06 mai 2006
Les aventures de Polycarpe - 21éme épisode
LE VIEUX LOGIS
CHAPITRE XX
Où les indices s'accumulent sur l'assassin du juge, Imogène décrète le look-out de la boutique de miel, Polycarpe fait l'acquisition d'une vieille armoire aux crapaudines engourdies, Rosemonde avoue sa liaison coupable...
Dès huit heures, le lendemain matin, le téléphone du logis fut saisi d’une frénésie sonnante interrompant à quatre reprises la toilette de Polycarpe, alors qu’au même moment les trépidations d’un marteau-piqueur et le moteur du compresseur perturbèrent la légendaire torpeur du village et firent trembler le logis sur ses fondations.
À chaque appel, Polycarpe essuyait en râlant sa mousse à raser, jetait sa serviette et descendait précipitamment au rez-de-chaussée pour répondre, sans saisir la totalité des propos dominés par les décibels des travaux. Exaspéré, il bâclait les conversations, opinant d’un « oui, oui » distrait aux diverses sollicitations. Quand il se décida à emporter le mobile au premier étage, les appels cessèrent mais, réflexion faite, en présentant à nouveau son menton devant le miroir, blaireau en main, il renonça à se raser.
La première communication provenait du cuisiniste Tradimod qui envoyait ses gars monter les meubles et les plans de travail. Gaspard Charron s’annonçait pour prendre les mesures de la trappe. Gix voulait savoir si la gigantesque armoire bordelaise l’intéressait toujours : il fallait en prendre livraison dare-dare. Enfin, et à sa grande surprise, Rosemonde de Touche lui demandait de passer à son magasin de cadeaux. Elle avait des « choses » à lui confier mais en toute discrétion, ailleurs qu’au village.
Moins de trois quarts d’heure plus tard, les installateurs de cuisine arrivèrent, suivis à quelques minutes d’intervalle d’une Imogène curieuse et sur des charbons ardents depuis qu’elle avait repéré le Peugeot Partner à l’enseigne jaune et rouge de la société Tradimod garé devant chez lui.
- Je viens vous espionner pour savoir quels agencements vous avez choisis ! Oh, c’est infernal, chez vous, Poly !
- Croyez-vous que nous résisterons à ce vacarme durant toute la durée des travaux ? Nous allons demander au maire à être relogés... Allons dans le jardin, nous serons plus au calme.
- Je pourrais vous accueillir. Chez moi, le bruit est nettement plus supportable !
- Comment ça, plus supportable chez vous ! Ils ont commencé à casser le goudron à deux pas de votre maison...
- Je ne vous dirais pas pourquoi. La physique des propagations sonores, moi, vous savez...
Ils s’installèrent sous le cerisier où le ronflement des engins paraissait atténué par le volume de l’immeuble. Il lui montra le croquis des futures aménagement : des lignes et des hachures s’entrecroisaient et se prolongeaient vers un point de fuite virtuel faisant surgir des volumes dépouillés aux proportions futuristes.
- J’ai suivi vos conseils, même si j’ai tenu compte également des suggestions de Mama. Je panache l’ancien et le moderne. Je fais poser ces meubles de résine intégrant l’électroménager, couleur « rosé des prés ». Je disperserai ici ou là un chiffonnier et une bonnetière pour les rangements. Gix m’a dégotté une grande armoire que je prévois de placer en vis à vis de ma cheminée...
- Pas mal. Je suppose que vous héritez d’un oncle d’Amérique...
Un ouvrier apparut sur le seuil du jardin.
- Excusez ! On vous demande...
Gaspard Charron admirait la cheminée. Il tendit à Polycarpe une large main râpeuse et désigna les trous à l’emplacement des pitons qui retenaient la plaque du foyer.
- Dommage, dit-il, qu’on vous ait piqué le contrecœur. Pour en trouver un à ces dimensions...
- On s’en est servi pour boucher la trappe. Faute de mieux !
Il brancha une baladeuse à la prise électrique du couloir qui éclaira le cagibi où l’artisan pénétra, se courbant sous les contremarches. Il fit glisser la plaque de fonte pour dégager l’ouverture.
