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30 janvier 2006

Les aventures de Polycarpe - 6ème épisode.

Résumé du dernier chapitre : Léonard Cornu, le précédent occupant du logis, était un magistrat cinglé qui hébergeait un jeune étudiant ambitieux... Le jour de sa mort ( jour d'Halloween !) il avait convoqué Petit-Lu pour le juger d'un vol commis chez la vieille Chimène... Polycarpe veut savoir exactement à qui il succède dans ce Logis. 

CHAPITRE VI

                                                 Avant de se rendre au greffe du tribunal qui se situait en centre ville, il fit un détour. Il roula doucement dans la rue de la Résistance prolongée qui desservait un lotissement, par une voie en colimaçon issue de la rue de la Résistance. Toutes les maisons se ressemblaient, sortes de gros cubes hideux qu’on bâtissait dans les années d’après guerre, sur des sous-sols, au milieu de conifères glabres, aux ouvertures soulignées de béton. Au numéro 3, le pavillon était entouré d’une haute palissade et fermée d’un grand portail plein.
« Si l’enceinte date de Cornu, il avait une tendance certaine à la misanthropie. »
Il gagna ensuite le centre de Chassac. Il se stationna dans un parking souterrain et se rendit à pied au tribunal. Sous la volée de marches qui montaient à l’assaut de portes magistrales entre des colonnes gréco-romaines, il repéra la miteuse porte du greffe.
Il s’adressa à une femme-tronc calée sous un guichet lui expliquant qu’il avait acheté la maison d’un ancien magistrat et voulait savoir à quelle période il avait exercé sa profession.
L’air profondément agacé par cette futile requête, elle consentit à passer des coups de fil dans divers bureaux, en tapotant le bureau avec un stylo. Personne ne se rappelait le juge. Finalement, elle propulsa sa chaise à roulettes jusqu’au placard avec une adresse consommée, envoya valdinguer le panneau roulant d’une armoire et se mit debout pour attraper un grand registre relié de cuir. Elle revint à pied de cette excursion pour jeter le registre sur le guichet, lui suggérant de chercher lui-même.
Le registre comportait les dates d’entrées et de sorties de tout le personnel du tribunal, depuis la femme de ménage jusqu’aux doyens des magistrats. Polycarpe alla directement aux années 1950. Il fit glisser son index sur les colonnes jusqu’en 1980. Point de Cornu Léonard.
Par contre, il y avait mention d’un Corbeau Léon, entré en fonction en 48 et sorti en 74. Les dates, correspondant à la doc trouvée dans le grenier du logis, et les initiales étant identiques, Polycarpe éprouva le frémissement d’un soupçon. Vingt-six années de carrière lui paraissant un peu court, il soupçonna son Corbeau-Cornu d’avoir fait le mariole, d’avoir été muté, contraint sans doute de se faire oublier en changeant de nom, d’où les bandeaux déchirés des revues trouvées dans le grenier.
Il regarda l’employée du greffe. Elle décapsulait un petit suisse aux fruits. Il lui sourit.
- Je souffre d’hypothermie, prétendit-elle. Vous avez trouvé ?
- Pas tout à fait, mais je suis sur la bonne piste. Je suppose que mon juge a changé d’identité... qu’il était en réalité : Léon Corbeau.
- Bof ! dit-elle en suçant sa petite cuillère, connais pas.
Polycarpe récupéra sa bétaillère et traversa la ville pour se rendre au siège du Nouvel Echo. Il demanda à consulter les archives de l’année 1974.
- Papier ou PC ?
Il choisit de consulter l’ordinateur. Très au point, l’archivage par nomenclature des professions et des noms propres lui permit de trouver rapidement la référence de la page du mardi 4 avril où se trouvait le maigre entrefilet qui l’intéressait, illustré d’un cliché montrant un juge assis à son pupitre, derrière une pile de dossiers cartonnés.
 
