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22 janvier 2006

Les aventures de Polycarpe - 4ème épisode

                                      Suite du feuilleton...

  LE VIEUX LOGIS

     Chapitre quatre

 Comme convenu, à neuf heures précises, Petit lu s’était pointé, perché comme un batracien sur une 125 cm rutilante, pour entreprendre le défrichage de l’enclos. Il s’était mis au travail, avec une apparente bonne volonté. Polycarpe avait repris son lissage de torchis, introduisant dans sa chaîne les Walkyries de Wagner, propre à noyer dans le charivari des cuivres le sifflement aigre de la débroussailleuse.
Le badigeonnage du plafond avait un effet de redondance sur la pensée qui allait et venait au rythme lancinant de la musique et, plusieurs fois, Polycarpe s’était étonné d’avoir vu arriver Petit lu sur cette moto, étant patent qu’il ne pouvait se l’offrir avec son éventuelle indemnité de chômage.Polycarpe ignorait le prix de cet engin mais n’arrivait pas à croire que le père de Petit Lu l’ait offert à son fils. Il s’étonnait encore plus que ce dernier puisse tolérer ce genre de dépense luxueuse. Le môme économisait-il tous les salaires de ses jobs, en vivant chez ses parents ou bien… avait-il des revenus d’origine douteuse ? Il n’irait pas par quatre chemins et, à la première occasion, il lui poserait carrément la question.
Quand il eut épuisé sa gâche, avant d’en préparer une autre, il se débarrassa de ses frusques plâtreuses et se lava les mains car l’histoire de ses prédécesseurs le taraudait.Il ouvrit la sacoche contenant ses papiers personnels et chercha les coordonnées d’Ulysse Côme sur l’acte de cession. Le jeune homme, né à Soutrain, âgé de 26 ans,  « gérant d’une société immobilière en cours d’immatriculation » demeurait à  Cannes. Polycarpe écrivit un mot,  prétextant avoir besoin de conseils concernant la restauration de sa maison et mentionna son numéro de téléphone. Puis, son matériel électronique encore dans les cartons, il se rendit à l’annexe postale, près de la mairie, accessible entre les ramures vigoureuses d’un laurier-sauce.I
l s’extrayait du bosquet quand Berouette, descendant le perron de la mairie, le rattrapa, muni du double rose d’un ordre de mission qu’il fouetta d’une pichenette en disant :
- Si c’est pas malheureux toutes ces paperasses ! Les stratifs, ils nous bouffent les couilles !
Polycarpe, pris au dépourvu par cette rébellion inopinée,  hocha  la tête en signe de compréhension.
- Devriez allez voir ma pauv’mère, dit Berouette. J’y ai parlé de vous et de notre... petite conversation.
Le cantonnier fit un clin d’œil qui laissa Polycarpe perplexe. L’homme lui rafraîchit la mémoire :
-  Vous savez bien : que p’t être les deux cambriolages seraient liés et que vous choperiez les voleurs… Ça y a remis le moral d’aplomb ! Vu qu’elle sort pratiquement plus, elle serait curieuse de vous connaître ! Si vous avez cinq minutes, je vous y emmène.
- Pourquoi pas ? dit mollement Polycarpe.
« Allons découvrir l’oracle de Rochebourg » ironisa-t-il, en se reprochant d’être parfois un peu trop disponible.Ils remontèrent la rue du Château jusqu'à son embranchement avec une ruelle aboutissant à l’entrée d’une cour que surplombait une carrière de tufeau. Polycarpe remarqua que les portes et les fenêtres aménagées dans la roche donnaient accès à deux petites maisons troglodytes identiques, séparées par des entrées de caves.
- Moi, j’habite dans le troglo de gauche, ma pauv’mère, dans l’autre. Au milieu, c’est l’entrée des galeries. Du temps des anciens, les troglos, c’était des logements gratuits pour les extracteurs de pierres. Un droit acquis, transmis de père en fils.Il prit l’air finaud :
- J’en connais des qui font tout pour nous déloger et que ça ferait rien de nous voir à la rue, si vous voyez c’que j’veux dire !
