d’aller aux champignons en forêt de Chinon, avec Lou et Tom qui tournent en rond et qui ont besoin de se dépenser. Pénélope est partante. Elle chausse ses bottes, enfile une veste sans manche et pose un béret sur sa tête. Elle prend le bus jusqu’à l’Alouette ; leur lieu de rendez-vous est le parking de l’Étoile, au départ de la route de Chinon.
Joyeuse équipée dans la Fiat d’Armelle. Lou, avec ses tresses-queues de rat et sa bonne bouille, a pris sous son aile son pâlichon cousin, encore traumatisé par sa séquestration. Il observe sa cousine avec de grands yeux en suçant son pouce, son doudou entortillé dans sa main. Avec elle, il se sent en sécurité parce qu’elle fait toujours des grands gestes qui repoussent les monstres invisibles de l’espace, elle parle fort avec une voix éraillée qui terrifie les monstres invisibles de l’espace et elle a des accès de tendresse un peu étouffants mais qui le protègent des monstres invisibles de l’espace.
Il enlève son pouce de sa bouche et demande :
— Il y a des ogres dans la forêt où on va ?
— Pff ! fait-elle en haussant les épaules. Les ogres des bois, c’est comme les bêtes sauvages, les sangliers ou les serpents, ils se cachent quand ils nous entendent arriver. En fait, ils ont peur de nous...
— Il y a plus rassurant comme explication, plaisante Pénélope dont l’oreille traîne à l’arrière de l’habitacle.
— Tu n’y connais rien. Dire que les monstres ont peur de nous, c’est très sécurisant pour un jeune enfant, affirme Lou, du haut de sa précoce expérience.
Les deux femmes éclatent de rire.
Au cœur de la forêt domaniale, Armelle engage sa voiture dans l’allée Agnès Sorel et se gare au bord du fossé. Chacun attrape son panier dans le coffre : les grands paniers pour les grandes personnes, un panier moyen pour Lou et un joli petit panier mignon pour Tom Pouce. Ils avancent dans le sous-bois craquant et, très vite, comme s’ils poussaient par magie sous le regard, surgissent de la mousse, sous les fougères, un bolet tête de nègre, deux ou trois pieds de mouton et, sous les pins, les chanterelles clignotent dans les pastilles de soleil.
— Lou ! Tom ! Ne vous éloignez pas, repérez ma veste rouge et le béret vert de Pénélope, prévient Armelle.
C’est l’euphorie d’une récolte abondante, mais les herses de soleil, les craquements des branches, les bruits assourdis par l’humus modifient la perception de l’espace et, tandis qu’elles zigzaguent d’un secteur à un autre, Pénélope et Armelle ont l’angoisse de perdre les enfants de vue. Aussi, à intervalles réguliers, elles lancent des « Hou ! Hou ! » et ils répondent. Leurs vêtements chamarrés sont facilement repérables tandis qu’ils louvoient entre les troncs d’arbres, les rameaux feuillus et les grands houx. Elles sont rassurées parce qu’ils restent bien docilement dans les parages. Lou leur crie qu’elle apprend à Tom à reconnaître les amanites mortelles...
— C’est bien, ma chérie ! s’égosille Armelle en réponse.
— Alors ! Ça te plaît, cette balade, Tom ? claironne Pénélope en se tournant vers l’endroit d’où venait, à l’instant, la voix de Lou.
Pas de réponse. Pas de vêtements chamarrés...
Pénélope fait un tour complet sur elle-même, la main en visière.
— Armelle ! Je ne les vois plus ! s’affole-t-elle.
Elles scrutent anxieusement les alentours. Une branche craque, elles se dirigent dans la direction du bruit. Rien. Elles hurlent les deux prénoms... Elles vont à droite, à gauche, tournent en rond et, très vite, perdent totalement le sens de l’orientation. Un nuage a caché le soleil, et aucune ombre n’indiquent l’est ou l’ouest... Elles continuent de s’enfoncer dans la forêt, en appelant désespérément les enfants.
Elles espèrent que le lointain bruit des moteurs sur la route va leur permettre de se repérer mais aucun plus aucun son ne leur parvient.
Seul un geai jase...
Un tronc d’arbre mort se brise et s’écrase devant elles...
Lou et Tom ont disparu ! Elles ne savent plus elles-mêmes où elle sont. Au bord de la crise de nerf, Armelle extirpe son téléphone de son sac à dos.
— J’appelle François...
— Que veux-tu qu’il fasse ? On n’est même pas capable de lui dire où nous sommes. Tu vas l’affoler pour rien.
