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27 février 2006

Poursuite du débat (échevelé !) sur le narcissisme

Bon, on dirait que les vacances sont finies : il y a plusse de visites...
Avant de lancer le chapitre XII de Polycarpe, je voudrais essayer de répondre aux divers thèmes  que nous avons lancés à grands gestes moulinants, moi la première... et c'est nettement plus dur  d'argumenter que de poser des questions... alors j'assume :

Le qualificatif de "narcissique" a quelque chose de honteux et provoque toujours le rejet parce qu'il instrumentalise autrui comme miroir de soi-même, c'est le déni de la vie sociale. Car celle-ci  n'est harmonieuse que si l'être humain à un minimum d'empathie pour son prochain.
En effet, il y a une façon de parler de soi qui n'est pas narcissique et qui relève de la communication - acte social s'il en est. Dire qui on est, se présenter, dévoiler ses particularités, son histoire, c'est bien une manière de donner.
Le sourire et le don forment le premier ciment social, une manière de se soumettre au groupe, d'être prêt à accueillr l'autre.
Je constate qu'on est un peu aveuglé, en arrivant sur le blog, par les complaisances de certains envers eux-mêmes, comme l'a remarqué Fuligineuse, mais très vite, on les zappe pour des échanges plus fructueux.
Cristof dit que l'homme est condamné à se regarder... L'homme est enfermé dans ses gênes, son éducation, ses traumatismes, il est condamné à faire avec mais se regarder pour pour s'affirmer et trouver sa place dans la société, ce n'est pas chercher dans l'oeil d'autrui une image flatteuse de soi...
Donc, Rony, tu as raison : on peut parler de soi sans être narcissique. Parler de soi, c'est donc vouloir s'insérer dans le groupe en montrant qu'on a des préoccupations analogues, résorber nos différences. Etre soi-même, c'est être fait de ses ancêtres, de sa culture, de son époque, de  la société où on vit. Notre pensée est conditionnée par tout cela : mais conditionnée ne signifie pas déterminée... Je veux croire qu'on reste libre !

19:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer | |

23 février 2006

Sur le commentaire de Rony...

"Être soi-même et en parler, ce n'est pas être narcissique, c'est être humain" m'écrit Rony.
Bonne occasion de réfléchir un peu, Rony, c'est super… Allons-y. Je jette quelques idées sur l'écran qui seront j'espère reprises et commentées. Moi-même je développerai... Le débat est ouvert !
 
    Qu'est-ce que "être soi-même" ?
    Est-ce que "parler" c'est communiquer ?
    Est-ce que "parler de soi" revient toujours à exprimer l'humain en général ?
    Est-ce que "parler de soi" ne vise pas à "paraître" ?
    Narcisse s'aime ou se déteste dans l'indifférence qu'il porte aux autres… la question c'est : a-t-il quand même besoin des autres ou est-il en même temps un misanthrope ? S'il a néanmoins besoin des autres, tels des figurants, des anonymes, pour mettre sa personne en valeur, est-ce que le blog n'est pas, au fond, le lieu idéal où peuvent s'épanouir les narcisses ?
     A l'instar du divan du psy, le blog permet de s'exprimer sans être interrompu, de confier ses rêves, de confier ses émotions… Pourtant les blogueurs transmettent une pensée construite (articles, poésies, romans)… Ils ne dérivent que rarement dans l'imprécation, font preuve globalement de tolérance…
    Quels sont donc les raisons de cette retenue ? Autocensure ? Respect d'autrui ? Peur du ridicule ? Ou bien, simplement par goût des échanges sincères ? Nostalgie de vrais contacts humains ?
    A suivre…

12:15 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (5) |  Facebook | |  Imprimer | |

21 février 2006

Juste histoire de dire...

J'avoue : j'ai voulu bloguer ailleurs... sous un pseudo, pour oser quelques confidences, pensant échapper à l'autre, l'écrivaine qui refuse le narcissisme mais qui est malgré tout une humaine comme les autres avec ses petits  (moyens et gros aussi) problèmes... Ben, j'y arrive pas. Depuis toujours, tentée par le "journal" et incapable de m'étaler. J'ai peur que ça fasse comme le bobsleigh (pour l'orthographe, je ne garantis rien) qu'une fois parti, on dérape méchamment... Et puis, changer de plateforme de blog, ça fait bizarre, si vous essayez, vous verrez : on ne connaît plus personne, on n'a pas le plan, on sait plus retrouver son nord !
Bon, c'était juste pour dire...

18:19 Écrit par Claudine dans Blog | Lien permanent | Commentaires (6) |  Facebook | |  Imprimer | |

18 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 11ème éîsode

Résumé du chapitre précédent : Au cours d'une promenade dans les bois avec les enfants Boubou, le petit ratier Biros a disparu : volatilisé ! Et comme par magie, Polycarpe le retrouve dans son logis... Polycarpe découvre ainsi que sa maison est reliée au bois par un souterrain. Ce dimanche, il visite pour la première fois le château de Rochebourg...

CHAPITRE XI

Quand il arriva au château, le lendemain, il déclina son nom dans un Interphone. Les deux battants d’un portail s’ouvrirent lentement. Dès que l’intervalle lui permit de passer de biais, il se faufila. Face à lui, au bout d’une allée montante, s’offrait la désolation de l’aile en ruine dont les vestiges d’étages effondrés laissaient apparaître des cheminées encore accrochées aux parois, et des accès vers des passages obscurs. Il ne savait vers où se diriger.

- Coucou, par ici !