Démission d’un magistrat. 
Après une carrière exemplaire, le doyen des juges, Léon Corbeau, très affecté par des rumeurs incompatibles avec l’exercice serein de sa fonction, a présenté sa démission sous la pression de ses pairs. N’étant pas en mesure de vérifier le bien-fondé de ces rumeurs, la rédaction n’en fera pas état dans ses colonnes. L’ironie du destin veut que le juge Renard, muté de Normandie, succède au juge Corbeau.
 
Cornu n’avait pas été muté, mais démissionné : la rumeur devait être carabinée. Polycarpe demanda le tirage de l’article. Puis, il alla au service des petites annonces déposer l’offre de vente d’une « 125 cm3 Honda, rouge, état neuf, prix à débattre. Tél. matinée au… »  Il indiqua son numéro personnel.
Il était plus de treize heures quand il quitta Le Nouvel Écho, le dernier numéro sous le bras. Il décida de prendre son repas dans le quartier médiéval regroupé autour de la cathédrale gothique. Quand il eut réussi, tant bien que mal, à caler les pieds de son siège entre les pavés de la rue, à la terrasse des « Trois canards », il commanda un cassoulet, une demi-bouteille de Bergerac et déplia le journal local.
Le quotidien assurait ses ventes grâce aux accidents, aux délits et à la rubrique nécrologique du département. Il ménageait les susceptibilités politiques par des arguments chèvre et chou.  Une manchette énorme annonçant : « La bataille de l’eau » laissa supposer à Polycarpe un article de fond concernant l’assainissement, mais il fut aussitôt déçu par le sous-titre qui recentrait le débat à l’attention des nageurs : « slips de bain contre caleçons ? »
Polycarpe bouchonnait le journal avec agacement quand il eut un petit sursaut se surprise en reconnaissant de loin la tignasse drue de Gilles Alix, son ex-associé et ami. Ils se connaissaient depuis la prépa véto. Ils avaient fondé une société civile professionnelle et exercé pendant plus de vingt années dans la même infrastructure. Ils ne s’étaient opposés qu’une seule fois dans toute leur carrière : à propos d’un bail consenti à un toiletteur pour chiens dans une partie des locaux. Polycarpe avait cédé, à contrecœur, aux arguments de Gilles Alix en faveur de « Toutouchic ».
Polycarpe héla son ami, qui mordait dans un sandwich en regardant les vitrines.  Gix se hâta de le rejoindre.
- Heureux de te voir Poly !
- Gix, comment vas-tu ? Et comment vont Véro, les enfants ? Le cabinet survit-il sans moi ?
- Véro est toujours aussi farouchement tiers-mondiste : elle est partie à l’autre bout de la planète, et mes grands enfants, je suppose, vont bien puisqu’ils ne me donnent aucune nouvelle ! Quant à ton successeur, c’est un gars extrêmement efficace, mais épuisant : il voudrait qu’on modernise le bloc opératoire, qu’on agrandisse le chenil... Je suis à deux doigts de suivre ton exemple...
- Hé, si tu veux savoir à quoi ressemble une vie de rentier, n’hésite pas, tu seras le bienvenu dans mon chantier !
- Je ne dis pas non... Mes week-end sont un peu tristounets en ce moment, sans Véro...
- Alors je t’invite... Dimanche pour déjeuner ?
- OK, dit Gix.
- Vois-tu toujours le beau-frère de Véro ? Seigle ou Millet… qui travaillait dans les RG.
- Tu veux parler de Sarrasin ? On s’est un peu perdu de vue... Pourquoi ?
- J’aurais besoin de quelques infos sur Léon Corbeau, un magistrat déboulonné en 74.
- Qu’est-ce que tu nous fais ? Tu te recycles détective privé ?
- Pure curiosité... C’est le type qui habitait ma baraque ! Il a un passé trouble... J’aimerais savoir... Mais bon, si ça t’embête, laisse tomber, c’est pas vraiment important.
- Je peux toujours essayer...
 