- C’est quoi, ce boucan ? dit l’homme.
- La commune installe le tout-à-l’égout.
- On dirait que le bruit provient directement de par-là.
Polycarpe s’écarta du cagibi puis s’en rapprocha, enjambant à plusieurs reprises les matériaux posés en travers du corridor et les caisses à outils, pour convenir avec Charron de la singularité du phénomène.
- Vous m’avez bien expliqué, l’autre fois, que c’était l’entrée d’un souterrain, dit l’artisan. Ma parole, il mène directement aux excavatrices qui creusent la route.
Après le départ du forgeron, Polycarpe retourna dans le jardin où Imogène se prélassait dans le fauteuil-paon, jambes allongées, fumant une fine cigarette les yeux clos et le visage offert au soleil, comme si elle avait décidé de s’incruster. Il laissa cette impression de côté.
- Voulez-vous m’accompagner, dit-il. Je veux découvrir la source du raffut qui semble remonter par le souterrain.
Elle ouvrit les yeux.
- Il bifurque là où vous avez vu le graffiti de mon premier flirt. D’un côté, il monte aux bois et de l’autre, il redescend dans la cour des troglodytes.
- Pierre nous a montré l’embranchement.
- Le compresseur est peut-être installé près de la galerie. Je vais avec vous.
Elle marchait à ses côtés, l’air particulièrement détendu. Elle portait une jupe et un petit débardeur qui mettait en valeur ses formes mures. Elle était un peu plus grande que lui, malgré ses souliers plats et avançait d’un pas souple. À mieux la connaître, Polycarpe décelait du félin en elle. Il se décida enfin à la questionner :
- Vous ne travaillez pas ? Vous n’ouvrez pas votre boutique ce matin ?
- Eh, bien : non. Je déclenche la phase 2. C’est à dire : pression maximum, réacteurs à fond, survol acrobatique...
- J’ai dû manquer un épisode, dit Polycarpe, sans émoi, familiarisé avec les réflexions déconcertantes de son amie.
- Avez-vous vu la tête d’Anatole, le jour de la fête ? Il n’a pas eu une parole pour me convaincre de revenir et il m’a, en tout et pour tout, adressé six mots : « bonjour » « tu vas bien » et « au revoir ».
Polycarpe n’était pas surpris, mais il la regarda avec un sourire qu’il teinta d’ironie pour masquer son embarras.
- C’est un taiseux, votre Anatole.
Ils descendaient maintenant la rue du château, encombrée de diverses machines, d’un scraper, d’une pelleteuse, d’un camion à benne, de buses, de raccords en Y, de tuyaux emmêlés et de gars protégés d’œillettes et de gilets fluorescents qui jetaient sur la jeune femme de furtifs regards concupiscents.
- Il n’est même pas resté déjeuner, comme il en avait manifesté l’intention dans un moment de grand relâchement. Je ne l’ai pas vu de l’après-midi, ni de la soirée. Pourtant, il a voulu tenir la boutique toute la matinée... Les petits bénéfices passent avant les grands sentiments. CQFD. Alors, je vais le piéger. En fait, je lui donne une deuxième chance.
Polycarpe grimaça : connaissant la liaison d’Anatole, Imogène pouvait faire l’économie de cette stratégie. Il était dérouté par son acharnement à reconquérir l’infidèle alors qu’elle ne semblait pas languir d’amour… Question d’amour-propre ? Faisait-elle passer la survie du patrimoine foncier avant le goût du bonheur ? Fallait-il supposer qu’Imogène ait tout oublié des émois sentimentaux ? Était-ce possible ? Avait-elle un cœur de granit ?
- Tant que nous n’aurons pas établi un avenant au contrat de mariage, je maintiens le lock-out de la boutique de miel ! ajouta-t-elle, dans un demi-sourire ironique.
