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Place du Palais, feuilleton : épisode 13

Place du Palais

Episode n°13

Les personnages principaux sont trois copines tourangelles :
- Pénélope Forest, 34 ans, célibataire, elle a des petites amourettes mais son cœur bat en secret pour un beau Québécois, à peine entrevu, Jonathan Brûlebois. Elle habite Quartier Velpeau, elle travaille au Musée des beaux-arts ; ses parents habitent aux Prébendes.
- Armelle Chamotte, 36 ans, est potière d’art, mariée avec François, musicien, fils d'un people gay.
Ils ont une fille, Lou, 11 ans. Ils habitent à la campagne, près de Saché.
- Romane Franjeux, 40 ans, divorcée, est psychothérapeute, son cabinet se situe rue Bernard Palissy, elle a un fils Alex, 19 ans, mannequin, une fille, Laura, 16 ans, boulimique et rebelle, une mère bigote ; sa demi-sœur, Floriane, maman d’un petit Tom, perdue de vue de puis des années, vient de refaire surface.

 Dans l’épisode précédent, Jonathan a invité Pénélope, un samedi soir, dans un resto italien du Vieux Tours.

   Au moment où Pénélope saisit son verre de Lacrima Christie, elle lève les yeux sur Jonathan... Elle est littéralement clouée sur sa chaise par le regard de son vis-à-vis, aussi percutant qu’une flèche d’archer champion olympique ; elle est remuée jusqu’aux tréfonds de sa personne, jusqu’à fantasmer un plaquage rugbystique sur la première pelouse venue. Elle ingurgite un demi-verre de rosé pour s’en remettre... Puis les yeux de Jonathan zigzaguent (au gré de pensées qu’elle aimerait bien deviner) captant les reflets des lampes d’ambiance qui accrochent des étoiles dans ses pupilles, tandis qu’il lui sourit... une ébauche de sourire – provoquant de petits éventails au coin de ses yeux – qui la rassure sur leur connivence instantanée...
   Quelle rencontre exceptionnelle !
   Elle craque à donf.
   En attendant les gnocchis, ils observent discrètement les gens attablés autour d’eux, non sans se mater mutuellement, en douce. Une chaîne hi-fi diffuse en sourdine une barcarolle : la chanson des gondoliers... 
   Elle a peur de griller toutes ses chances en posant des questions trop naïves ou trop indiscrètes, comme elle en a le chic. Ce type est un cerveau, elle ne veut pas passer pour une dinde. Quant à lui, il attend qu’elle l’interroge pour ne dévoiler de lui que le strict nécessaire : inutile d’entrer dans les détails avant de savoir qui est réellement son interlocutrice, surtout quand on a un passé un peu compliqué...
   Jonathan ratisse ses cheveux en désordre puis, calé contre le dossier de sa chaise, il agrippe le ceinturon de son jean et laisse sa main droite, large et calleuse, immobile au bord du set de table.
« On verrait bien un type comme lui dans un de ces bars-stations à essence de la route 66... » pense Pénélope. Elle a quelques clichés en tête de gars taiseux en chemise à carreaux éclusant une pression avant de poursuivre la traversée des US – non sans actionner deux fois l’avertisseur de leur truck ! Elle trouve qu’il ressemble un peu à Duke, le charismatique camionneur du Convoi (1978. Film de Sam Peckinpah Burt Young), avec son côté rustique, mal dégrossi, qui n’est pas pour lui déplaire. Le style minet des villes ne la branche pas vraiment. Même si elle a gardé un souvenir piquant de sa brève aventure avec Alex, le fils top modèle de Romane, sa nudité d’éphèbe, sa minceur gracile, la troublent moins que les avant-bras épais et les mains carrées du Québécois.
Sa propre voix lui paraît artificielle quand elle lui demande où il vit depuis son arrivée.
   — Présentement je loue un gîte au sud de la ville. Je sais pas si je vais prendre un appartement, je suis bien là-bas, dans la verdure. J’ai pas de caution à verser ni tous les ennuis d’un bail... Et vous, Pénélope ?
   — Je viens d’acheter une petite maison dans Tours... Petite comme mes moyens, ajoute-t-elle en balançant sa tête d’une façon charmante... Autrefois, c’était la maison d’un maraîcher qui faisait ses légumes dans son terrain et qui les vendait au marché près des remparts de la ville, où se trouve l’autoroute aujourd’hui. Où j’habite, c’était encore la campagne il y a moins d’un siècle. Je dispose d’un petit jardin et d’une cabane à outils où je range mon vélo, car je suis une cycliste militante...
   — Hum ! Vous m’en direz tant ! Alors, à qui avez-vous volé cette vieille guimbarde qui vous a lâchée ?
   — À ma mère... Elle me la prête parfois.
   Il la considère d’un œil ironique.
   — Vous savez que nous autres, les Québécois, nous changeons de maisons au printemps... Vous verriez tous ces gens dans les rues avec les carrioles pleines de meubles dès que le premier rayon de soleil arrive. Il n’y a pas que des locataires qui déménagent, aussi des propriétaires qui vendent leurs homes. On dit qu’une maison à soi, c’est une semelle de plomb, parce qu’on est alors rivé au sol par le poids de la propriété... Il vaut mieux avoir des « semelles de vent » comme votre brillant Arthur Rimbaud, n’est-ce pas ?
   Pénélope ne trouve aucune répartie intelligente. Elle fait « han-han ! » et écluse son troisième verre.  
   Il la sauve de son embarras.
   — Et cette maison, alors ? Comment est-elle ?
   — Eh bien, j’ai seulement trois pièces avec un grenier au-dessus. Je fais moi-même les travaux d’aménagement, je suis bricoleuse, je tapisse, je peins pendant mes jours de repos... J’ai plein d’idées de déco...
   — Vos jours de repos... Excusez-moi, je ne vous ai même pas demandé où vous travaillez...
   — Au musée des Beaux-arts, à l’accueil, la billeterie, si vous voulez...
   -- Ah !