À la grande quincaillerie des Halles, Polycarpe se procura une boîte à lettres. Alors qu’il la posait à l’arrière de la voiture, il se demanda subitement où l’installer. Il n’était pas question de percer un mur ni de découper la porte cochère. Il n’y avait qu’un endroit possible : sous le porche de la grange qui ouvrait dans une ruelle en pente. Son facteur allait être dans la nécessité de faire quelques mètres à pied. Comment allait-il réagir ?
Il gagna l’avenue qui le conduisait hors de la ville.
L’enseigne d’un concessionnaire Honda attira son attention et il bifurqua dans la contre-allée ; il se gara à cheval sur un trottoir, à la suite d’une rangée oblique d’énormes  motos et entra se renseigner sur les prix. Il discuta un petit moment avec un mécano qui évalua le modèle de Petit Lu  entre cinq cent cinquante et six cent cinquante euros.
« En y ajoutant la rémunération du défrichage, le compte sera bon pour rembourser Chimène » calcula Polycarpe.
Alors qu’il rentrait sur Rochebourg, en zigzaguant entre les vignobles et les champs de blé à perte de vue, dans les cinq derniers kilomètres,  il ressentit à nouveau cette impression, de franchir  les limites d’une autre galaxie.
Il trouva sa grange fermée. Agacé, il klaxonna, attendant que Petit Lu vienne ouvrir.
- Qu’est-ce qu’il mijote encore ! 
Il sortit de l’auto en râlant, traversa la grange et fit irruption dans le jardin. Il constata immédiatement que le défrichage n’avait pas avancé d’un iota.
- Oh ! Petit Lu !  hurla-t-il.
Il l’aperçut soudain, parmi les grandes friches, lui adressant de grands signaux.
- Venez par ici, monsieur Houle, venez voir !
Polycarpe partit dans sa direction au pas de charge, poings fermés. En arrivant à sa hauteur, il grogna en point d’interrogation.  Toutefois, sa colère se tassa en constatant que Petit Lu avait défriché tous les alentours de la serre.
- Allez-y, rentrez, dit le jeune homme. Regardez !
De part et d’autre de la petite allée centrale, parmi les mauvaises herbes, s’épanouissaient des plans de cannabis.
- C’est quand j’ai vu ça que j’ai fermé le portail, dit Petit Lu. Je crois que c’en est. Je les reconnais à ce que ça ressemble aux feuilles de châtaigniers. J’ai un pote qu’en a chez lui et qui fabrique du shit, avec du beurre.
Polycarpe haussa un sourcil en direction de l’éminent botaniste, puis intrigué, chercha des traces de passage dans les herbes. Bien entendu, le zèle dont Petit Lu avait fait preuve pour tondre les alentours avait détruit toute trace. Polycarpe marmonna qu’il était impossible que les plans aient survécu, grainé et poussé sans eau !
Le jeune homme pointa l’index en direction  d’un mini-aqueduc de zinc qui récupérait l’eau des gouttières de la grange pour la verser sur le toit de la serre. De gros tuyaux, qui captaient l’eau des chêneaux, pénétraient dans la serre où, percés, ils serpentaient entre les plans.
-  Ils ont bricolé un arrosage hyper génial, s’emballa Petit Lu. Des années comme on en a, à pleuvoir tous les quatre matins, ça s’est arrosé tout seul !
- Ce n’est quand même pas notre vieux Cornu qui cultivait ça ? Ulysse sans doute ?
- Merde alors ! C’est vrai qu’il nous refilait de l’herbe...
Polycarpe se mit à chantonner une dégringolade de sons désabusés, ponctuée d’un :
- Tu vois ce qu’il te reste à faire, n’est-ce pas ?
- Le récolter ?
Polycarpe leva la main, stoppant de justesse son geste. Puis il alla se saisir lui-même de la faucheuse et détruisit toutes les plantes, qu’il piétina d’exaspération.
- Je n’ai pas envie de me retrouver derrière les barreaux, vois-tu ! Et tu diras à ton ami, qui en cultive chez lui, que c’est interdit en France !
- C’est pas normal, même complètement idiot, vu qu’on peut le faire pousser dans les autres pays...
Polycarpe le foudroya du regard.
- Tu sais que tu me gonfles ! Dans les conditions que je t’ai énumérées ce matin, j’en ai oublié une : à partir de dorénavant, tu t’abstiens de faire le moindre commentaire. Tout ce que je veux entendre, c’est : « Oui monsieur, bien monsieur. »
- Oui, monsieur.
- Continue à faucher, ce n’est pas l’heure d’arrêter. Tu ne partiras pas avant cinq heures.
- Bien, monsieur.
- Non, mais !
 
