Feuilleton Place du palais, épisode 17
Place du Palais
Episode n° 17
Les personnages principaux sont trois copines tourangelles :
- Pénélope Forest, 34 ans, célibataire, elle a des petites amourettes mais son cœur bat en secret pour un beau Québécois, à peine entrevu, Jonathan Brûlebois. Elle habite Quartier Velpeau, elle travaille au Musée des beaux-arts ; ses parents habitent aux Prébendes.
- Armelle Chamotte, 36 ans, est potière d’art, mariée avec François, musicien, fils d'un people gay.
Ils ont une fille, Lou, 11 ans. Ils habitent à la campagne, près de Saché.
- Romane Franjeux, 40 ans, divorcée, est psychothérapeute, son cabinet se situe rue Bernard Palissy, elle a un fils Alex, 19 ans, mannequin, une fille, Laura, 16 ans, boulimique et rebelle, une mère bigote ; sa demi-sœur, Floriane, maman d’un petit Tom, perdue de vue de puis des années, a refait surface.
***
Ce qu’il y a de plus difficile à vivre, c’est l’absence de projets, de but, d’échéance, de challenge. Essayez donc de grimper sur une paroi lisse... vous n’y arriverez pas, pour progresser, il faut des aspérités, des saillies où s’accrocher...
Pénélope s’en veut d’être venue se réfugier chez ses parents. Elle a fait preuve d’un comportement totalement immature. Enfermée dans cette maison aux tapisseries surannée, à la déco démodée, à l’éclairage triste, Pénélope se sent bel et bien piégée ! Si elle ne trouve pas le moyen de retourner dans son biotope, son état dépressif risque bien d’empirer...
« Je suis vraiment une connasse 3XL » s’insulte-t-elle en triturant un coussin, sur le canapé, devant la télé.
Il faut dire qu’elle tournait en rond dans sa petite maison, comme une âme en peine, triste à en crever, toute seule, sans sapin ni guirlandes lumineuses, alors que tout le monde semble exulter en cette veille de Noël... Elle avait beau se répéter que sa vie restait enviable, qu’elle foulait un tapis de pétales de roses en comparaison des sans-abri sous la neige, des otages en Afghanistan ou de tous les malheureux de la Terre, ça ne lui donnait aucun courage pour surmonter sa déprime ; au contraire, ça lui cassait définitivement le moral de savoir le monde aussi impitoyable et injuste.
Elle se voyait comme une pauvre idiote abandonnée, sans le moindre amoureux à l’horizon et, pour couronner le tout, au boulot, elle se retrouvait sur un strapontin éjectable depuis la découverte du faux Rembrandt...
L’affaire Rembrandt hantait Pénélope.
Personne ne comprenait ce qui avait pu se produire : le tableau de la Fuite en Egypte attribué au célèbre peintre hollandais, placé sous une vitrine sécurisée ne correspondait pas à l’œuvre méticuleusement décrite et photographiée dans l’inventaire*.
La différence ne sautait pas aux yeux des visiteurs mais avait bel et bien confondu Pénélope lorsqu’elle avait parcouru les salles, s’arrêtant devant ce clair-obscur pour l’admirer quelques minutes.
Pénélope vérifiait régulièrement l’organisation des salles pour être en mesure de renseigner les amateurs d’art. Elle n’y était pas obligée et sa collègue lui reprochait son zèle, mais elle buvait du petit lait quand un visiteur, bien guidé, lui exprimait sa reconnaissance, comme une connivence entre amateurs d’art. Ça la regonflait, lui donnait l’impression de servir vraiment à quelque chose, pas seulement à vendre des billets et des cartes postales.
Cette toile avait toujours excité sa curiosité : les lignes de forces, celle constituée par l’échine de l’âne et celle indiquée par le regard de Marie posé sur l’arbuste de l’angle inférieur gauche, formaient une croix inclinée en perspective, prémonition qui chargeait secrètement l’œuvre d’une terrible signification...
Mais elle se demandait pourquoi le peintre avait laissé certains détails dans une pénombre si épaisse qu’on n’arrivait pas à les identifier. Quels étaient les objets accrochés au balancier arrimé en travers de l’âne : des gamelles ? des outils ? des vêtements ?
Ce jour-là, elle découvrait que Marie ressemblait à l’actrice Emmanuelle Béart, la même façon de tenir sa tête penchée, de grands yeux à la fois inquiets et candides, un air boudeur. C’est à ce moment là que Pénélope avait de nouveau suivi le regard du personnage et avait constaté l’anomalie !
Le buisson dans l’angle inférieur gauche n’était plus un buisson... mais une « chose » que l’imagination de Pénélope assimila aussitôt à un être fabuleux et maléfique, une sorte de dragon aux ailes rigides et déployées, dressant une queue de serpent, le corps bossu. Un dragon tapi dans les ténèbres, à l’affût, prêt à bondir. Il figurait le démon, le Mal. Et la mère de l’enfant Jésus l’avait aperçu, le défiant du regard, elle avait compris la menace.