Une créature de rêve, longue et flexible, se tenait en haut d’un petit tertre dominant l’allée principale. Ses jambes et ses bras, fuselés et bronzés, émergeaient d’une robe moulante rouge vif. Sa façon d’être cambrée, d’avancer le genou et d’agiter le bras levé, la rendait provocante. Avec une retenue étudiée, Polycarpe grimpa l’escalier aux marches larges et plates, qui contournait le monticule, vers ce sex-symbol  inattendu.

Il ne regrettait pas d’avoir endossé sa veste de lin caca d’oie, sa plus chic, quand elle lui tendit gracieusement sa main ; il la saisit du plat de sa paume et se pencha au-dessus d’elle, avec une décence tout aristocratique.

- Rosemonde de Touche. Enchantée. Je vous en prie, suivez-moi. Nous habitons les communs... réaménagés, bien sûr.

Polycarpe n’avait qu’une vision latérale et floue de l’environnement tandis qu’il appréciait nettement le déhanchement de la comtesse ; son pas très allongé tendait l’étoffe rouge, ouvrant une échancrure qui révélait les prémices d’une intimité troublante.

Pierre de Touche l’accueillit depuis le seuil dans une tenue simple même si ses cheveux plaqués en arrière et le foulard glissé dans l’encolure de la chemise, son maintien et sa voix trahissaient son rang et portaient les plis d’une éducation stricte. Il fit entrer le visiteur et lui désigna une bergère avant de s’asseoir à son tour, croisant ses jambes et posant sur son genou ses deux mains l’une sur l’autre. Le décor était monastique, les murs chaulés, contre lesquels quelques toiles d’art moderne n’en ressortaient que mieux. Polycarpe apprécia au passage l’exposition en bonne place d’une œuvre signée Marie Bulu ;  quelques antiquités cohabitaient avec un équipement informatique et du matériel vidéo ultra moderne. Un grand écran diffusait en silence une vidéo d’espèces sous-marines. Cet aquarium virtuel était une trouvaille : pas d’entretien, des poissons évoluant parmi des coraux, aux couleurs merveilleuses. Toutefois, l’œil d’un mérou, en gros plan, et les zooms sur la mâchoire d’un requin, s’avérèrent soudain un peu stressants.

- N’y voyez aucune arrière-pensée malveillante, monsieur Houle, mais je vous suppose téméraire et original pour avoir fait l’acquisition de ce logis.

- Et certainement inconscient, aussi.

La conversation effleura leurs professions respectives. Le comte expliqua avec une franchise sympathique qu’il « pantouflait » agréablement dans une grande compagnie d’assurances, friande de nobles patronymes à inscrire sur les cartes de visite et les mailings. 

- Mon épouse s’est associée avec deux amies pour exploiter une petite boutique d’objets à offrir... Elles font un roulement ce qui lui laisse du temps pour...

Il prit un ton flatteur alors qu’elle revenait dans la pièce avec un plateau :

- …sculpter son corps dans un établissement fitness.

Rosemonde apporta des verres ballon et une fiole sur un plateau qu’elle déposa sur un petit guéridon, offrant à la vue de Polycarpe son décolleté vertigineusement échancré et des petits seins dépourvus de lingerie, s’assurant d’un œil innocent mais sagace qu’elle avait produit son petit effet. Confus, il porta précipitamment son attention sur un bahut, remarquant un objet rare, ce qui le sauva d’un autisme foudroyant.

Il se leva pour l’examiner.

- C’est un Perfescope ! expliqua Pierre de Touche. Connaissez-vous cet objet ? Il est daté de l’Exposition universelle, en 1900... L’ancêtre des diapos : la vision en relief de photos jumelles...

Le comte installa le carton à double photographie sur le poussoir.

- Réglez-le à votre vision : vous éloignez ou vous rapprochez l’image...

Polycarpe se concentra sur la vision en relief des pyramides d’Egypte pour éviter provisoirement celle, plus émouvante, de Rosemonde de Touche.

- C’est magique, vraiment ! Beaucoup plus saisissant que des diapos !

- Une orthoptiste de nos amies nous l’emprunte parfois.

Rosemonde venait vers les deux hommes debout près du bahut, avec deux verres contenant un fond de cognac. Elle précisa :

- Il a été offert à la sœur de Pierre par un ami à elle. À sa place, je l’aurais gardé, en souvenir. Mais pour elle... les souvenirs... Bref. Elle a réussi à le refourguer à Pierre pour une somme rondelette.

Le comte abaissa les paupières comme un homme déterminé à conserver son sang-froid et justifia son acquisition avec une intonation lasse. Sans doute s’expliquait-il pour la énième fois.

- Iseult ne souhaitait pas le conserver. Et j’étais intéressé étant collectionneur : il était normal que je la dédommage. Savez-vous que je possède un des tout premiers appareils photo Kodak  et un poste de radio à galène ?

Et pour être plus précis, il ajouta :

- C’était aussi une façon de sortir ma sœur d’un mauvais pas, elle avait quelques soucis pécuniaires.

- Pas seulement pécuniaires ! grinça Rosemonde.

De toute évidence, elle ne supportait pas sa belle-sœur.

- Êtes-vous prêt à visiter « la chambre rouge » ? Elle tient son nom de la peinture « sang de bœuf » d’origine qui teintait le plafond...

Tout en traversant une pelouse, avec des enjambées de golfeur que Polycarpe suivait en moulinant, le comte expliquait ce qui l’attendait.