Les divers événements de la journée lui donnaient l’impression d’être crasseux. Il prit une douche, changea de vêtements et, constatant que sa corbeille à linge débordait, il redescendit au rez-de-chaussée pour lancer un programme de lavage. Petit Lu attendait debout dans la cuisine.
« Serait-ce que, maté, il attend l’ordre de partir ? »
- Tu peux y aller, Petit Lu. À lundi.
- Bien, monsieur. Mais j’ai autre chose à vous dire. J’ai volé autre chose. Ici, au vieux chnoque.
- Tiens donc ! Ne serait-ce pas une montre en or, par exemple ?
- Comment vous savez ?
- Laisse tomber, je sais, c’est tout.
- Vous vous rappelez ce que je vous ai dit : que Cornu avait piqué du nez en m’attendant ? Je me suis quand même avancé, malgré ma trouille du fantôme - mais, à ce moment-là, je croyais encore que c’était un déguisement d’Halloween. Vous savez, dans la grande chambre, il avait aussi un bureau qui était éclairé par une lampe, vu qu’il faisait déjà nuit, et sous la lampe, j’ai aperçu la montre. Ça a été plus fort que moi, fallait que je la pique.
- Plus fort que toi, ah bon. Tu te décernes des circonstances atténuantes.
- D’un autre côté, je savais que si Cornu s’en apercevait, il se douterait que c’était moi, puisque personne ne venait jamais chez lui. Si bien que cette montre, elle me brûlait les doigts. Et quand je me suis retrouvé dehors, avec la trouille du fantôme en plus, j’ai voulu m’en débarrasser. Pas question de retourner, je l’ai jetée dans un jardin, dans un compost, au milieu des branches taillées.
- Et voilà. Ni vu, ni connu, j’t’embrouille.
- Le plus con dans l’histoire, c’est que j’aurais pu la garder sans qu’il s’en aperçoive, vu qu’il a cassé sa pipe le lendemain.
- Et si la découverte de ce chapardage lui avait causé un arrêt cardiaque, tu y as pensé, hein ?
- Ben, faut pas pousser, on meurt pas pour ça !
- Au contraire ! C’est fort possible, vois-tu : à cet âge-là pour certains, la possession d’un bien, si insignifiant soit-il, c’est comme posséder  l’antidote de la mort.
- Ah ! D’accord ! fit Petit Lu comme s’il découvrait soudain que les bateaux ont des jambes pour avancer.
 Ce qui fit craindre le pire à son nouveau patron, attendant la prochaine sortie carabinée. Laquelle arriva, bien emballée :
- C’est pour ça que c’est les plus rapiats qui vivent le plus vieux ! 
Contenant l’envie de le passer à la moulinette, Polycarpe le poussa  jusqu'à la rue et fit claquer la porte.

16:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

Commentaires

J'avais pris un peu de retard... Il a fallu que je lise les trois derniers en une seule fois. C'est que, demain, normalement, il y a la suite... Ca me plaît toujours bien, la preuve, j'arrive à lire. Il y a longtemps que je n'ai lu autant... Merci...

Écrit par : Fabrice | 01 février 2006

C'est clair, croissez et multipliez...

Écrit par : Godot | 03 février 2006

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