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Place du palais, feuilleton, épisode n° 5

 

Bretonneau, mardi fin d’après-midi... Après l’intervention de l’équipe de réanimation, Floriane est installée dans une chambre, sous perfusion et monitoring.  Les trois amies se sont donné rendez-vous à son chevet pour décider ensemble, et avec Floriane, comment procéder après son rétablissement. Elles ne savent pas que Floriane est toujours dans le coma...

 Dix-huit heures. Romane piaffe intérieurement pendant que sa dernière patiente trifouille dans son grand sac, fait un inventaire laborieux de son contenu (comportement ô combien significatif !) pour dénicher un moyen de paiement et régler la séance qui vient de s’achever. Romane a déplacé les autres rendez-vous de la soirée, elle a hâte de réconforter sa demi-sœur après sa tentative de suicide ; elle veut effacer des années d’indifférence, se faire pardonner de ne pas avoir deviné sa solitude et ses souffrances.

La patiente a enfin trouvé sa carte bleue ! Elle l’agite en l’air en bavardant, fait des digressions qui n’en finissent pas avec des mines sucrées, comme si la psy était une voisine de palier, une cousine, quelqu’un de familier... Romane décide illico d’interrompre progressivement l’analyse qui ne fait plus qu’entretenir le narcissisme de sa cliente.

Celle-ci partie, Romane attrape sa veste, l’enfile en vitesse, saisit son sac et claque la porte du cabinet, puis galope vers le parking du Vinci... en boitillant car ses chaussures neuves la blessent. Au volant de sa voiture, elle jaillit hors du parking souterrain, rattrape le boulevard Heurteloup, traverse la Place du palais et file vers l’ouest, en rabattant le pare-soleil, direction l’hôpital. Elle pense à sa demi-sœur. Pourquoi se sont-elles perdues de vue ? Chacune campée sur la certitude que l’autre ne l’aimait pas, la méprisait, la jalousait... Quel sentiment d’abandon, quelle fêlure ont placé Floriane dans la dépendance de ce concubin manipulateur ? Quel mécanisme psychique produit ce type de dérive ? Quels secrets bâtissent les murailles qui isolent les membres d’une fratrie ? Romane admet toute sa responsabilité dans cette affaire.

Elle tourne le rétroviseur et scrute son propre regard, sévère : elle qui sait interpréter les non-dits de ses patients n’a pas entendu le cri silencieux d’un proche...  C’est décidé, elle va en chercher les causes, creuser la piste de l’enfance. Elle finira bien par comprendre ce qui les a séparées, Floriane et elle.

Elle n’aurait pas dû se laisser distraire par ses pensées... Elle pile, mais trop tard... Elle heurte l’arrière d’une 206 arrêtée au stop... Elle ferme les yeux faute de pouvoir fermer les oreilles aux hurlements de la conductrice de la voiture emboutie qui jaillit de l’habitacle et tape à sa vitre. Elle préfère sortir, l’affronter debout, à sa hauteur... Elle émerge de sa voiture...

Quoi ? Elle en reste bouche bée, consternée.

Qui la regarde avec stupéfaction ? Marcelline Forest ! La mère de Pénélope... Les traits de Marcelline s’adoucissent instantanément, sa colère tombe, et elle se met à rire ! Marcelline a le visage lourd, des sourcils épais, des traits qui se sont plutôt féminisés en vieillissant, ses cheveux gris sont attachés sur la nuque ; elle s’habille avec des pantalons bouffants, de tuniques brodées... Elle a gardé la nostalgie de sa jeunesse hippie.

— Et merde ! lâche-t-elle, de sa voix éraillée de fumeuse invétérée.

Elle aime bien Romane et lui fait la bise (ce qui ne manque pas de sidérer le conducteur immobilisé derrière) avant d’observer les dégâts : un pare-choc fendu, un feu arrière brisé, un capot déformé...

— Alors ! Qu’est-ce qu’on fait ? Un constat ? C’est la procédure, non ?

Romane enrobe l’épaule de Marcelline d’une main amicale :

— Si tu veux bien, je passerai chez toi, parce que là, je suis à la bourre, on a rendez-vous toutes les trois, Pénélope, Armelle et moi, à l’hôpital, au chevet de ma demi-sœur qui a tenté de se suicider...

— Oh ! Bien sûr ! s’écrie Marcelline, empathique, aussitôt touchée par ce drame. Pas de problème... Je ne te retiens pas. File, ma chérie... On s’appelle !

Marcelline étreint Romane avec des paroles de réconfort, sous l’œil ahuri des gens bloqués par l’accrochage, peu coutumiers de constats aussi affectueux.

Romane leur adresse un signe d’excuse et reprend le volant, les mains tremblantes. Elle repère une place rue Walvein. Clignotant... Créneau... Fermeture centralisée des portes... Elle contourne l’énorme bâtiment en clopinant, elle a les jambes en coton et ses chaussures lui font subir un martyr. Finalement, elle les retire pour trottiner en chaussettes. Les gens qu’elle croise se retournent, l’air pincé. En son for intérieur, Romane les assaisonne de noms d’oiseaux.