- Il y a quelques coffres, une très belle tapisserie. L’intéressant réside dans les événements qui s’y sont déroulés : au treizième siècle, une de mes ancêtres, Bramabante de Touche, y fut poignardée. C’est une possible interprétation de l’appellation de cette pièce... Une rumeur a franchi les générations : la pauvre Bramabante aurait découvert l’imposture d’un croisé s’étant fait passer pour son mari, au retour d’une expédition de plusieurs années. Et ce fourbe l’aurait assassinée. Toutefois, celle-ci avait déjà mis cinq enfants au monde avant le départ de la croisade et assuré la descendance. On dit que l’un de ses fils, à qui elle avait confié ses doutes, attendit patiemment l’occasion de précipiter l’imposteur dans ce puits... là, vous voyez ?

Depuis l’aile effondrée, ils empruntèrent un escalier à vis qui grimpait à ciel ouvert au deuxième étage du château. Ils longèrent une galerie à moitié effondrée, à peine sécurisée par une rampe de corde, et Pierre de Touche ouvrit la porte de la pièce historique, s’effaçant devant le visiteur qui retrouvait à peine son souffle.

Polycarpe fit un pas et se pétrifia.

Une forme humaine, floue, comme transparente, gisait sur le sol. Elle était allongée dans un long vêtement plissé, la tête enserrée dans une sorte de coiffe…

Pierre de Touche lui saisit l’épaule :

- Hé ! Vous allez bien ? Vous êtes pâle...

La vision s’estompa. Polycarpe regarda le comte.

- Là... Devant nous... un corps allongé...

- Bienvenu au club, fit Pierre de Touche.

Il saisit la main de Polycarpe et lui secoua énergiquement avec reconnaissance.

- Rares sont ceux auxquels Bramabante apparaît... Auriez-vous un soupçon de sang bleu dans les veines, cher ami ?

Polycarpe, pris d’une faiblesse subite, s’assit sur l’un des coffres en cuir de Cordoue. Il se sentait au bord de l’évanouissement. Il n’appréciait pas que le comte se soit moqué de lui, qu’il ait manigancé cette mise en scène ridicule. S’il n’avait pas eu les jambes en coton, il lui aurait volontiers balancé un uppercut. Il extirpa un mouchoir en papier de sa veste caca d’oie et s’épongea le front puis il fit, du regard, le tour de la pièce, en cherchant les projecteurs susceptibles de composer l’image en 3D.

- Vous me soupçonnez de supercherie, n’est-ce pas ? Je le vois bien : vous cherchez le truc...

-  Exact, fit Polycarpe, glacial.

Il entreprit de parcourir la salle, en titubant légèrement, examinant les plafonds, les murs, les anfractuosités des boiseries et grogna :

- C’est forcément une machination...

- Croyez-moi ou non, il n’y a aucune manipulation. Rendez-vous à l’évidence, cher ami, vous avez un don de médium... qui détecte les ectoplasmes !

Le comte arborait un petit rictus narquois..

- Vous vous foutez de moi ?

- Absolument pas, se récria le comte. Ma sœur prétend avoir eu ce genre de vision, plusieurs fois... À cause de ça, Rosemonde la croit cinglée. J’en conviens : il lui arrive de voir des trucs bizarroïdes... Mais, pour ce qui est de l’apparition de Bramabante, vous apportez la preuve que le phénomène n’est pas spécifique à ma sœur. J’adore Iseult et malheureusement... Bref, elle n’est pas vraiment souhaitée dans cette maison.

Polycarpe se sentait nauséeux.

- J’aimerais rentrer...

- Je comprends. Je vous raccompagne.

Il régla son pas sur celui, cotonneux, de Polycarpe, avec l’attention qu’on porte aux grands malades, jusqu’au portail.

- Ça ira, dit Polycarpe, je peux rentrer seul.

 

Dès qu’il fût rentré, il appela Gix qui lui répondit sur son portable, depuis un musée où il tuait le temps, ce dimanche. Il éprouvait le besoin d’entendre l’opinion de quelqu’un de normal, de sensé, qui n’avait pas une femme nymphomane, ni de sœur dingue, et encore moins d’ancêtre assassinée au retour de croisade. Il lui raconta son après-midi chez le comte.

Mais le ton feutré de son ami, docte et distant, l’inquiéta.

- Tu as pris des amphétamines ou du LSD ? Tu dors correctement ? Fais-tu des crises de spasmophilie ?

- Gix ! Tu n’es pas sérieux ? Rien de tout ça, je crois avoir eu une vision. Point.

- OK, dans ce cas : oublie tout. Quand même... je ne te croyais pas aussi impressionnable... Ton veuvage, sans doute... Prends donc un léger anxiolytique.

- Je n’ai pas ça sous la main ! Et je ne vais pas aller voir un toubib en lui racontant mon histoire...

- Bien. Je  t’en apporterai.

Sa voix s’enroua et dit sur un ton d’outre-tombe :

- Ça me fera une bonne raison de venir au concours de pêche, je n’ai pas oublié l’invitation de tes copines.

- Gix, tu vas bien ? Un problème ?

- Oui. Le problème, c’est Véro.

- Véro ? Il est arrivé quelque chose ?

- Elle m’a trouvé un remplaçant : un viril baroudeur dans une ONG en Tasmanie...

- Une passade...

- Macache ! je viens de recevoir de son avocat une demande de divorce !

- Arrête, tu galèjes !

- Hélas !... Salut Poly !

Cette triste nouvelle relégua illico son hallucination au placard des farces et attrapes.

Il tournicota un moment chez lui, désœuvré. Depuis quelques jours Basile, qui effectuait des travaux dans ses chambres, n’assurait plus la demi-pension, et Polycarpe appréhendait un tête-à-tête avec son haïssable personne. Il passa un coup de fil à Mama, lui résuma sa journée navrante et lui fit part de sa furieuse envie de se ressourcer au sein de la petite tribu.