Polycarpe ne saisissait pas parfaitement l’intérêt qu’il y aurait à déloger de leurs caves ce pauvre bougre et sa mère. Il fit néanmoins la tête de celui qui voyait « c’quej’veux dire »Ils traversèrent la cour.
- Votre mère, exerce-t-elle toujours son petit commerce ?
- Ben, depuis le cambriolage, elle ne tire plus les tarots.
Il cogna aux carreaux poisseux.
- Eh ! la mère ! hurla Berouette, en ouvrant la porte, j’te présente le gars qui a pris le logis du Cornu !
Quand il entra, une douzaine d’yeux se fixèrent sur lui : il y avait des chats partout dont les petites bouches s’incurvaient en accolades rieuses et qui clignaient lentement des yeux comme s’ils étaient éblouis par le visiteur.
- Quand ils sentent pas les gens, ils se cachent, s’ils bougent pas, c’est signe que vous aimez les bêtes ou je me trompe, déclara-t-elle sur un ton acariâtre. Mais faites-moi le plaisir de pas écouter les balivernes qui courent sur moi comme quoi, mes chats, je les boulotte.
« C’est donc ça, la pythie du canton ! » se désola Polycarpe, en découvrant une pauvre vieille échevelée qui trônait dans un fauteuil recouvert d’un tissu délavé, la main tenant un bâton à la manière d’un sceptre. Elle était emmitouflée dans un châle, portait des bas à varices et des charentaises éculées. Elle regardait Polycarpe d’un œil fixe et soupçonneux.
- Alors comme ça, vous avez votre petite idée sur c’est qui qui m’a volé ?
- Pas encore, mais on s’y emploie, madame…
- Faut parler plus fort, j’ai qu’une oreille et encore ! Que dites-vous ?
- Comment dois-je vous appeler ? dit-il, en forçant les décibels.
- Chimène, comme tout le monde !- On m’a dit que vous prédisez l’avenir ? s’égosilla-t-il.
- C’est terminé depuis que j’ai pas été foutue de prévoir qu’on allait me piquer ma cagnotte !
Son amour-propre avait pris un bouillon.
- C’était une fatigue passagère, ça arrive aux plus grandes voyantes... Même celles qui conseillent les chefs d’état !
- Vous croyez ?Son regard se voilà d’une folle espérance.
- J’en suis certain !Pour être aimable, il tonitrua :
- Je suis prêt à vous faire confiance, si vous voulez essayer à nouveau !- Vrai ?
- Vrai.Le cantonnier remplit trois verres à moutarde d’un café réchauffé sur le gaz.
Polycarpe se sentait piteux et manipulé en tournant sa cuiller dans le café.
- Les affaires vont reprendre, dit-il à Berouette, votre pauv’mère va me tirer les cartes.
- Ça y fait plaisir. Ben, moi, pendant ce temps, j’ai une bricole à finir, je suis à côté, dit le fils, en s’esquivant. 
La vieille femme posa un jeu de cartes devant lui.
- Allons-y, brassez les lames. De la main gauche, malheureux ! Et tirez-en une, déjà, pour commencer.
La première carte que Polycarpe sortit du jeu lui glaça l’échine. C’était la mort, l’arcane sans nom : un squelette armé d’une faux.
- Ça commence mal ! claironna-t-il.
- Faut pas croire, c’est pas une mauvaise lame ! C’est dit que vous êtes en train de tourner la page, de changer de vie et que vous êtes en pleine reconstruction !
- Étonnant, mais juste !
- Comment ça : étonnant ! Si vous y croyez pas, c’est pas la peine d’aller plus loin !
- Si, si... Continuez, ça m’intéresse, brailla-t-il, hypocrite.
Il prit dans le tas la deuxième carte : la Tempérance que Chimène posa à droite de la première, en commentant :
- Vous allez vous entourer de gens avec qui vous discuterez beaucoup. Peut-être une personne en particulier. Il y aura des échanges fructueux.