*

Lou sait qu’elle doit rentrer après l’école avec la maman de Léa, sa meilleure copine. Armelle l’a prévenue qu’elle la récupèrera plus tard en revenant de l’hôpital. « Chic ! Surtout prends ton temps, m’man ! » avait répondu Lou, joyeusement. Elle trouve que la famille de Léa est nettement plus cool que la sienne, le père est caméraman pour M6, il est tout le temps parti sur les tournages de télé réalité, en ce moment, il filme le futur Pékin-Express, ça c’est top ! Y a plein d’objets exotiques dans le salon... le plus horrible, son préféré : un dragon du Komodo. Et la mère les laisse regarder ce qu’elles veulent à la télé en leur cuisinant du pain perdu au goûter, c’est trop génial !

Armelle a profité du déplacement en ville pour livrer, rue Corneille, des poteries rehaussées d’émail Cobalt, « la couleur divine » selon Van Gogh, commandées par un commerçant d’artisanat d’art, puis elle a mis le cap sur Bretonneau. Elle roule le long des quais. Au-dessus de la Loire, dans un grand ciel pâle, de longs nuages effilochés s’empourprent qui ensanglantent le fleuve.

Elle allume la radio : la politique politicienne bat son plein – lapsus d’une ex-ministre, petites phrases et ratiocinations des commentateurs, météo mitigée, températures au-dessous (ou au-dessus ? elle s’en fout) des moyennes saisonnières et le sempiternel conflit au Moyen-Orient formant le fond récurrent de toutes les actualités, depuis près de trois générations...

Clic sur France Musique...

Elle bifurque rue du Docteur Chaumier, elle espère trouver une place de stationnement boulevard Tonnelé, elle tourne lentement autour du Jardin Botanique...

*

... Au moment où un homme traverse le Botanique d’un pas élastique, comme s’il marchait sur de la mousse, mains dans les poches. Il est sanglé dans un coupe-vent gris fer. Il est coiffé d’un Stetson également gris. Son visage lisse, dépourvu d’expression, semble moulé dans la cire. Quand il est rentré chez lui, hier soir, après sa séance chez la psy, il a trouvé l’appartement vide, en désordre. Le vieux voisin le guettait pour le prévenir : Floriane avait avalé des comprimés avec de l’alcool pour se suicider ; il se rappelait les consignes des amis de Floriane quand ils avaient découvert le drame : ils lui avaient fait promettre de ne pas parler de leur intervention à quiconque. Et tout naturellement, il avait menti à Adrien Retors. Un pieux mensonge. Il avait compris, avec sa longue expérience, que cet homme au maintien rigide faisait souffrir sa chère petite voisine, même si elle n’osait pas se plaindre. Floriane, il l’aimait beaucoup, autant peut-être que sa propre petite-fille, elle était si douce et si facétieuse, une sorte d’Amélie Poulain, mais complexée et qui s’étiolait comme une plante sans lumière. Alors, hier soir, pour justifier son intervention, il avait prétendu que voulant demander un service à Floriane, elle n’avait pas répondu à ses coups de sonnette et que, très inquiet, il avait pris l’initiative d’appeler les secours...

L’homme en gris jette des regards suspicieux autour de lui. Il a certes conscience de la solitude dans laquelle il a confiné sa compagne et il veut bien admettre que c’était dur pour elle qui s’était complu, avant lui, dans des relations factices, qui faisait la nouba à la moindre occasion, qui menait une vie sans foi ni loi ! Il pensait qu’elle finirait par comprendre ; certes, il avait été obligé de lui soustraire son enfant, son fils, l’héritier mâle, pour lequel elle représentait un modèle déplorable, mais tout ça, c’était pour leur bien à tous, pour progresser sur le chemin de la vertu... C’est vrai que les sermons qu’il lui inflige ont du mal à entrer dans sa petite tête de mule !  Dans sa tête de bois ! Dans sa caboche en béton ! Il serre les poings, s’énerve... Il n’a pas dit tout ça à sa psy, cette conne. Il lui fait seulement part des angoisses personnelles qui lui gâchent la vie depuis l’enfance, elle lui prescrit des anxiolytiques, grâce à cela, il peut dormir, continuer à travailler. Dans un pays qui encourage la déliquescence des mœurs, où le droit protège le vice, il faut agir dans l’ombre, se méfier de tout et de tous. Et voici qu’il craint pour lui-même. Si sa compagne porte plainte, il est foutu...