- Décidément, vous jouez de malchance, Polycarpe. Ma tribu est dispersée : Muguette dort chez une amie ; les petites, ce soir, sont chez leur père et je suis seule avec Jaco, cependant... Si j’osais, je ne suis jamais allée chez vous... Nous pouvons, Jaco et moi, venir vous tenir compagnie...

- Osez ! Mama ! Vous n’attendiez tout de même pas un bristol ! J’ai d’ailleurs besoin de vos conseils pour l’aménagement de ma cuisine.

- Alors, je suis la personne qu’il vous faut ! dit-elle, avec fougue. J’ai un tombereau d’idées que je ne pourrais jamais réaliser chez moi et j’adore compulser les revues d’ameublement.

- J’ai des œufs et de la salade...

- D’accord. J’apporte peut-être du pain... Vous n’avez pris qu’une baguette au boulanger, hier.

Avant l’arrivée de la conseillère ès cuisine et de son fils adoptif, Polycarpe improvisa rapidement un pseudo salon de jardin  sous le cerisier, en calant une vieille porte sur des étais d’échafaudage. Ils seraient beaucoup mieux, dans la douceur de cette soirée estivale, qu’au milieu du chantier.

Elle arriva tranquillement en tenant la main de Jaco. Il portait un demi-pain et elle calait contre sa taille une pile de magazines de décoration.

- Laissez-moi regarder cette pièce un instant, je n’étais jamais venue ici : c’est grandiose. Nous avons beaucoup de possibilités...

- Imprégniez-vous des lieux pendant que je nous prépare un petit cocktail barracuda...

Le moral était revenu. Il fit sonner les glaçons dans les verres qu’il transporta dehors, emplis d’un breuvage teinté en bleu par le curaçao. Jaco obtint la permission de décapsuler une bouteille de Coca-Cola, boisson à l’index chez les Boubou. Polycarpe leva son verre.

- En l’honneur de votre présence au logis !

Mama entama un vibrant plaidoyer en faveur d’un aménagement de cuisine rustique, « à l’ancienne ». Elle voyait du chêne, de la fonte et du cuivre, des petites faïences artisanales, des bouquets séchés et des nappes à carreaux.

- Imogène penchait pour des volumes épurés, des longs plans de travail en résine rose pâle, des rangements sur glissières, de l’électroménager futuriste : plaque de cuisson à impulsion digitale, frigo avec distributeur de glaçons...

- Et si vous panachiez les deux styles, Polycarpe ?

- J’ai beaucoup de mal à imaginer la synthèse entre un laboratoire et une cuisine de grand-mère.

Ils feuilletèrent les revues mais l’esprit critique de Polycarpe sapait les enthousiasmes de Marie.

- J’ai l’intention de vous commander un tableau, Mama. Essayons de créer l’aménagement autour d’une de vos oeuvres...

- C’est bien gentil, Polycarpe, mais vous ne pensez pas mettre un de mes tableaux dans votre cuisine !

- Est-ce que cela vous choque ? Cette cuisine sera probablement la pièce où je vivrais le plus.

- Pas du tout. Je voulais savoir ce que vous aviez derrière la tête… Mes personnages sont justement pris en tenailles entre deux mondes, entre rêve et réalité, paradis et enfer, passé et avenir... un peu comme vous ici, n’est-ce pas ?

- Comme nous tous, non ?

Elle rit de l’expression concentrée de Polycarpe.

- Je vais repenser à tout cela. Il me semble que la synthèse entre les deux styles est une piste... Allons faire l’omelette, Jaco est un fameux casseur d’œufs...

 

à suivre...

16:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) |  Facebook | |  Imprimer | |

16 février 2006

L'édition en question : un premier constat...


1.                              Le business. L'édition contemporaine  n'a plus aucun rapport avec ce qu'elle pouvait être encore au vingtième siècle parce que le business a remplacé l'économie de papa. C'est un lieu commun de dire que nos plus prestigieux auteurs ne seraient pas publiés aujourd'hui. On n'a plus le temps d'attendre que la qualité et les idées convainquent un lectorat.  Un livre - comme un film, un disque, etc. - doit générer un maximum de profits sur une durée la plus courte possible : il doit plaire immédiatement.
 
2.                              Le choix des mots. On ne parle plus d'œuvre, terme qui connote l'image de l'artiste solitaire et laborieux, mais de produit, plus fun. Inversement on ne fait pas la pub de ce produit mais sa promo. Le chipotage linguistique change de camp : un produit certes, mais auréolé d'une valeur ajoutée artistique, qui rendent branchées des émissions telles que  "tout le monde en parle", révélatrice de notre époque. Pour motiver l'achat, le valoriser et l'inciter, il est essentiel de distinguer le "produit culturel" dont on fait la promo du "produit alimentaire" dont on fait la pub.
 
3.                              Le choc des mots. La promo d'un produit artistique passe par quelques minutes d'un visage sur un plateau télé, ou un interview radio. L'éditeur et la chaîne de télé ou de radio ont le même objectif de rentabilité immédiate : d'où le turn-over des mêmes têtes, aux visages et aux noms déjà enregistrés par les neurones des acheteurs pressentis. L'efficacité de ce star-système mise donc sur les bonnes gueules, celles qui accrochent, qui font sourire, qui créent la connivence et qui rapportent. Ou à l'inverse ceux qui créent la polémique. Il faut séduire pour avoir du talent ! Les éditeurs deviennent donc à leur insu des "bookmakers" (!)
 
