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LES PETITS SECRETS DE POLYCARPE (5)

Le roman ne se définit pas seulement par la narration d’une histoire survenant à des personnages, en 350.000 signes sur une période et dans un lieu géographie donnés, y compris des retours en arrière ou des anticipations. Ça, c’est la performance au premier degré, ce que j’appellerais l’axe horizontal du récit ou l‘abscisse. Car, cette narration est arrimée à une autre dimension, l’axe vertical ou l’ordonnée, qui n’est pas exprimée, pas toujours perçue, mais qui lui demeure pourtant indissociable : il s’agit de l’implicite, du non-dit, des sous-entendus, du « sous-texte ».
L’axe vertical a la même fonction que la quille d’un bateau, maintenant sa trajectoire, l’empêchant de dériver sous la force des vents et le propulsant par sa résistance à l’océan. Chaque étape du roman, chaque phrase, dialogue, métaphore, description, ainsi que chaque personnage et le type humain qu’il représente, renvoient à une signification objective non exprimée qui relie l’écrivain à ses lecteurs, leurs inconscients étant reliés (voir la théorie de « l’inconscient collectif » de Jung).
C’est cet axe vertical qui confère au récit sa profondeur, sa portée universelle sans en être appesanti car le récit se déroule en surface, linéairement, sur un ton assez léger, quand bien même se produisent des catastrophes puisqu’elles finissent toujours par être surmontées, oubliées par ceux qui n’en sont pas directement affectés.
Cette théorie de l’architecture en croix que je me suis forgée en écrivant, j’ai le plaisir de la retrouver chez Guy de Maupassant qui l’exprimait, à sa façon, dans la préface de « Pierre et Jean », intitulée « le Roman » :
[…] la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est cachée en réalité sous les faits dans l'existence.
Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.
Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'œuvre, comme l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui fait notre portrait ne montre pas notre squelette.
Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels ils obéissent.
Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec précision: "Tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci", il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres.
Efforçons nous d'être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts […]
La Guillette, Etretat, septembre 1887.
Maupassant insiste sur l’importance de ne pas étaler les mécanismes psychologiques qui sous-tendent les faits et gestes des personnages mais de les suggérer au travers de leurs comportements, or j’avais la même détermination en abordant mes « Polycarpe » : faire découvrir la psychologie de mes personnages indirectement grâce à leurs paroles, leurs gestuelles, leurs expressions, sans entrer dans les arcanes de leur pensées. Je voulais que les lecteurs fassent connaissance avec les personnages comme dans la vie, par déduction des apparences. Je m’étais lancé ce défi, persuadée qu’il y aurait une sorte de petit suspens à deviner à qui on avait vraiment à faire… et j’estimai que c’était une attitude « sport » de la part de l’auteur de ne pas étaler sa connaissance préalable des personnages, de laisser les invités (mes lecteurs) faire connaissance de mes nouvelles relations…
J’avoue que c’est un défi difficile à tenir sur la longueur d’une série, car il y a bien des moments dans le récit où l’auteur doit donner du grain à moudre au lecteur. N’empêche, le récit se structure et se solidifie sur les fondations psy des personnages.

Bien des romans contemporains n’ont pas de quille et dérivent quelques temps sur les flots factices et étincelants de la célébrité pour disparaître à l’horizon… vaisseau fantôme avec personne à bord pour l’éternité. Mais ça ne m’intéresse pas de les citer : ils ont suffisamment bouché l’horizon comme ça.
Dans ma prochaine note, je donnerai quelques pistes pour détecter l’implicite et le non-dit qui constituent ma véritable raison d’écrire et sous-tendent l’écriture des « Polycarpe ». Rien de spectaculaire, rien de philosophique, pas de crises d’ego, pas de révélations, mais des choses de la vie, émotionnelles, affectives, que nous avons forcément en commun, les lecteurs et moi-même, sur lesquelles se bâtissent mes romans ‒ sans pour autant en faire tout un plat !

Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)

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