Place du Palais, feuilleton, épisode n° 15
Place du Palais
Episode n°15
Les personnages principaux sont trois copines tourangelles :
- Pénélope Forest, 34 ans, célibataire, elle a des petites amourettes mais son cœur bat en secret pour un beau Québécois, à peine entrevu, Jonathan Brûlebois. Elle habite Quartier Velpeau, elle travaille au Musée des beaux-arts ; ses parents habitent aux Prébendes.
- Armelle Chamotte, 36 ans, est potière d’art, mariée avec François, musicien, fils d'un people gay.
Ils ont une fille, Lou, 11 ans. Ils habitent à la campagne, près de Saché.
- Romane Franjeux, 40 ans, divorcée, est psychothérapeute, son cabinet se situe rue Bernard Palissy, elle a un fils Alex, 19 ans, mannequin, une fille, Laura, 16 ans, boulimique et rebelle, une mère bigote ; sa demi-sœur, Floriane, maman d’un petit Tom, perdue de vue de puis des années, vient de refaire surface.
***
Après le départ de son dernier patient, Romane s’apprête à rejoindre Floriane pour dîner à l’Annexe, Place du Palais. Elles pourront discuter tranquillement : impossible de mener une conversation normale dans son appartement et encore moins d’échanger des confidences, Laura écoute Camélia Jordana en boucle et à tue-tête : le « Non, non, non » grinçant de la chanteuse étant supposé exprimer sa révolte, c’est le message philosophique que Laura fait passer à sa mère, laquelle ne supporte plus cette scie qui lui vrille le cerveau.
Romane passe du rouge « clémentine » sur ses lèvres et saupoudre du blush sur ses pommettes ; elle lisse inutilement les rides entre ses sourcils, envoie une petite giclée de Guerlain dans son cou et fourre ses cheveux sous une toque en feutre pourpre. Après avoir glissé ses pieds dans ses bottines, elle enfile son manteau froncé sous une large martingale, enrobe ses épaules d’une étole de laine rouge et or, puis enfile des gants.
Elle trottine sur le boulevard Béranger entre les chalets du marché de Noël, garnis comme des écrins de beaux d’objets d’artisanat d’art ou de cochonneries clinquantes.
Le top départ des illuminations a eu lieu la semaine dernière, mikado de néons géants sur le boulevard, guirlandes de leds bleues et fontaines de lumières roses dans les arbres. Comme il a neigé et gelé, les grands platanes ainsi que les sapins transplantés conservent leurs manchons de glace et un molleton de neige scintillante recouvre les petits chalets. On pourrait se croire au pays merveilleux de Walt Disney, dans un dessin animé.
L’illusion est quasi parfaite.
L’illusion...
Car les confidences de ses patients dévoilent à Romane l’envers de ce décor de conte. La sacro-sainte fête de Noël remet à vif leurs souffrances, leurs manques, leurs chagrins. Ils sont pitoyables de culpabilité ou de haine, et tous en mal de reconnaissance. Elle se dit qu’un jour elle écrira un conte qui s’intitulera : sortilèges et maléfices de Noël...
Les gens torturés qui échouent dans son cabinet ont bien du mal à comprendre que tout consensus à l’échelle d’une population, ancré dans un mythe par essence indestructible — et, qui plus est, interplanétaire ! — exprime la personnalité de base[1] d’un peuple, d’une communauté, enfin celle de la cellule familiale, et n’a d’autres conséquences que l’ébrasement des différences, le nivellement par le politiquement correct, bannissant du clan celui qui ne feint pas de croire qu’être heureux est obligatoire.
Oui, Noël est une grosse machinerie de normalisation qui apporte encore plus de joies aux gens heureux et encore plus de souffrance aux malheureux. Et l’écart se creuse au nom du bonheur des enfants, alibi imparable. Pourtant les petits d’hommes n’ont nul besoin de ces amoncellements de marchandises pour se construire : ils ont besoin de l’amour absolu de leurs parents... le plus beau des cadeaux, carburant de toute une vie... le câlin d’une mère, son attention discrète, un éclat de rire, le regard affectueux et fier d’un père...
Un accès de nostalgie saisit Romane qui revoit ses enfants, tout petits, au pied du sapin, quand la famille était unie, avant le départ du père et le divorce... illusions, illusions... Elle pense à son fils qui fait en ce moment des photos en Égypte pour Vogue.