 
4.                              Le paradoxe de ce système éditorial à grande vitesse c'est le contrat proposé aux écrivains. Alors qu'une poignée d'entre eux constituent la locomotive de la maison et,  je le suppose et j'espère, bénéficient de contrats sur mesure, la majorité des sans-grade - qui ne passent jamais par la case médias,  dont les livres restent quelques jours dans le meilleur des cas sur les gondoles des libraires - cèdent tous leurs droits pour "la durée de la propriété littéraire",ce qui signifie toute leur vie et encore soixante-dix ans après leur décès. Dépossédés totalement de leur œuvre par ce contrat, ils peuvent en outre voir ce contrat revendu à d'autres maisons d'édition, négociés à l'étranger, moyennant un forfait avantageux pour le seul éditeur. Autrement dit : si l'auteur ne profite pas d'une distribution convenable, son livre tombe dans l'oubli sans qu'il lui soit possible de faire quoi que ce soit… Pour peu qu'un "droit de préférence" l'oblige à proposer ses prochains livres en exclusivité au même éditeur et que celui-ci les refuse, sa carrière est morte, sauf à entreprendre une action judiciaire…  Mais sa rémunération de misère  ne lui en donne pas les moyens. Ajoutons, qu'il est quasiment impossible de connaître l'état des ventes  d'un livre…
 

12:22 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer | |

13 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 10ème épisode

Résumé du chapitre précédent : Dans son chantier, Polycarpe découvre une photo ancienne montrant l'énigmatique Cornu en présence de créatures féminines à l'allure de travelos ou de grenouilles de bénitier qui  constitue peut-être une piste... Plus tard, au cours d'une promenade dans le petit bois de Rochebourg où l'ont entraîné les enfants Boubou, le chien Biros se volatilise étrangement...