   Ce n’est pas aussi prestigieux que professeur de fac, ça, d’accord. Pendant un centième de seconde, de façon subliminale, elle se sent jugée, évaluée comme un bestiau de foire par un être supérieur et elle se sent mal à l’aise. Elle vide un quatrième verre de Lacrima...
   Elle s’en veut de sa spontanéité, de démarrer au quart de tour, de tout dévoiler d’elle-même avec cet entrain puéril de gamine qui a décroché la queue du Mickey dans un manège. Elle est indécrottable. Elle devrait apprendre à créer une aura de mystère autour de sa personne, brouiller les pistes, faire en sorte de créer un suspens sur sa vraie nature ! Au lieu de ça, elle est aussi transparente qu’une IRM !
   Elle se voit comme il doit la percevoir : trop ronde, engoncé dans des vêtements trop raides, sans même un doigt de maquillage pour la mettre un peu en valeur, et jacassant comme une débile !
   Jonathan rattrape le coup :
   — Comme c’est intéressant, la billeterie... affirme-t-il avec conviction.
   Elle rosit, acquiesce vigoureusement en hochant plusieurs fois la tête, car elle aime beaucoup son job. Elle gomme instantanément sa précédente impression.

   Pauvre Pénélope, prise entre deux feux ! Elle pense toujours qu’elle n’est pas assez bien, pas assez intelligente, pas assez désirable, pas assez n’importe quoi...  et en même temps, elle se reproche de se fustiger et de se sous-estimer ! Car une petite voix intérieure la sermonne toujours et la revalorise, celle de sa grand-mère, hélas disparue : « Je t’interdis de faire des complexes, ma petite chérie. Tu es si jolie, avec ton visage de madone, tes yeux malicieux et tes joues rebondies juste comme il faut être embrassées, tu es fraîche et appétissante comme du bon pain... »
   Dans le match "grand-mère" contre "complexes" la première l’emporte encore une fois, provisoirement. Aussitôt, elle se dit que si Jonathan lui a proposé ce resto, c’est qu’il ne la prend pas pour un thon. Il ne perdrait pas son temps avec une grosse truie violette...
   L’arrivée des courgettes à la ricotta crée une bienheureuse diversion, occupant les mains et les mandibules.
   — J’aimerais beaucoup rencontrer vos amis, Pénélope, comme c’était prévu... dit-il, avec un rictus calé dans une parenthèse creusant sa joue. Je peux même vous inviter tous, dans mon gîte, il y a de la place... Est-ce que c’est une bonne idée, selon vous ?
   — Oh, mais certainement.

   Le repas ingurgité, Jonathan prie Pénélope de l’excuser une seconde : il doit passer un sms à un ami. En tapotant les touches, il dit négligemment :
   — Est-ce que vous voulez voir où j’habite avant de rentrer chez vous ?
   Pénélope ressent une sorte de flageolement des genoux.
   — Avec plaisir, répond-elle avec une légèreté feinte.
   Il clique sur le déclencheur-photo de son portable et la félicite :
   — Vous êtes très photogénique !
   Elle espère que cette proposition de visiter son gîte en cache une autre, plus... sexuelle. Elle redresse les épaules, sourit, frictionne sa nuque : elle est partante, débarrassée des pudibonderies de ses vingt ans. Sa seule inquiétude : prendre un râteau, son amour-propre en saignerait.
   Elle récupère son sac, son manteau, pendant que Jonathan est en train de taper :

  « Eh Phil ! en PJ : photo de la pitoune que j’m’en vais crosser ce soir...
cette fois, j’te bats au score, mon pote ! »


   Il l’aide à enfiler son manteau.
   — Je peux ? demande-t-il en enserrant ses épaules.
   Elle acquiesce. Elle est au bord de défaillir tandis qu’ils martèlent, l’un contre l’autre, les pavés de la rue de la Monnaie, déserte...

 à suivre...
Place du Palais©Tutti Quanti & Claudine Chollet
Tous droits réservés

Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)

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