Place du Palais, feuilleton, épisode n° 7
Personnages principaux : trois copines tourangelles :
- Pénélope Forest, 34 ans, célibataire, elle a des petites amourettes mais son cœur bat en secret pour un beau Québécois, à peine entrevu, Jonathan. Elle habite Quartier Velpeau, elle travaille au Musée des beaux-arts ; ses parents habitent aux Prébendes.
- Armelle Chamotte, 36 ans, est potière d’art, mariée avec François, musicien, fils d'un people gay. Ils ont une fille, Lou, 11 ans. Ils habitent à la campagne, près de Saché.
- Romane Franjeux, 40 ans, divorcée, est psychothérapeute, son cabinet se situe rue Bernard Palissy, elle a un fils Alex, 19 ans, mannequin, une fille, Laura, 16 ans, boulimique et rebelle, une mère bigote ; sa demi-sœur, Floriane, perdue de vue de puis des années, vient de refaire surface, mal en point.
Ce mardi, jour de repos pour Pénélope, est aussi jour de manif à Tours. Contre la réforme des retraites. Un long défilé pavoisé de rouge déboule en centre ville. Il fait beau et les tourangeaux, même en grève, ne sont pas des foudres de guerre ; au son des tambours et des trompettes de stades, ils déambulent plutôt cool. Pénélope n’est pas trop fixée sur la question des retraites. Il faut bien trouver une solution si les gens passent désormais un tiers de leur vie en retraite, après avoir passé un quart de leur existence dans le système scolaire. Mais bon. Elle n’y connaît pas grand-chose en économie et n’a pas la fibre politicienne. Juchée sur son vélo, elle esquive les encombrements. Elle remonte la rue Galpin-Thiou et la rue de Boisdenier pour parvenir chez ses parents, aux Prébendes.
Elle sonne. Marcelline vient ouvrir, la main en l’air, une cigarette entre ses doigts. Elle plisse le front, le regard inquiet :
— Qu’est-ce que tu fiches là ? Rien de grave, au moins ?
— Non... Papa rentre déjeuner ?
Marcelline acquiesce et embrasse sa fille, puis la précède dans le hall. Aujourd’hui, elle a enroulé ses cheveux gris en une sorte de macaron sur sa nuque. Pénélope aime sa lourde jupe de velours bleu qu’elle a probablement cousue elle-même, de même que la tunique assortie. Au passage, par la porte entrouverte sur le bureau de son père, elle remarque que le désordre s’accroît avec les années, on ne voit quasiment plus les meubles au milieu des dossiers, des documentations juridiques et des codes qui s’empilent inexorablement. Elles entrent dans la cuisine, une pièce aux couleurs fraîches qui ouvre sur un petit balcon-terrasse romantique, abrité d’un auvent, en surplomb du jardinet.
Marcelline branche aussitôt la cafetière expresso, pose deux tasses, deux cuillers à moka et
l’aspartame sur un plateau.
— Et alors ? C’est quoi le problème ?
— La demi-sœur de Romane veut divorcer...
— Celle qui a voulu se suicider ?
Pénélope la regarde bouche bée :
— Comment tu sais ça ?
— Parce que j’ai eu un accrochage de voiture avec Romane, précisément le jour où elle vous rejoignait à l’hôpital... elle m’a expliqué rapidos parce qu’on bloquait la circulation... je n’ai pas encore parlé à ton père de l’accrochage, tu sais comment il est, il m’aurait incendiée de ne pas avoir fait de constat... d’ailleurs, Romane va venir, nous devons le faire ensemble... quel jour sommes-nous ? Ah, justement, elle vient cet après-midi... mais au fait, comment va-t-elle, cette jeune femme suicidée ? Elle est sortie de l’hôpital ?
Véritable moulin à paroles, elle emporte le plateau sur le balcon ; elles s’assoient à l’abri du vent. D’habitude Pénélope s’irrite des coq-à-l’âne de sa mère, mais aujourd’hui, elle offre son visage au soleil, les yeux clos, en ébauchant un sourire à la Joconde. Marcelline l’observe, un sourcil remonté par la perplexité : sa fille se relâche rarement ainsi ; elle dégage comme une aura de sérénité, c’est exceptionnel ! Sa mine est superbe, elle est habillée avec plus de coquetterie que d’habitude et sa coupe de cheveux, courte et naturelle, date à peine de quarante-huit heures.
Marcelline incurve les sourcils et regarde ailleurs : ne pas la scruter avec insistance, ne pas poser les questions qui lui brûlent les lèvres, ne pas faire de commentaires... règles fondamentales d’une mère aimante et respectueuse. Il va de soi qu’elle a compris ce qui se passe, ça se voit comme une enseigne de néon clignotante : sa fille est amoureuse ! Marcelline espère bien à tirer discrètement quelques renseignements de Romane, cet après-midi ! Discrétion, certes, mais elle aime bien savoir quand même... Non, ce n’est pas de la curiosité, elle s’intéresse légitimement à sa fille, elle est concernée par ce qui lui arrive, voilà, c’est tout...