« Allez ! Oublie tout ça et sourit à la vie, ma vieille ! » se dit-elle, en replaçant sur son épaule un pan de l’écharpe qui a glissé, tandis que son regard erre sur le présentoir d’une modiste farfelue (qui vend les chapeaux d’Alice au pays des merveilles) ou celui d’un pyrograveur sur grumes de pin.
« Oh, que c’est joli ! » murmure-t-elle, attirée par des oiseaux d’argile réalisés en raku... des rossignols, des mésanges, des verdiers, aux délicates teintes flammées, nichés dans des nids de ficelle...
Ce sont les dernières œuvres d’Armelle !
— Salut toi ! fait-elle en agitant ses doigts qui pianotent dans l’air. Ils sont trop choux, tes petits oiseaux...
Armelle fait un grand sourire tout en tapant des pieds pour se réchauffer.
— Oui. J’ai d’ailleurs du mal à m’en séparer pour les vendre...
— Oh ! Je n’avais jamais vu cette série de pintades, c’est trop beau... Je prends celle-ci, la toute ronde, pour maman... Autrement, ça va ?
— François a terminé son album, il veut organiser un concert privé pour la saint-Sylvestre. Blues et jazz manouche... Tu seras là, hein ?
— Comme d’hab.
— Tu passes l’info sur ton mur Facebook, d’accord ?
— Ça marche...
Elle chuchote, en roulant des yeux :
— Je crois que le père de François va venir... incognito... je te le dis à toi mais tu ne le répètes pas, d’accord ? Motus et bouche cousue.
— Promis ! jure Romane, souriant jusqu’aux oreilles, en se demandant déjà à qui elle va confier ce secret sensationnel.
Les lumières de la guérite accrochent les boucles dorées d’Armelle et illuminent son maquillage. Dans ses habits fantaisie, une jupette éclatante de couleurs sur des leggings noirs, avec son bout du nez gelé, elle est un argument de vente à elle toute seule. D’ailleurs, elle fait des affaires cette année, annonce-t-elle à Romane, en préparant le paquet-cadeau.
— Tu gardes Floriane chez toi pour la nuit, s’assure-t-elle.
— Ce soir et plusieurs jours, si ça t’arrange. Vous êtes adorables de l’héberger mais ça ne peut pas durer un siècle...
— C’est vrai, mais Floriane a un projet professionnel qui va marcher, j’en suis sûre, et elle va bientôt voler de ses propres ailes. Elle t’en parlera elle-même.
Réjouie par cette nouvelle, Romane paie son cadeau, saisit son paquet enrubanné et envoie un petit baiser avec son index, prête à poursuivre son chemin puis se ravise :
— J’allais oublier ! J’ai un truc à te dire : j’ai eu un mail de Pénélope. Une épave. Touchée coulée. Jonathan l’a plantée un soir, sans aucune explication. Qui c’est vraiment ce type ? Tu as des infos ?
— Pas plus que ça... Ecoute, si j’ai un créneau, j’appelle Pénélope. Bonne soirée avec Floriane !
— Salut.
En suivant du regard les passants, en accordant un sourire aux curieux qui s’approchent de ses poteries, elle compose le numéro de Pénélope. Sa copine est une fille entière, sincère, dépourvue de cynisme et quand elle va mal, elle va vraiment mal, elle ne sait plus à quoi se raccrocher...
— Allo, Pénélope ? C’est Armelle... Comment tu vas, ma cocotte ? Il paraît que ton mec t’a larguée ? Je suis là, tu sais... Tu peux compter sur moi, comme dans la chanson de Chédid...
— Larguée pas vraiment, j’espère pas, mais il m’a laissée tomber un soir, comme une vieille chaussette, j’ai juste compris que c’est un grand connard... Mais tu sais, à côté de ce qui vient d’arriver au boulot, c’est peanuts... un truc terrible...
Interloquée, Armelle demande :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu sais qu’on déménage les collections du Musée, avant les futurs travaux ?
— Vaguement.
— Dans la panique, une œuvre célèbre a disparu !
— Non !
— Si.... Et pas des moindres : La fuite en Égypte, de Rembrandt. Y a une enquête... J’en dors plus.
à suivre...
Place du Palais©Tutti Quanti & Claudine Chollet
Tous droits réservés
[1]Sur la notion philosophique de « personnalité de base, suivre le lien :
http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/auteurs/linton.htm/
Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)
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