Il lui tendit la troisième carte, la Papesse qu’elle mit au-dessus des deux autres et la Force qu’elle plaça au-dessous.
- Y a quelque chose qui coince, je sais pas quoi, vous allez être confronté à des tracasseries, des trucs pas catholiques, en rapport avec la justice peut-être...
La bonne femme hocha la tête dans un silence inquiétant.
- Moi, vous savez, je ne fais que lire les cartes, je juge pas et rien sort d’ici ! assura-t-elle, respectueuse de la déontologie des voyantes.
- Ah, bon !
Polycarpe simulait le soulagement de pouvoir compter sur cette appréciable confidentialité.
-  En tout cas, c’est l’avertissement d’un problème à résoudre. Par contre, je peux vous assurer qu’avec la Force, vous vous en sortirez haut la main. Vous aurez le courage et l’aplomb pour tout arranger.
Il soupira, un brin ironique.
- Ça se pourrait comme ça se pourrait pas, que vous découvriez mon cambrioleur, des fois, on sait jamais.
- Hé, des fois !
Contrairement aux allégations de Berouette, elle ne semblait pas perdre la tête et savait habilement mixer la réalité avec la fiction.Puis, elle se livra à un rapide calcul mental et choisit elle-même une cinquième carte. Elle aplatit victorieusement l’Empereur sur la table en hochant la tête.
- On peut dire que vous êtes verni, ça confirme ce que je viens de vous dire, que vous résoudrez vos problèmes et m’est avis, avec çui-là, que vous allez bien vous plaire à Rochebourg.
- Voilà des prédictions favorables, en somme.
- Mouais, si vous êtes vigilant avec la Papesse !
- Celle-là, croyez-moi, Chimène, je l’aurais à l’œil ! Combien vous dois-je ?
Elle sortit un convertisseur d’une boîte de boutons.
- Cent francs... Allez : quinze  euros, on va pas chipoter après la virgule. C’est une promo !
- J’apprécie ce geste, flagorna Polycarpe.
Il espérait lui soutirer quelques renseignements plus concrets.
- Vous le connaissiez, ce Léonard Cornu ?
- Un vieux fou ! Il se faisait expédier des colis de chauves-souris vivantes...
- Pardon ?
- Oui, des chauves-souris, j’invente pas. Qu’il lâchait dans une des galeries, celle du milieu... Il entrait dans la cour, avant la tombée de la nuit, et vas-y,  il lâchait les bestioles. C’est arrivé une paire de fois ! Faut-y être zinzin ! Et il magouillait je sais pas quoi avec l’autre, le Ulysse... Vous pouvez me dire à quoi ça ressemble de vivre avec un original comme ça, quand on est jeune et qu’on pourrait se mettre avec une belle fille ! On m’empêchera pas de penser que ces deux-là, ils manigançaient des trucs pas catholiques.
Elle toussa.
- Y a rien qui le prouve, d’accord. N’empêche.
Polycarpe se leva brusquement  et s’inclina respectueusement :
- Heureux de vous avoir rencontrée, madame Chimène.                           
- Revenez à l’occasion !
Avec son bâton, elle enfonça une sonnette qui résonna au loin et Berouette surgit au signal, comme un diable à ressort de sa boîte.
- Ingénieux, la sonnette, fit Polycarpe.
- Je me débrouille, répondit le cantonnier, avec un haussement d’épaules faussement modeste. 
En rentrant,  pour oublier Chimène et ses tarots, il s’acharna avec vigueur sur une grande table ovale, qui avait dû séjourner aux intempéries un demi-siècle, aux pieds rongés par les vers, délaissée par Ulysse. Il raccourcit les pieds de trente centimètres, la ponça, la teinta au brou et la cira. Il disposait maintenant d’une table basse magnifique qui occuperait un espace encore virtuel, devant une grande cheminée qu’il n’avait encore jamais vue, occultée par une cloison de planches. 