Visiblement, c’était un jeu. À moins que… Il détailla ses attitudes « trop » détachées, son profil grave, les traits déterminés de son visage, le voile du regard et le tremblé du sourire : non, ce n’était pas un jeu. Elle ne laissait entrevoir que son être civilisé. Elle s’y arrimait sans y croire, pour maintenir à flot des apparences convenables. Il lui fallait étouffer ses ouragans intérieurs et refuser de voir l’évidence du terrible gâchis de sa vie conjugale. La raison sociale avait régi une grande part de son existence, il s’agissait maintenant d’opérer un triple salto, sans déraper en retombant sur ses pieds de femme plus très jeune, sans enfant, sans amant et délaissée !
Polycarpe se demanda comment ce couple réagirait s’il avait une progéniture. Par association d’idées, il lui annonça que sa fille, son gendre et ses petits-enfants allaient arriver dans une dizaine de jours.
- Aurez-vous terminé votre cuisine ? Je vous suggère de l’inaugurer à cette occasion. Nous ferons la fête avec votre petite famille. J’ai hâte de connaître votre fille !
- C’est une idée excellente. Mon gendre Witson est très sociable, il aime se lancer dans de grandes discussions pourvu qu’on veille à réapprovisionner le bar.
Ils arrivaient à l’embranchement de la ruelle. Chimène était aux premières loges, appuyée sur sa canne, penchée au-dessus d’une tranchée pour observer l’emboutissage des buses. Sa surdité, au demeurant partielle, la protégeait des pétarades assourdissantes du compresseur installé - ainsi que l’avait subodoré Gaspard Charron - à l’entrée de la galerie centrale.
L’entreprise travaillait avec célérité : les tranchées une fois creusées et équipées de buses étaient aussitôt remplies de falun immédiatement damé, avant d’être enduit d’une couche de macadam compressé au rouleau. À ce rythme, les maisons du bourg seraient rapidement raccordées. Une petite semaine d’enfer à supporter, mais c’était un moindre mal.
Ayant confirmation de l’origine du vacarme, Polycarpe s’apprêtait à faire demi-tour, lorsqu’une idée lui vint à l’esprit et le cloua sur place.
- Chimène qui a toujours vécu dans les troglodytes doit connaître parfaitement les galeries !
- C’est probable !
- Et si c’était elle qui avait parcouru le souterrain pour accomplir une vengeance ! Écoutez : dans la boîte que Petit Lu avait chapardée se trouvait l’article du journal avec la photo du juge. N’aurait-elle pu avoir à faire à lui dans une vie antérieure ?
- Tout est possible, dit Imogène. On dit bien qu’elle se prostituait autrefois. « Le juge et la prostituée »... Fable de Polycarpe Houle, dit-elle, en riant.
Ils se retournèrent machinalement et interceptèrent le regard acéré de la vieillarde. Pressentait-elle leurs doutes ? Ils s’éloignèrent en hâte pour fuir le vacarme. Concentré, le poing devant le menton comme s’il parlait dans un micro, Polycarpe exposa son raisonnement à Imogène :
- Elle découvre un beau jour dans la presse, un 4 avril exactement, que le soi-disant Cornu est ce même juge qui l’a condamnée autrefois pour une raison x ; elle nourrit envers lui une haine tenace attisée chaque fois qu’il vient dans la galerie lâcher des chauves-souris ; elle connaît les passages secrets mais se garde bien de le renseigner.
Imogène complète le scénario :
- Sachant que l’homme est vulnérable, par Berouette qui a entendu Ulysse décrire ses crises d’asthme…
- ...elle se faufile dans le souterrain, cahin-caha, avec sa canne, fait irruption dans la maison du juge et, saisissant un coussin...
- ... l’étouffe puis revient chez elle par le même chemin. Puis elle s’arrange pour envoyer Berouette chez le juge…
- J’ai une explication de la bouche même de Berouette : il a vu de la lumière à l’étage, ce qui l’a intrigué…
- Mon œil ! s’exclama familièrement Imogène. Ce gars-là, il connaît à la minute près les habitudes de sa mère. Il cherche simplement à l’innocenter. Mais admettons qu’elle provoque la découverte du corps en manigançant exprès l’histoire des pièces éclairées… Pourquoi n’attend-elle pas tout bonnement qu’Ulysse fasse la macabre découverte à son retour de voyage ?