Chapitre X

Pendant plus d’une heure et demie, ils arpentèrent le bois. Polycarpe avait assis avec autorité les petiotes en larmes sur ses avant-bras, ne souhaitant pas les voir disparaître à leur tour, tandis que Muguette et Jaco couraient dans tous les sens en hurlant désespérément le nom de leur petit chien. Ils longèrent la clôture qui dominait les troglodytes : le grillage à mouton où grimpaient des herbes et des ronces était en parfait état, tendu entre de robustes pieux d’acacias. Il avait été fixé plusieurs mètres en retrait de la falaise et aucun animal, à supposer qu’il ait franchi le grillage, ne se serait jeté délibérément dans la cour de Chimène. D’ailleurs, les gémissements n’étaient pas venus de ce côté-là, mais depuis les abords de la route où nulle trace ni aucun bruit de moteur ne laissaient supposer un accident.
À croire que Biros s’était envolé ! Après les histoires rocambolesques que Polycarpe avait racontées, tous les fantasmes les plus épouvantables défilaient dans la tête de Jaco, de loin le plus impressionné, qui attribuait le forfait à l’ignoble taupier « Y-a-qu’un-œil » qui - Polycarpe en avait rajouté des louches - fourrait occasionnellement chiens et chats dans son grand sac.
Muguette, oubliant ses fous rires, envoyait vers Polycarpe des regards d’obus et ce dernier appréhendait la légitime désapprobation de Mama. Il décida de réunir une cellule de crise au logis pour calmer les angoisses de la troupe, envisageant de  recruter par téléphone quelques volontaires adultes pour organiser une battue.
- Les enfants, dit-il d’un ton ferme, pas de panique ! Biros n’est  pas mort car nous aurions retrouvé sa dépouille. Personne ne l’a kidnappé. Et il n’est pas pris dans un piège. On va donner l’alerte et discuter devant un bon goûter, d’accord ? Allez, rentrons... Je suis sûr qu’il est sain et sauf.
Il ramait dur et Muguette s’en apercevait mais jouait le jeu :
-  Moi aussi, comme monsieur Houle, je suis sûre qu’on va le retrouver.
Il lui murmura un remerciement qu’elle accueillit d’un œil noir. Cependant, une première bataille était gagnée : les larmes étaient momentanément taries.
Le retour fut morose et silencieux. Polycarpe envisageait l’éventualité d’une chute dans une grotte ou un gouffre, entrevoyant déjà le petit bois envahi de pompiers, de spéléos, de reporters, tout un baroud peu discret et coûteux. Épuisé de porter les jumelles, ce fut avec soulagement qu’il les déposa devant chez lui pour prendre sa clé.
Une sorte de tourbillon se produisit instantanément quand il ouvrit sa porte : Biros  bondissait comme s’il avait des ressorts sous chaque patte, sautait à hauteur de leurs visages en les lèchouillant. Il était sain et sauf, son exultation avait pourtant quelque chose de suspect : ce chien avait eu très peur, il s’était probablement cru perdu pour fêter ses petits maîtres avec autant de ferveur. Que s’était-il passé ? Par quel subterfuge se retrouvait-il ici ? Qui l’avait fait entrer ? Comment ?
- Est-ce que tu es un peu magicien ? demanda Jaco.
- Non, et je suis très perplexe.
Comme promis, Polycarpe offrit le goûter. Avec la même spontanéité que les plus jeunes, Muguette se jeta sur les brioches manufacturées, sous cellophane. Rose et Anna piochèrent à la cuillère dans un pot de confitures, tandis que Jaco beurrait un pain au lait avec des gestes de barbier soucieux :
- C’est quoi, monsieur Houle, quand on est perplexe ?
Les yeux au ciel, excédée par cette ignorance crasse, Muguette fit l’interprète. Profitant de l’inattention du garçon, le petit chien lui chipa sa brioche beurrée, l’engloutit et fila directement, raide comme un automate, vers le corridor d’entrée. Jaco ignora crânement le mépris de sa sœur, glissa de sa chaise et lui emboîta le pas. Quelques secondes plus tard, le garçon revenait, franchissant la porte du corridor et passant sous l’échafaudage dans une glissade  bien contrôlée :
- Venez voir, monsieur Houle, Biros a trouvé quelque chose !
Sous le monumental escalier, les anciens occupants du logis avaient bricolé un innommable cagibi. On y trouvait quelques étagères encore garnies de boîtes en fer rouillées et des patères où pendaient des balais déplumés, des chiffons, ainsi qu’une antique canne à bec en ivoire. Là où le réduit se perdait sous les basses marches de l’escalier, Biros reniflait et griffait le sol avec acharnement. Quand Polycarpe, plié en quatre, réussit à saisir l’animal par l’arrière-train, ce dernier était sur le point de se faufiler par une trappe déboîtée de son socle et de disparaître dans une obscure excavation méconnue du propriétaire des lieux.
Le chien immobilisé sous son bras, Polycarpe, qui commençait à en avoir par-dessus la tête des mioches et de leur clébard, coinça la porte du réduit au moyen de la canne passée dans la poignée et, reportant à plus tard l’exploration de cette annexe souterraine, prétendit que Biros, en bon ratier qu’il était, voulait chasser des rongeurs dans sa cave, même si la cave en question, où il entreposait son vin se trouvait en réalité  ailleurs : sous la grange. Il exhorta la jeune équipe à conclure ses agapes et à regagner ses pénates ; il accrocha lui-même le mousqueton de la laisse au collier de Biros qu’il confia à Jaco et ordonna à Muguette de ne lâcher les bessonnes sous aucun prétexte jusqu'à leur maison.
- Je vous appelle dans un quart d’heure et si vous ne répondez pas j’alerte la brigade. Grosgneugneu.
C’est Marie Bulu qui l’appela dix minutes plus tard, mi-figue, mi-raisin :
- Dites-moi, Polycarpe, si j’ai bien tout saisi...
Il résuma la situation dignement. Elle toussota.
- Jaco retiendra longtemps cet épisode historique qui opposa les révolutionnaires vêtus de peaux de bêtes à une armée de James Bond ! Heureusement, j’ai deux mois de vacances scolaires pour récupérer le désastre !
- Je suis vraiment confus...
- Je plaisantais, naturellement. Je suis cependant très intriguée par cette aventure et le retour de Biros au logis.
- Et moi, donc ! Mais nous éluciderons ce mystère, j’ai déjà ma petite idée.
Polycarpe avait bien l’intention de récupérer les minuscules ossements qu’il avait aperçus dans la pénombre aux alentours de la trappe et qu’ils supposait de la famille des chiroptères puis, à l’occasion, d’entreprendre l’exploration du sous-sol, accompagné de son ami Gix, s’il acceptait cette périlleuse mission d’assistant spéléologue.
Il monta dans une des pièces du premier étage où s’entassait sa documentation professionnelle et réussit sans difficulté à mettre la main sur les planches illustrées des petits mammifères. Il étala le croquis d’un squelette grandeur nature sur la table de la cuisine, s’équipa d’une puissante baladeuse avant de recueillir, au moyen d’une pincette, chacun des petits os qu’il rapportait du cagibi avec des précautions de démineur et qu’il appliquait un à un sur le schéma.
Aucun doute possible, quelques chauves-souris téméraires ayant vaillamment résisté aux atomiseurs d’oxyde de plomb avaient échoué sous l’escalier. En recoupant les informations qu’il tenait de Chimène et d’Ulysse, elles avaient été lâchées depuis les galeries des troglodytes. Il fallait nécessairement qu’une ramification du souterrain provienne des bois d’en haut, le seul accès par lequel Biros avait pu s’infiltrer dans la maison puisque toutes les autres issues étaient closes.

Le sous-sol de Rochebourg était-il un véritable gruyère ? On ne creusait pas ce type de galeries pour les chiens ! Si l’animal avait pu passer, elles n’étaient pas éboulées et il était certainement possible de s’y frayer un chemin. De quelle époque dataient ces souterrains ? Avait-on reconstruit le logis, au XVème, sur l’emplacement d’un édifice plus ancien ? L’imagination débridée de Polycarpe, telle qu’elle s’était exprimée avec les enfants Boubou, évoquait des persécutés s’enfuyant par l’excavation, des amoureux se rejoignant dans la clandestinité, des rendez-vous occultes de sociétés secrètes, des trafics de toutes sortes. Quels  drames s’étaient déroulés dans ces lieux ? Ainsi qu’il l’avait reconnu devant Gix, cette demeure était vraiment « historique » À cet instant, il regretta de n’avoir pas jeté son dévolu sur un de ces pavillons standard construits en trois mois sur une dalle flottante.

à suivre...

 

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09 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 9ème épisode

 

Résumé des chapitres pécédentsLa vie de Polycarpe semblait peinarde, entre la restauration de sa vieille baraque et ses nouveaux amis rochebourgeois,  jusqu'à ce qu'il mette la main sur certains documents dans son grenier...    A partir de là, ça part dans tous les sens : un juge corompu, des chauve-souris   lâchées dans un souterrain,  du cannabis dans le jardin, un voleur de tireuse de tarots, un fantôme le jour d'Halloween et une mort suspecte au logis... Une chose après l'autre : pour l'instant, Polycarpe oblige Petit Lu à rembourser son larcin en vendant sa moto..