Après avoir dîné rapidement de nouilles au fromage râpé, Polycarpe et Basile se rendirent ensemble chez Constance Sirre, où se tenait la réunion de l'alipa. Tout en marchant, Basile prévint son compagnon du  prosélytisme de la secrétaire.
- Elle est chiante. Vaut mieux laisser pisser, sans quoi elle ne vous lâche plus, avec son index qu’elle vous agite sous le nez.
- Charmant !
- Mais bon. On ne va pas décourager les bonnes volontés.
« Dommage !» se dit Polycarpe, envisageant de rentrer chez lui au pas de course.
Elle logeait rue de la porte du Sud, dans une maisonnette dont le linteau portait encore des traces de l’inscription « école », gravée dans la pierre au siècle dernier.Ils étaient les premiers arrivants et Constance les accueillit dans une tenue plutôt sexy, grandie par des semelles compensées, avec un sourire charmeur, abondamment souligné d’un rouge à lèvres coquelicot. C’était une petite blonde d’une trentaine d’années dont les rondeurs avaient quelque chose de rigide : corsetée d’une large ceinture, elle portait des vêtements moulants et son décolleté exhibait des seins exagérément rehaussés et rapprochés. Elle était coiffée d’une sorte de plumet maigrichon sur le dessus du crâne et sa longue frange plate accrochait ses cils. Elle plissa les yeux, très féline, en détaillant Polycarpe de la tête aux pieds.
- Imogène m’a prévenue que vous assistiez à notre réunion en auditeur libre, dit-elle, avec un faux air mutin et des intonations graves qui trahissaient la composition. 
« Curieux pour une donneuse de leçons » se dit Polycarpe qui, prudent, la gratifia d’un sec : « Enchanté » et lui donna une poignée de main bourrue. Elle fit deux bises à Basile et leur proposa de prendre place autour de la table du séjour. L’intérieur était nickel. La disposition des meubles vernis, le canapé en cuir brillant et les vitrines chargées de souvenirs de voyages exotiques, la plante verte et un poulbot encadré, le tout d’un conventionnel navrant, était supposé témoigner d’une ascension sociale réussie. Jetant un œil sur sa montre, elle brassa puis rempila quelques feuillets avec agacement, en déplorant le retard des participants. Il était vingt et une heures quatre.
Elle s’adressa à Polycarpe.
- Vous comprenez, j’embauche de bonne heure demain matin. Les horaires sont modifiés avec les RTT, la CES est en congés. Je travaille aux PTT, au service des CCP et des PEL...
- Bien sûr, fit-il, affligé.
Puis, les retardataires arrivèrent. Tous échangèrent des bises. Polycarpe estima cette coutume locale de nature à l’empêcher irrévocablement d’adhérer à l’association.Évariste Verpré, employé imprimeur de son état et père de Petit Lu, était le type même de l’homme invisible, taille moyenne, visage quelconque, tenue vestimentaire dans les beiges, voix sans timbre. Il ouvrit avec lenteur une petite serviette en plastique, en étala le contenu devant lui : crayon taillé, gomme, calculette, surligneur et un feuillet quadrillé comportant des chiffres.« Le trésorier de la bande.»Imogène Cordet s’excusa de son retard en remarquant l’air impatient de Constance qui paraissait assise sur des punaises. Elle portait le même ensemble noir à col Mao que l’autre jour ; un peu échevelée, elle avait dû courir. Polycarpe imagina qu’emportée dans une prose inspirée, elle avait laissé passer l’heure de la réunion.L’autre jeune femme, que Polycarpe identifia comme la de Basile, était une belle fille blonde aux yeux bleus, à large carrure, d’allure sportive, en jeans, chemise à carreaux, coiffée d’une queue de cheval et qui répondait au surnom inattendu de Calamity. Elle lui fit un petit signe enfantin de la main, en repliant plusieurs fois les doigts sur la paume,  avec un charmant sourire élastique et le regard complice.
- Je sais qui vous êtes : le demi-pensionnaire de Basile. Comment avez-vous trouvé mes tomates farcies ?
- Excellentes ! J’approuve votre collaboration !