Pénélope connaît par cœur ce petit jeu de sourcils maternels qui s’arquent ou s’incurvent au gré des questions en suspens. Consciente du combat intérieur que se livre sa mère pour résister à l’interrogatoire, elle rompt le silence et précise :
— Armelle a recueilli Floriane. Le temps qu’elle se retape, trouve un job... Elle a besoin d’un bon avocat, c’est pour ça que j’ai pensé à papa... Tu veux de l’aide pour préparer à manger ?
— C’est prêt, poulet froid, salade... Ce sont des restes, je ne savais pas que tu viendrais. Et alors, cette Floriane, que devient-elle ?
— Son mec vient d’être arrêté par les flics : il est en taule.
Romane prétendait avoir d’excellentes nouvelles d’un supposé Kitty junior, chiot chiwawa virtuel, dont elle avait trouvé la photo sur un site consacré aux races de chien et qu’elle avait imprimé sur papier glacé pour l’offrir à Rita Retors.
Elle se trouve un peu gonflée de mentir à ce point, mais le jeu en vaut la chandelle : grâce à cette mise en confiance, elle a convaincu Rita de lui laisser Tom une première demi-journée. Elle va conduire Tom auprès de sa maman qui en est privée depuis trop longtemps.
En fait, ce que Romane ignorait la semaine dernière, alors qu’elle montait son gros mensonge canin en mayonnaise, c’est qu’après la plainte de l’hôpital, la police n’avait eu aucun mal à appréhender le fils chéri de Rita, et il n’était plus en mesure d’exiger quoi que ce soit du fond de sa prison. Lorsque Romane l’avait appris, deux jours plus tôt, en parcourant la Nouvelle République, la fable du chiot était trop avancée pour faire machine arrière...
Et ce que Romane avait par ailleurs surestimé, c’était l’attachement de Rita pour Tom. Car en vérité la grand-mère n’avait jamais éprouvé la moindre affection pour son petit-fils – l’enfant de celle qui lui avait volé son psychopathe de fils ! Déjà, d’une manière générale, Rita a toujours détesté les enfants et, lâcher le petit Tom à sa tante, une personne si sympathique qui aime tellement les chiens, l’arrange bien : elle a attendu cette fin de semaine avec impatience, pour se débarrasser de ce gamin sournois. Du haut de ses cinq ans, ce môme cherche toujours à lui fausser compagnie, à s’échapper, à se cacher dans des endroits pas possibles, par exemple le faux grenier de sa villa, où il se hisse par la trappe comme un singe, et d’où elle a un mal fou à le faire sortir. Faute de pouvoir le mettre en laisse comme ses petits chiwawa chéris, elle est obligée de l’assommer à coup de calmants qui endormiraient un bœuf.
Chez Armelle, c’est l’excitation. Floriane est au bord de l’évanouissement parce qu’elle va revoir son enfant, son bébé, son amour. Elle ne l’a pas serré dans ses bras depuis près d’une année. Elle regarde sans arrêt sa montre, Romane a dit qu’elle arriverait vers quinze heures. Les minutes durent des heures... Est-ce qu’il va la reconnaître ? Est-ce qu’elle va pouvoir le câliner ? Elle a tellement changé, il l’a peut-être oubliée... Est-ce que la mère d’Adrien, cette affreuse bonne femme, ne l’a pas traumatisé, méchante comme elle l’est ? Elle étreint la grosse peluche, un dauphin blanc, que François Chamotte lui a rapportée pour Tom, une merveille de moelleux, de douceur, qui a dû lui coûter une petite fortune. Elle ne remerciera jamais assez les amis de sa sœur, ses bienfaiteurs.
Lou se réjouit aussi. Bien sûr, elle est contente des retrouvailles de Floriane et de son fils, elle est contente d’avoir un petit garçon à la maison car elle n’a pas eu de petit frère et elle espère que Tom pourra bientôt rester tous les jours avec eux, même si sa mère n’a pas l’air très enthousiaste à cette idée (elle dit toujours « on verra !... » et Lou n’aime pas trop ce « on verra » !). Mais elle est aussi contente pour une autre raison. Elle adore quand ses parents invitent des gens, des amis, et qu’on fait de la cuisine et qu’on dresse une jolie table : c’est elle la responsable du décor de table. Alors, elle écrit le nom des invités sur des petits cartons, en s’appliquant, avec des feutres de couleurs différentes : des couleurs chaudes (rouge, jaune, orange) pour les filles, les couleurs froides (bleu, vert) pour les garçons et du violet pour les amoureux.
Elle reste indécise devant un carton vierge. Elle bondit vers sa mère qui pétrit une pâte à tarte.
— Maman, maman ! Comment il s’appelle le Québécois qui vient ce soir ?
à suivre...
Place du Palais©Tutti Quanti & Claudine Chollet
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Écrit par Claudine Lien permanent | Commentaires (0)
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