- Elle sait qu’il est encore dans les parages alors qu’il a annoncé son départ à grand tapage, dit Polycarpe. Peut-être même qu’elle connaît les habitudes d’Ulysse qui ne peut décemment pas compromettre la comtesse. Elle aurait prémédité d’utiliser les mensonges du jeune homme pour attirer les soupçons sur lui. Ne la sous-estimons pas !
– On n’est pas sûr qu’elle connaisse la liaison d’Ulysse…
- Elle serait bien la seule, hormis le mari à n’être pas au courant ! Si seulement nous avions une preuve...
Il pensait aux divers petits déchets aperçus lors de l’expédition :
- Quand bien même, soliloqua-t-il, ça ne signifierait pas qu’elle a tué Cornu ! Il nous manque un élément du puzzle…
Quand ils arrivèrent à la hauteur de la boutique de miel, Imogène attira l’attention de Polycarpe sur l’écriteau qu’elle avait accroché : « Fermé pour congés »
- Je suis libre comme l’air ! dit-elle. Avez-vous besoin d’une arpète pour vous aider ? Ça m’occuperait...
- Je n’aimerais pas qu’Anatole vous surprenne en train de blanchir mes murs... Et puis je dois aller en ville. J’ai un rendez-vous important...
- Je peux savoir ?
- Oui. Rosemonde veut me parler dans un endroit discret…
Il regarda Imogène froncer les sourcils et le jauger.
- Je vous en prie, dit-il, ne craignez pas pour mon pucelage !
Imogène s’empourpra légèrement.
- Alors je vais superviser vos travaux pendant votre absence ! Dites oui, Poly !
- Très bien. Je vous laisse les clés et je vous délègue mes pouvoirs, à une condition : ne prenez pas d’initiatives farfelues.
Avant de sortir la bétaillère et de confier le logis à Imogène, Polycarpe fit le point avec les techniciens et appela le vendeur de l’armoire bordelaise pour le prévenir de son passage en fin d’après-midi.
Il manœuvrait pour sortir de la ruelle quand une voix aiguë le héla.
- Polycarpe ! Hou hou !
Flora traversait la place sur un vélo hollandais. Des aiguilles à tricoter dépassait du panier fixé sur la roue avant. Elle posa le pied à terre et se pencha à la portière.
- Vos conseils ont fait merveille : mon Godichon a de nouveau l’oreille sémillante !
- À la bonne heure !
- Dites-moi, Polycarpe, ne seriez-vous pas tenté de participer à notre chorale ?
- C’est une manie, dans ce pays, d’embrigader les gens ! Écoutez, Flora, je chante comme une casserole !
- Dommage, il nous manquait un ténor et vous avez le physique !
- Est-ce qu’un ténor a un physique particulier ? fit-il mine de maugréer, tout en appréciant l’art consommé de Flora de déconcerter ses interlocuteurs.
Elle lui envoya un clin d’œil complice, plaça son vélo face à la pente et relança d’un petit coup de pied ses pédales en arrière.
- Nous préparons le Requiem de Mozart pour l’automne, expliqua-t-elle. Nous chanterons dans l’église. Je suis soprano.
- Félicitations ! dit Polycarpe.
Il s’habituait peu à peu aux anomalies de casting : à Rochebourg, une ex-danseuse de cabaret devait fatalement chanter le requiem dans une église !
Cette pensée le fit sourire et il engloba Flora d’un regard amical.
- Je vais chez Mama faire du baby-sitting, lança-t-elle, en s’asseyant sur la selle, filant dans la descente, sa longue jupe faseyant au vent.