Imogène demanda qui pourrait lui prêter un papier et un crayon : elle avait tout oublié...
- En tant que secrétaire,  j’ai pour fonction de prendre les notes, fit remarquer Constance aigre-douce. Vous recevrez tous le compte-rendu.
- C’est vrai, excuse-moi, Constance... Pendant que j’y pense, tu enverras un exemplaire à Mama, qui ne peut pas venir aux réunions à cause des enfants. C’est sympa d’être venu monsieur Houle...
Constance interrompit les bavardages.
- Il est la demie, je vous fais lecture du dernier compte-rendu.
- Inutile, dit Imogène, on passe directement aux projets.
- C’est obligatoire, rétorqua Constance, vous devez approuver mon compte-rendu. Ah ! nous n’allons pas commencer à jongler avec les règlements.
Chacun piqua du nez, résigné. Quand la lecture fut approuvée à l’unanimité, Imogène reprit la parole.
- Il est urgent de s’organiser dare-dare. Nous allons faire un tour de table des projets que chacun suggère. Puis nous choisirons celui qui répondra aux critères de moindre coût, rapide à réaliser. Allons-y.
Les nombreux projets culturels qu’Imogène avait déjà évoqués devant Polycarpe, demandaient une logistique, des autorisations diverses et s’avéraient compliqués à mettre sur pied. Basile fit sensation en annonçant qu’il avait pris des contacts avec « Les Tréteaux Ambulants ».
- Une troupe itinérante. Cette année, ils adaptent des textes de Tchékhov mais leur planning est bouclé. En revanche, l’été prochain, ils sont d’accord pour donner des représentations à Rochebourg. Quand je leur ai parlé de la cour du château, ils ont été emballés.
- J’ai une idée, moi, dit Calamity. Un concours de pêche dans la Gourmette, puisque nous avons des truites ! J’offre aux gagnants un tour en calèche.
- Rien à voir avec l’art et l’artisanat, reprocha Constance.
- Si ça peut renflouer la caisse, pourquoi pas ! dit le comptable.
- Personnellement je trouve cela génial, dit Imogène.
- L’avantage, c’est la tranquillité pour les habitants. Je peux imprimer des avis en format A 8 qu’on mettra dans les boîtes aux lettres.- Et des affiches qu’on collera partout dans les environs !
- Je me charge de la presse locale.
Basile émit une objection.
- Si les concurrents apportent leur pique-nique, on ne gagnera pas un picaillon.
- En organisant une guinguette avec un petit menu bon marché au profit de l’association, suggéra Polycarpe.
- Qu’en pensez-vous ? demanda Imogène. Pour moi, c’est oui.
L’idée fut entérinée. Après avoir fixé au vingt  juillet le concours de pêche et décidé de quelques détails pratiques, Constance servit un cidre et des macarons.Polycarpe demanda si la femme énigmatique au cabriolet bleu glacier avait été remarquée par quelqu’un de la petite assemblée.
- Iseult de Touche ! Elle est passée lentement devant mon bistrot, elle a fait demi-tour sur le parking... J’ai bavardé avec elle.
Basile focalisa soudain l’attention de tous. Polycarpe l’interrogea :
- Devrais-je la connaître ? Est-elle de la famille du comte ?
- C’est sa sœur. Elle a onze ans de moins que lui. Une nana un peu, disons... spéciale.
Imogène précisa :
- Pierre est son curateur ou quelque chose comme ça, elle passe la moitié de sa vie en psychothérapie, à Jonques.
Polycarpe connaissait de réputation cette clinique psychiatrique des environs de Chassac.
- Vit-elle à Rochebourg, le reste du temps?
- Sa belle-sœur, Rosemonde, ne peut pas l’encadrer. Pierre lui loue un petit apparte en ville. Vous savez, entre ses crises, elle est comme vous et moi.
- En ce qui me concerne, je ne l’ai jamais vue déjanter, dit Calamity. C’est une fille assez sympa mais il faut la connaître : elle est hyper émotive. J’ai son cheval en pension chez moi : Mirador.