CHAPITRE 9                                                           


 Il s’agissait d’un acquéreur possible pour la moto de Petit Lu. C’était le troisième acheteur potentiel de la semaine, les deux premiers ayant demandé des règlements échelonnés, Polycarpe lui demanda d’emblée s’il disposait, en cas d’achat, d’une somme suffisante - et obtenue par des moyens honnêtes, précisa-t-il -  avant de lui fixer rendez-vous dans la matinée, dernière demi-journée de travail au logis pour Petit Lu, qui terminait l’élagage des arbustes.
Le futur motard, âgé de dix-huit ans et demi, aspirant à troquer un antique Solex contre la prestigieuse Honda, était un petit surdoué qui venait d’obtenir un Deug de maths avec mention bien et qui s’offrait l’engin avec l’argent gagné chaque week-end en travaillant au Mac Drive du Mac Do de Chassac. Polycarpe fit un geste de manivelle au-dessus de sa tempe pour indiquer à Petit Lu qu’il devait enregistrer et insista :
- ... acheté avec l’argent gagné en travaillant le week-end... Tu saisis ?
Puis il adressa au jeune étudiant des recommandations de prudence.
- Le risque zéro n’existe pas, reconnut cet Einstein en herbe, cependant je n’achète pas cette moto pour frimer et pousser les rapports... Je réalise un rêve de gosse... Puis-je l’essayer ? N’ayez crainte, j’ai fait les démarches nécessaires pour être assuré.
Le visage de Polycarpe se lissa de stupéfaction : pendant une seconde, il se sentit bizarrement inachevé, emberlificoté dans les obligations qu’il se créait par sympathie, et qui l’obsédaient les nuits d’orage.
« Voilà comment je devrais  réagir quand je serai grand comme ce gosse ! » pensa Polycarpe.
Les pétarades de la moto leur parvenaient depuis l’extrémité du village, déclinèrent à mesure qu’elle s’éloignait dans les collines. Polycarpe tournait autour du Solex, le touchait, actionnait les freins, vérifiait les roulements, l’état des pneus.
La bouille de Petit Lu, assis sur la borne de pierre devant la maison, était ravagée par la suspicion.
- Putain, il va se barrer avec !
- Allons, Petit Lu ! Tout le monde n’est pas aussi tordu que toi !
- Ben, moi, c’est pas pareil, j’ai jamais aimé aller en classe, alors...
- Alors, stop ! On évite de dire une ânerie, s’il te plaît.
Il se tourna vers l’étudiant qui revenait de son petit périple et semblait satisfait, en ôtant son casque.
- T’en fais quoi, de ton Solex ? demanda Polycarpe.
- J’hésite, mais je crois que je vais le vendre. C’est assez recherché en ce moment.
- Si ton prix est raisonnable, je te l’achète.
- Vous allez pas acheter cette m... ce truc ? s’étonna Petit Lu, abasourdi.
Le jeune homme annonça un prix que Polycarpe jugea convenable.
- Tope-là, dit Polycarpe. Moi aussi, je réalise un rêve de gosse !
Petit Lu fit entendre un petit sifflement de dédain. Le garçon sourit, un chouïa paternaliste, et fit un chèque à l’ordre de Polycarpe, extrait de son propre chéquier. Polycarpe lui en remit un, à son tour. L’air déconfit de Petit Lu, devenu subitement piéton en voie de rédemption, ajoutait au plaisir de son acquisition.
Dès le départ du gamin, Polycarpe grimpa sur le deux-roues, le lança en pédalant, actionna la manette à boule du bloc moteur, et fit en jubilant le tour de la place, sous le regard placide de Petit lu qui n’avait pas bougé de la borne depuis le début des transactions.
Polycarpe lui remit ce qui subsistait de sa paye et de la vente de la moto, après avoir déduit l’argent du vol.
- C’est tout ? Ça fait pas derche !
Petit Lu semblait outré.
- Ou bien tu te pointes chez Chimène pour la rembourser, au risque que tout le village connaisse son cambrioleur, ou je lui remets moi-même la somme, sans dévoiler l’auteur du vol, solution qui te permettra de ne pas avoir de casseroles aux fesses...
Il grommela :
- Quant au mien, d’intérêt... J’en serais quitte pour un tirage de cartes, ce que j’appréhende, mais bon, j’assume mes engagements.
- Ouais ! Ça va comme ça...
- Quand même ! s’exclama Polycarpe, en remontant sur son Solex pour un nouveau tour de place.
Petit Lu s’éloigna en traînant les pieds, affaissé par sa nouvelle condition de piéton contrit. Polycarpe le rattrapa :
- C’est bon, je te remmène en bagnole...
 
Au retour, il s’attaqua à la palissade qui masquait la cheminée. Pour terminer la restauration du torchis, il devait dégager l’extrémité des poutres en partie coincées sous la cloison de planches. Il les décloua au pied de biche et au marteau, découvrant une imposante cheminée en pierres de taille, si profonde qu’on pouvait y cuire un méchoui et pourvue de banquettes en pierres de part et d’autre du foyer. La plaque en fonte représentait une salamandre agrippant dans ses serres un écusson aux armes de François 1er ; elle avait miraculeusement survécu aux siècles et aux écumeurs d’antiquités. Il se complut à imaginer que le logis servait aux rendez-vous galants du frivole roi de France. Il contempla l’âtre majestueux, prenant du recul depuis l’autre bout de la pièce, dans une pose avantageuse. « Après un bon grattage, ce sera grandiose ! » se réjouit-il.
 