Au cœur du vieux Chassac, la boutique « Papillotes » se déversait sur le trottoir comme une corne d’abondance : des paniers remplis de moulins aux ailes multicolores ou de bouquets artificiels, des girouettes, des cale-portes en forme d’escargots, des tire-bottes, des dames-jeannes tandis que des quantités d’objets en fer forgé, en osier, en verre, en bois, accrochés ou empilés, garnissaient l’entrée et l’intérieur du bazar. Sur des tables nappées de madras et dans des armoires vitrées étaient présentées des verres, des vases, des compotiers, des carafes et des aiguières. Derrière le comptoir, Rosemonde emballait un éteignoir dans trois feuilles de papier crépon de couleurs vives, superposées sur une feuille de papier cristal. Elle nouait avec du raphia une des extrémités qu’elle écartelait comme une fleur et qu’elle taillait aux ciseaux à cranter quand elle aperçut Polycarpe.
- Je suis à vous dans une minute, lui lança-t-elle.
Il attendit en furetant au fond du magasin, sous des lustres fantaisie, parmi des batteries de cuisine émaillées et des seaux en zinc ; il regarda le prix d’un valet de nuit, toucha les pétales d’un pavot plus vrai que nature lorsqu’elle le rejoignit, ouvrant une porte en haut de trois marches.
- Mon associée me remplace. Suivez-moi, nous allons dans la réserve.
Elle s’appuya contre le rebord d’une fenêtre. Elle portait une marinière blanche à liserés bleus sur une jupe plissée assez longue et des mocassins. Même si cette tenue vestimentaire métamorphosait presque la séductrice en dame patronnesse, Polycarpe demeurait envoûté par ses grands yeux, ses lèvres charnues et sa voix chaude. Il masqua cette attirance sous un air contrarié.
- Que signifient ces manigances ?
- Je n’ai qu’une personne à qui me confier : vous, monsieur Houle. Pierre ne doit pas être au courant et ma famille ne me comprendrait pas. Quant aux autres, n’en parlons pas... Il s’agit d’Ulysse Côme.
- Je crois comprendre. Mais, continuez...
- Comme vous savez, ma belle-sœur l’accuse d’avoir assassiné le juge Cornu, la veille de la Toussaint... Or, il était chez moi, il est resté tout l’après-midi, toute la soirée et... presque toute la nuit. Pierre ne rentrait que le lendemain d’un séminaire organisé par sa compagnie. Je dois vous l’avouer : Ulysse est mon amant depuis quelques mois.
- Comment disculper Ulysse en épargnant Pierre ? C’est le choix cornélien que vous n’arrivez pas à résoudre, c’est cela ?
- Exactement, dit-elle, en se malaxant les mains.
- Il n’y a pas à tergiverser. Vous devez faire un témoignage sur l’honneur auprès de son avocat. C’est indispensable. En espérant qu’on ne déballera pas vos secrets d’alcôve lors d’un procès et qu’on découvrira auparavant qui a vraiment tué Cornu. Puisque Ulysse n’est pas en cause, avez-vous une idée ?
- Un très, très mince soupçon.
Elle indiqua entre son pouce et son index une hauteur de deux à trois centimètres. Et elle ajouta en fermant à demi les yeux :
- Une fois de plus, je vais avoir le mauvais rôle : on va dire que j’accable Iseult parce que je la déteste. D’ailleurs, je la déteste.
- Mais encore ?
Elle soupira bruyamment.
- Le Perfescope que vous avez vu à la maison, que Pierre a repris à sa sœur : comme par hasard, c’est après le décès du juge qu’il a fait son apparition. Je me rappelle avoir été très étonnée de ce soi-disant cadeau. On n’avait jamais entendu dire qu’elle allait voir le vieux bonhomme. Il se peut qu’il ne lui ait jamais donné, mais qu’elle l’ait pris et quand ? C’est toute la question.
- Ulysse doit savoir si oui ou non, Iseult venait au logis !
- Je vais prendre rendez-vous avec son avocat.
- Parfait.
- Dites, monsieur Houle, ce que je vous ai dit : vous le gardez pour vous...
- Bien sûr, affirma-t-il.
Il lui adressa un petit sourire paternaliste pour atténuer le choc de la révélation :
- Vous savez, chère Rosemonde, tout le monde est au courant. Excepté Pierre, naturellement.
Il vit la jeune châtelaine déglutir de surprise, lui exprima un « Hé ! » fataliste en ouvrant la porte de la réserve, avant de descendre les trois marches.