— On est tous perdus, c’est affreux... gémit Armelle, en tapotant un sms, quoiqu’en dise Pénélope.
Elles arpentent le sous-bois. La flamboyante Armelle semble sortie d’un bain de plâtre, le teint crayeux, ses cheveux plats, l’allure éreintée.
Plus faraude, Pénélope positive :
— Voilà l’énorme souche qu’on a vue juste avant de perdre les enfants de vue. Ils étaient à cet endroit quand Lou a parlé la dernière fois. Marchons en cercles concentriques autour de cette souche. Allez, Armelle, courage ! Ça va s’arranger !
*
À l’heure convenue, Romane appuie sur la sonnette des Forest, munie d’un formulaire de constat pour déclarer l’accident qu’elle a eu avec Marcelline.
Mais à sa grande surprise, ce n’est pas Marcelline qui l’accueille, ni son mari. Elle ouvre de grands yeux pour examiner François Chamotte des pieds à la tête, comme si c’était l’avatar du mari de sa copine...
— Toi, ici ! Les Forest t’ont engagé comme majordome ? rit-elle.
Il réplique sur un ton d’outre-tombe :
— Armelle, Lou, Tom et Pénélope sont perdus dans la forêt de Chinon. Les gamins ont subitement disparu et, en les cherchant, elles se sont égarées. Armelle m’a envoyé un sms, un SOS, je devrais dire. Je suis venu voir Marcelline pour réfléchir à ce que nous pouvons faire.
— Et Floriane, elle sait pour Tom ?
— Non, et heureusement : elle vient à peine de se remettre de leurs retrouvailles... De toute façon, elle n’était pas à la maison quand Armelle m’a appelé, tout à l’heure, elle tente une réconciliation avec sa mère... elles doivent déjeuner ensemble en ville. J’espère bien qu’on aura retrouvé tout ce petit monde avant qu’elle ait le temps de l’apprendre.
— Dans quel secteur de la forêt se trouvent-elles ?
— Allée forestière Agnès Sorel.
— Ah, OK ! Il y a un ordi, ici, Marcelline ?
— Dans le bureau, pourquoi ?
— On va chercher le plan satellite de l’endroit où elles se trouvent et leur envoyer sur leur mobile... Ça les aidera à s’orienter... Voyons...
Romane fait apparaître sur l’écran une vue du ciel de cette partie de la forêt entièrement quadrillée et on voit parfaitement la maison forestière. Les allées bien droites se croisent en formant des carrés et des triangles réguliers. Une vignette propose l’envoi de la carte satellite sur un mobile.
— Je n’y avais pas pensé, se fustige François.
— Et moi, je ne savais même pas que c’était possible, dit Marcelline dont l’œil reprend l’éclat de l’espoir.
François brise cet embryon d’enthousiasme :
— Elles pourront bifurquer vers la route ou vers le village de Cheillé... d’accord, mais elles ne peuvent pas abandonner les enfants. Où sont-ils, bon sang !
— Envoyons leur cette carte. Et prévenons le garde-chasse. Il connaît sa forêt, les dangers éventuels...
*
Floriane descend d’un taxi devant le 136 bis boulevard Heurteloup, bien décidée à tenter une réconciliation avec sa mère. Elle se dit qu’elle sa place dans la famille au même titre que sa sœur Armelle. Elle franchit le portillon, grimpe les marches du perron, frappe à la porte.
La face blême de sa mère s’encadre dans l’ouverture étroite de la porte. Comme autrefois, ses cheveux sont tirés en un chignon sévère. Sa bouche et tous les plis du visage sont incurvés vers le bas, aucun sourire ne rectifie son expression amère, comme marqué par un dégoût indélébile.
— Ah, c’est toi. Entre, dit-elle d’une voix plaintive.
Elle fait demi-tour, sans même prononcer un mot de bienvenue, sans l’embrasser. Elle précède sa fille (dans sa tenue de bonne sœur défroquée : jupe informe et gilet bleu foncé, talon bottier) lui laissant refermer la porte d’entrée, lui laissant le choix, semble-t-il, de la suivre dans la maison ou de faire demi-tour. Floriane hésite une seconde. Cet accueil ne l’encourage pas à persévérer dans son intention de renouer avec cette mère mal aimante. Cependant, elle lui emboîte le pas. Elle veut savoir une bonne fois pour toute : y a-t-il le moindre résidu d’amour maternel dans le cœur de cette femme ?
à suivre...
Place du Palais©Tutti Quanti & Claudine Chollet
Tous droits réservés
Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.