Elle ajouta pour Polycarpe, en simulant une affreuse cancanière :
- C’était la copine d’Ulysse Côme...
Basile grimaça.
- Copine ? Elle s’accrochait à lui, plutôt. En tout cas, elle ignorait que le logis avait changé de propriétaire.
- Si elle est sortie de l’hosto, elle ne va pas tarder à venir monter Mirador... 
Après la réunion, Évariste Verpré et Calamity, qui habitaient hors du village des propriétés proches l’une de l’autre, repartirent ensemble dans la Cherokee de la jeune femme.
Basile se pencha à la portière pour donner un baiser à sa petite amie puis, levant la main vers les autres en signe de bonsoir, retourna seul vers le café.
Alors qu’il escortait Imogène jusqu'à sa boutique, sur le chemin du logis, Polycarpe se renseigna :
- Est-ce que Basile et Calamity ont fait un choix délibéré de garder leur indépendance ?
- Je le crois. Leurs activités réciproques rendent difficile la cohabitation. Mais ils paraissent s’en accommoder sans problème. Ils sont jeunes et modernes.
- D’où tient-elle ce surnom ?
- Calamity ? Elle est très bonne cavalière, elle porte toujours des chemises à carreaux... Qu’avez-vous pensé de cette réunion, Polycarpe ?
- Votre enthousiasme est communicatif. Basile m’avait mis en garde contre la tendance autoritaire de Constance Sirre et je m’attendais à pire.
- C’est vrai qu’elle chipote sans arrêt. Elle est gonflante avec son règlement.
- Il y a quelque chose, en elle, de... spécial.
- Exact. Je pense qu’elle se donne beaucoup de mal pour séduire et trouver un partenaire !
« Spécimen à fuir » pensa Polycarpe qui demanda sur un ton railleur si ne recrutait délibérément que des célibataires.
- On pourrait le croire, s’exclama Imogène, en émettant un petit rire. Eh bien, non ! Évariste a une famille, Basile fréquente Calamity et, en dépit des apparences, moi, je suis mariée depuis quinze ans. Mais je n’ai pas d’enfant. C’est le regret de ma vie. Et vous ?
- Ma fille unique est elle-même mère de famille... Elle vit à Londres.Imogène soupira, souleva machinalement ses cheveux de ses doigts écartés, dans un mouvement qui dénotait d’une certaine lassitude, accentuée par une moue désabusée. Polycarpe ne fut pas insensible à la spontanéité gracieuse de son attitude, ni à la courbure de son cou, qu’elle dévoilait sans avoir conscience de la sensualité de son geste. Il refoula immédiatement cette attirance chromosomique.
- À la vérité, précisa-t-elle, je me suis provisoirement séparée de mon mari en m’installant ici, dans mon arrière-boutique. Anatole - c’est son prénom - a certainement des qualités, mais il est si... comment dirais-je, autoritaire, intransigeant qu’il m’empêche de respirer. Mais... bref. Je ne veux pas vous ennuyer avec ces histoires.
Du même pas tranquille, ils continuèrent de gravir, en silence, la rue du Château jusqu'à l’échoppe, éclairée d’un lumignon à l’ancienne. Pour quitter la jeune femme sur une note plus guillerette, Polycarpe avoua qu’il avait rencontré Chimène et qu’elle lui avait dit la bonne aventure.
- Oh ! Je parie qu’elle vous a fait le tirage en croix, sa grande spécialité... Que vous a-t-elle prédit ? Je meurs de curiosité...- Des échanges « fructueux » avec la Tempérance...« Est-ce vous ? » pensa Polycarpe, n’osant formuler sa question, craignant de passer pour un vieux dragueur.- Un nouveau tirage en croix s’impose... pour savoir qui est cette mystérieuse Tempérance !
Le ton enjoué d’Imogène, un certain regard brillant, le mirent de merveilleuse humeur. Ce qu’il pressentait en elle comme une fêlure créait entre eux une complicité de personnes rescapées :  il avait envie de s’en faire une amie.

à suivre...

19:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

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