Le dragon symbolisait Satan. Il complétait la prémonition de la Croix virtuelle... Cette version de l’œuvre était beaucoup plus intéressante ! Mais comment avait-elle pu se substituer à la précédente ?
Pénélope avait grimpé les étages quatre à quatre et tambouriné à la porte du patron...
Le jour même, tous les employés, les agents de l’entretien et de surveillance, les techniciens, les restaurateurs, les artisans et les adjoints au patrimoine, étaient convoqués. Le conservateur annonçait qu’il portait plainte contre X.
« Vous n’êtes pas présumés innocents, avait-il hurlé, vous tous présumés coupables ! » ajoutant : « Pénélope Forest, j’ai un mot à vous dire, en particulier ». Elle avait dû justifier ses rondes et stations devant les œuvres du Musée, que ne nécessitait pas sa fonction. Son zèle, dénoncé par ses collègues, la rendait quasi suspecte.
La descente aux enfers avait commencé...
Tandis qu’une énorme flèche clignotante lui était apparue (comme l’ange Gabriel) pour désigner, vue du ciel, la maison de ses parents – nid douillet, cocon rassurant – une petite voix lui avait chuchoté que son gentil papa et sa gentille maman ne demandaient qu’à l’accueillir, la dorloter, la bichonner, la chouchouter, la remettre d’aplomb. Oui, elle avait craqué. Elle avait composé en pleurnichant le numéro de Marcelline... qui était venue la chercher, morte d’inquiétude, dans la demi-heure, avec sa voiture cabossée.
Mais patatras...
À peine avait-t-elle posé un pied sur le seuil de la maison familiale que Pénélope avait pris un nouveau coup sur la tronche en apprenant que Roger Forest, son père, demandait le divorce pour épouser Valda, une jeune Slave rencontrée sur Meetic ! Pénélope découvrait avec stupeur que le couple de ses parents, qu’elle citait volontiers en exemple, était un leurre... que la vie ne tenait pas ses promesses... que l’amour conjugal n’existait pas, que le monde était décidément impitoyable et injuste.
Son père ne faisait que passer en quatrième vitesse pour attraper des vêtements propres, signer des chèques, se faire un Nespresso, en demandant à Marcelline, entre deux gorgées avalées debout dans la cuisine : « What else ? »*
— Vous avez besoin de quelque chose ?
Marcelline rétorquait dignement, maniant un humour de façade, mais contenant mal une envie de pleurer :
— De rien, monsieur Faust ! Ta fille et moi, on pète la forme ! Tout baigne...
Marcelline était humiliée d’être détrônée par la chair fraîche, répudiée pour cause de vieillissement, de la part d’un ancien bâtonnier, adhérent du Rotary-club, bien sous tous rapports, qui s’était marié à l’église dans les fastes de la bourgeoisie et qui avait juré d’aimer et de chérir son épouse jusqu’à ce que la mort les sépare. Marcelline y avait cru, elle !
Et Pénélope découvrait que le père, le mari, l’avocat, l’homme qu’elle avait cru si fiable, irréprochable, ne faisait qu’une bouchée de ses serments, retournait sa veste sans état d’âme, tout en conservant cet air grave et fat du notable respectable... Le monde était vraiment impitoyable et injuste.
Ce que Pénélope trouve de plus pénible, c’est de voir Marcelline sur-jouer les mères poules pour compenser son chagrin : elle essuie ses yeux baignés de larmes avant d’entrer dans la pièce où se trouve sa fille, plaque une sourire forcé sur son visage, lance des propos rassurants qui sonnent faux : quand on est au fond du trou on ne peut que remonter... après la pluie revient le soleil...
Marcelline a acheté un sapin sur le marché, l’a décoré avec les sempiternelles guirlandes remisées après chaque Noël dans le cagibi mansardé. Elle paraît contente, elle en oublierait presque le divorce annoncé quand elle déballe les santons en évoquant tous les noëls passés :
— Oh, le bœuf ! regarde, chérie, il lui manque une corne, il l’a perdue l’année de tes huit ans...
Sa mère est maintenant sur son dos toute la sainte journée, tapote des coussins qu’elle place autour d’elle sur le canapé, porte des plateaux de thé, lui cuisine des petits plats pour stimuler son appétit, la scrute d’un œil inquiet, déglutit en même temps qu’elle quand elle avale ses œufs au lait, la gronde si elle veut aider... Autant d’attentions inutiles qui les détournent toutes les deux d’une conversation sincère à propos de leurs situations respectives.
La mère et la fille sont engoncées dans une sorte de relation amidonnée, dans un jeu de rôle où Marcelline a le rôle de l’éternelle protectrice et Pénélope celui de l’éternelle gamine et elles sont incapables d’ouvrir leurs cœurs. Curieusement, comme si une instance supérieure les empêchait de se parler et les surveillait, prête à les foudroyer en cas de confidences, l’une et l’autre n’osent s’épancher. Elles restent à la surface des choses, elles parlent de la pluie et du beau temps, des nouvelles entendues à la télévision. Et cette situation absurde ne fait qu’aggraver leur sentiment d’abandon.