*

Pénélope a tapissé les deux-tiers de sa chambre dans sa journée de congé. Elle est manuelle, très habile, elle travaille aussi soigneusement qu’un pro. Elle coupe, enduit et plie les lés de papier sur un plateau de contreplaqué posé sur des tréteaux. Elle s’est compliqué la vie en achetant un papier peint à raccords, mais ça va, elle s’en sort parfaitement. « C’est bien joli, ce papier », lui a dit sa voisine qui passait dans leur allée mitoyenne, en l’apercevant par la fenêtre ouverte : « on dirait un champ peint par Monet ». Pénélope a apprécié le compliment. Elles ont discuté un petit moment : la petite grand-mère est contente d’avoir cette nouvelle jeune voisine. Pénélope a promis de lui rendre une visite un de ces jours. Elle n’a pas cessé de monter et de descendre de l’escabeau toute la journée, elle a plus d’une fois ripé sur la bâche pleine de colle fraîche, elle est épuisée mais satisfaite. Elle terminera dimanche ; en attendant, le reste de la semaine, elle dormira sur son canapé.

L’heure tourne inexorablement, elle doit troquer sa salopette de peintre en bâtiment contre une tenue propre pour se rendre à Bretonneau. Elle se rend à l’arrêt de bus en jean, son sac dans le dos, sur sa veste polaire. Elle prend le bus parce qu’elle n’aime pas circuler en vélo entre chien et loup, ce qui sera le cas au retour de l’hôpital. Elle change de ligne Place du Palais.

Elle descend à l’arrêt du Botanique et voit arriver Romane qui marche comme une sultane, ses chaussures à la main. « J’ai affreusement mal aux pieds ! » explique-t-elle. Bises. Au même instant, un coup de klaxon leur fait tourner la tête, Armelle fait signe qu’elle tourne pour trouver une place. « Dépêche-toi, on t’attend ! » lui crie Pénélope.

En poireautant sous le porche d’entrée, Romane raconte son accrochage avec Marcelline.

— Le genre de coïncidence qui passionnerait un chercheur en probabilités, ajoute-t-elle. Je passerai chez tes parents dans la semaine ou le week-end prochain. Vos rapports s’arrangent, entre tes parents et toi ?

— Ouais. On a progressé. Ils ont compris que je n’ai plus dix ans... ils croient juste que j’en ai dix-sept. Ils ont encore du chemin à faire !

 Romane sourit lorsque, soudain, elle se fige, blêmit, puis fait volte-face en portant la main devant son visage, alertant Pénélope qui l’interroge du regard.

— Ne te retourne pas ! L’homme en gris qui va passer sous le porche, c’est lui, le mec de Floriane...

— Mince ! Il vient la voir ? Qu’est-ce qu’on va faire ?

— On va faire en sorte qu’il ne la remmène pas avec lui.

— Et s’il te reconnaît ? S’il comprend que tu es la demi-sœur de sa femme ?

— Écoute : il a coupé Floriane de toutes ses relations, il a diabolisé sa famille. J’ai réfléchi, je n’ai rien à perdre, et si quelqu’un doit porter plainte, c’est ma sœur, et je suis prête à l’aider... Et puis merde !

*

Un bon quart d’heure plus tard, Armelle les rejoint en courant, agrippant son sac en bandoulière ; son petit visage en forme de cœur est fripé par le stress. Elle râle d’avoir dû faire plusieurs fois le tour du quartier, avant de s’étonner de les voir si tendues :

— Qu’avez-vous, les filles ? C’est parce que je vous ai fait attendre ?

— Tu n’y es pour rien, la rassure Pénélope. On a vu Adrien Retors... il doit être déjà auprès de Floriane. À tous les coups, il va vouloir la remmener chez eux, on va l’avoir dans les pattes...

Armelle pose ses deux poings sur ses hanches :

— Eh bien ! C’est ce qu’on va voir ! Il a intérêt à rester dans ses petits souliers après ce qui s’est passé, cet enfoiré ! Allons-y !

Elles déboulent dans les couloirs, de front, au pas, comme une unité de chasseurs alpins. Devant la chambre de Floriane, un chariot de soins encombre l’entrée. Par la vitre de contrôle, elles aperçoivent un toubib, l’air préoccupé. Deux infirmières s’affairent, entrent et sortent. Romane interpelle l’une d’elles.

— Que se passe-t-il ? Je peux savoir ? C’est ma sœur...

— Nous avons eu un problème. Patientez quelques minutes.

L’infirmière disparaît. Lorsqu’elle sort de la chambre avec des poches de perfusion vides, Armelle l’interroge :

— Vous avez parlé d’un problème... Quel problème ?

— Tous les appareils ont été débranchés et le goutte-à-goutte sectionné. Une chose est sûre, une patiente dans le coma n’a pas pu déconnecter toute seule les câbles électriques ni saboter sa perf !

— Oh ! Dans le coma !

— C’est un état comateux, en partie éthylique, elle va s’en remettre.

Une idée diabolique les effleure en même temps toutes les trois, elles se regardent anxieusement. Pénélope s’adresse à l’infirmière :

— Avez-vous vu l’homme qui est venu la voir, il y a environ un quart d’heure ? Un homme en gris...

— Mmm, non... a vu personne.

— Moi si ! contredit l’autre infirmière. J’ai aperçu un urgentiste dans le couloir, en blouse blanche, je me suis même fait la réflexion que c’était une nouvelle recrue...

à suivre...

Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)

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