Il fraya son chemin avec précaution dans le labyrinthe des objets fragiles et, réflexion faite, acheta un bouquet de tulipes blanches lumineuses qu’il aurait sous la main en cas d’invitation à l’improviste. Rosemonde fit un emballage artistique en lui vantant, machinalement, les avantages d’une carte de fidélité. Il réprima un sourire tandis que la volage comtesse tamponnait le coupon.
Il retourna vers le parking, égayé par l’ironie de la situation.
Une heure plus tard, parvenu au cœur de l’aride et caillouteuse champeigne qui se déployait au nord du département, il dénicha la ferme misérable du vendeur d’armoire qui lui montra la désolation d’un poulailler vide.
- La peste aviaire. J’ai besoin de me refaire, fit-il, sans état d’âme.
L’homme fit glisser sur son rail la porte métallique de son hangar.
- Voilà l’engin ! J’l’ai toujours vu là.
Il désignait ainsi une belle et grande armoire abandonnée au milieu d’un fatras de selles, de harnais et de colliers lyophilisés, de socs et de herses rouillés. Menacée par un monceau de vieille paille poussiéreuse, elle paraissait humaine et triste.
Polycarpe passa avec douceur ses doigts sur les montants chantournés, massa les crapaudines engourdies, suivit les cannelures des rosaces et tâta le bouquet sculpté ; il souffla sur la poussière qui occultait la plaque en cuivre oxydé de la serrure et tourna la grosse clé. L’intérieur des battants était encore garni d’une vieille toile provençale et les étagères supportaient des boîtes de bouillie bordelaise, de sulfates, d’engrais, de taupicine, d’herbicides. Des clous, des vis et des rondelles, un détendeur de gaz et différentes pinces encombraient les tiroirs dont l’armoire était pourvue dans sa partie basse, à la manière d’une commode.
Il ressentit l’évidence d’un coup de foudre et sut immédiatement qu’il la sauverait de cet indigne statut de placard à poisons.
- Quand le véto l’a vue, ça a fait tilt ! dit l’homme.
- Combien ? demanda Polycarpe, en s’accroupissant devant les pieds enfoncés dans la terre battue et grattant de l’ongle le bois abîmé.
- Neuf cents euros...
- Sept cents. Il y a du travail pour la restaurer.
- Alors huit cents.
- Sept cent cinquante.
- Affaire conclue.
Polycarpe topa d’une poignée de main avec le vendeur et signa son chèque sur la ridelle d’une vieille carriole. Puis il appela immédiatement le transporteur qui l’avait déménagé au début de l’été pour décider de l’enlèvement du meuble la semaine suivante.
Avant partir, il flatta le flanc de son armoire d’une main attendrie, en marmonnant un « Patience, ma vieille » sous l’œil interloqué du fermier qui réajustait son couvre-chef d’un geste compulsif.
Il regagna Chassac, évita le centre ville, pour parvenir par les boulevards extérieurs dans l’enceinte de l’hôpital Debrousse.
à suivre...
15:06 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (4) | Facebook | | Imprimer | |
Commentaires
Quel homme ce Polycarpe !
Où trouves-tu donc les illustrations que tu places de temps en temps au dessus d'A propos ?
Cordialement.
Écrit par : Rony | 12 mai 2006
Polycarpe porte sur la vie et ses contemporains un regard désabusé et ironique mais il n'est pas cynique : il fréquente quelques amis qui le réconcilient avec le genre humain et rompent sa solitude.... Je me suis inventé un très bon ami...
Les reproductions sont tirées des impressionnistes, réunies en cliquant sur Google-Images. J'ai fabriqué ma collections de portraits de femme. J'adore ces peintres.
Écrit par : Claudine | 12 mai 2006
Didi on se plante dans la pagination ce n'est pas bien. Tu vois que je te surveille de près alors attention. Puis-je avoir quelques nouvelles. bisous jean
Écrit par : jean | 15 mai 2006
Salut Jean.....
Écrit par : Jean Louis Gendrot | 16 mai 2006
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