— Maman, je dois rentrer chez moi. J’ai des choses à faire. Tu peux me raccompagner ?
— Maintenant, l’avant-veille de Noël ?
— Écoute ! Je vais revenir vendredi soir, on le fera notre petit réveillon...
Pénélope se dit que sans son père, toutes les deux à la dérive, ce ne sera pas folichon-folichon. Elle prendra le DVD de Foresti, au moins, elles pourront rire un peu.
— Mais ton linge n’est pas sec ni repassé ! se récrie Marcelline qui avait profité de la défaillance de sa fille pour « lancer » une machine.
En remettant la main sur le linge avec un grand L, la mère avec un grand M, a repris sa fonction primitive de grillon du Foyer avec un grand F et retrouver une raison de vivre... avec un tout petit v...
Pénélope se dresse face à Marcelline, droite comme un I, le visage empourpré, une colère venue du plexus l’envahit tout à coup, elle crie :
— Maman ! C’est insensé ! Je n’ai plus douze ans ! Comment veux-tu que je m’en sorte avec une mère abusive comme toi ! C’est ta faute s’il ne m’arrive que des tuiles dans la vie !
Elle a besoin d’un bouc émissaire, elle se défoule, elle fait sa crise d’adolescence avec quinze ans de retard :
— Tu m’as toujours infantilisée pour me garder près de toi, tu me gaves pour que je devienne énorme et que les hommes fassent un détour en me voyant, tu m’as toujours raconté un conte de fée sur toi et papa... et en fait, c’est la débâcle... j’en ai marre, j’en ai assez... Tu ne m’aimes pas, tu m’instrumentalises... Tu te sers de moi, tu ne vis pas, tu n’existes qu’à travers les autres, ton mari, ta fille, tu vis par procuration !
Silence médusé.
Marcelline, blessée, ouvre des grands yeux et sa mâchoire tombe de surprise. Ces reproches produisent une onde de choc, comme un coup de poignard en plein cœur. Ceux qu’elle aime le plus au monde la bafouent, la renient... C’est affreux... Sa fille chérie, sa fille unique, la repousse à son tour ! Après le mari, la fille ! Une vie entière consacrée à leur bonheur, à leur bien-être, et voilà ce qu’il en reste... Un petit tas gluant d’ingratitude...
Repliée sur elle-même, sur la douleur intenable qui lui vrille l’estomac, elle monte dans sa chambre où elle se renferme à double tour.
Pénélope hausse les épaules, quelle susceptibilité ! C’est vrai, quoi ! À la fin ! Se faire traiter comme une demeurée par cette mère qui n’est même pas capable de se battre pour garder un mari !
En même temps, elle-même n’a-t-elle pas laissé partir bêtement Jonathan au lieu de lui foncer dans le lard ? Est-elle vraiment en mesure de donner des leçons ? Maintenant que la colère retombe, Pénélope éprouve des regrets d’avoir été aussi dure.
Marcelline brasse nerveusement le contenu du tiroir de sa table de nuit, trouve un tube de somnifères, renverse son contenu dans sa bouche. Elle boit au goulot de la bouteille d’Évian qui se trouve en permanence près de son lit et s’étend sur la courtepointe à bouquets bleus, cheville croisées, mains réunies sur sa taille.
Elle attend le sommeil et... la mort.
Bon, d’accord, songe Pénélope, j’y suis allée un peu fort, je vais aller réconforter maman dans un petit moment. Elle décide de sortir ses fringues de la machine pour les fourrer dans le sèche-linge. Dans une heure, elle pourra plier bagage.
Elle a conscience que sa rébellion lui redonne du punch. Ça ne sert à rien de se réfugier dans le giron maternel. Elle doit faire face à ses emmerdes toute seule.
Ce qui vous déprime dans la vie, c’est l’absence de projets, de challenge, de compétition. Essayez donc de grimper sur une paroi lisse, vous n’y arriverez pas. Pour progresser, il faut des aspérités, des saillies où s’accrocher. Une bonne petite engueulo et ça repart !
Du moins quand on a encore un minimum de ressources en soi, quand il reste un minimum de confiance dans l’avenir, si le verre est encore à moitié plein...
Sur la courtepointe à fleurs, Marcelline progresse le long d’un tunnel obscur, émerveillée d’apercevoir au loin, une lumière éblouissante, une lumière... divine ?
* Entrée au musée comme œuvre anonyme hollandaise, cette Fuite en Egypte a été rendue à Rembrandt en 1956, après un allègement de vernis qui a permis de repérer un monogramme, R.H., et une date, 1627. En raison de cette découverte, ce tableau a été classé, pendant près de trois décennies, parmi les toutes premières œuvres de jeunesse du peintre.
Depuis, les études menées pour établir le corpus de l'œuvre de Rembrandt ont confirmé l'authenticité des deux inscriptions.
Cette Fuite en Egypte témoigne d'une qualité et d'une rapidité d'exécution remarquables. Le clair-obscur puissant qui baigne la scène lui confère un intimisme mystérieux, révélant combien le jeune artiste maîtrise déjà son art.
Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)
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