Alors qu’il récupérait des planches pour les emporter au jardin, un bout de papier qui s’était glissé sous la cloison attira son attention. Il le ramassa : il s’agissait d’une ancienne photographie aux bordures dentelées. Laissant tomber les morceaux de bois, il l’examina.
Des gens étaient groupés au pied d’un grand arbre, en tenues décontractées. La date du cliché – juillet 62 – ainsi que des noms étaient inscrits d’une encre pâlie, au verso. Dans la liste, il repéra celui de Léon Corbeau.
Personnage central selon le plan sommaire tracé au verso, le magistrat, alors âgé d’une quarantaine d’années, avait le même visage peu avenant, aux yeux rapprochés, au nez long, que sur la photo du Nouvel Echo. Il affichait le rictus de quelqu’un qui se marre en douce, regardant l’objectif en baissant la tête. Les autres n’avaient pas l’air plus sympathiques. Parmi les femmes du groupe, deux d’entre elles avaient l’air vulgaire et aguicheur de travestis, les deux autres, l’air bourgeois et compassé de grenouilles de bénitier.  Une jolie bande de boute-en-train !
Polycarpe chercha dans l’annuaire si certains vivaient encore à Chassac. Il releva le numéro d’une dénommée Lucette Bourreau, une de la catégorie des travelos. Il hésita un peu avant d’appeler, puis se décida.
Une voix jeune lui expliqua que la vieille tata était en maison de retraite, qu’il avait eu de la chance de tomber sur sa nièce qui venait aérer la maison de temps en temps.
- Reçoit-elle des visites ?
- Parfois, quand elle n’est pas trop mal. Appelez l’établissement, elle réside aux « Vieilles branches » Je vous préviens qu’elle perd sérieusement la carte !
- Vous dites « Vieilles branches » ? s’étonna Polycarpe.
L’insolente pouffa :
- C’est notre blague habituelle,  excusez-moi. Il s’agit des « Treilles blanches » On en a d’autres en magasin, si vous voulez : « Vieilles tranches » ou...
- Ça ira. Vous semblez prendre la vie du bon côté !
- Plutôt ! Pourquoi s’en faire, la vie est marrante, non ?
- Admettons, bougonna-t-il.
Il appela les « Treilles blanches »
- J’ai rencontré un vieil ami de Lucette Bourreau qui m’envoie prendre de ses nouvelles, mentit Polycarpe par commodité.
- Qui ?
- Léon Corbeau, un ancien juge.
- Très bien. Je lui en parlerai dans un de ses moments de lucidité.
- Sera-t-elle en mesure de me parler ?
- Vous verrez bien. Venez lundi, à 14 heures.
Le rendez-vous n’était pas à discuter. 
 
Il retourna à ses planches, fit un tas près de la grange qu’il transporterait un de ces jours sur une décharge. En deux jours, il avait généré une semaine d’activité, entre le vin à boucher, les planches à emporter, la cheminée à gratter... Et il avait acheté un Solex, sa nouvelle vie se remplissait à vue d’œil.
Il avait faim, mais aucune envie de préparer quoi que ce soit. Il sortit du frigo un reste de courgettes bouillies et ouvrit une boîte de sardines à l’huile. Il termina son repas d’une pomme et d’un verre de vin.
Sur les conseils d’Imogène, il voulait visiter la « chambre rouge ».  Demain, dimanche si possible, puisque c’était le jour des visites. Depuis le jardin où il sirotait son café, il appela le château.
Il attendit huit sonneries, neuf, dix... donnant le temps à son interlocuteur de franchir les kilomètres de paliers, corridors et couloirs de sa noble demeure. Polycarpe aimait se laisser aller à certaines idées préconçues.
- Allô ! fit une voix féminine et sirupeuse.
Polycarpe se présenta et s’enquit des horaires des visites.
- Je suis Rosemonde de Touche, précisa-t-elle. Vous serez le bienvenu le jour et à l’heure qui vous conviendront, naturellement. Pierre et moi-même, serons... tellement heureux de faire votre connaissance ! Vous avez eu une idée... merveilleuse d’acheter le logis ! C’est une demeure si... fantastique !
Avant chaque qualificatif, elle marquait une pause. Il l’imita :
- Et si... délabrée !
La comtesse émit un gloussement, sans qu’il puisse deviner si c’était sa parodie vocale ou bien le délabrement de la maison qui lui causait le plus d’amusement.
- Il vous suffira de passer un coup de fil, dit-elle avec d’ondoyants accents.
- Précisément : c’était l’objet de mon appel, chère madame.
- Que je suis sotte ! Bien sûr : quand voulez-vous ?
- Est-ce que demain dimanche, dans l’après-midi... ?
- Absolument parfait. Pierre sera ravi. Disons quinze heures,  si cela vous convient…
- Oui... Oh ! excusez-moi...
Un vacarme impressionnant provenait de l’intérieur du logis.
- J’ai l’impression qu’on attaque ma cuisine au marteau-piqueur... Je dois vous quitter. Entendu pour demain !
 
C’était le battement frénétique de sa porte d’entrée contre le mur qui produisait ce bruit incongru : le chien de la famille Boubou, Biros en personne, s’y appuyait dans un équilibre instable et se grattait les puces énergiquement. À l’extrémité de la laisse se tenait Jaco. Et Muguette serrait les mains des deux petites gamines fraîches et dodues qui agrippaient leurs grosses peluches.
- Voyez-vous ça ! Mais j’ai de la visite ! s’exclama Polycarpe, avec un ton de papy gâteaux, pour accueillir cette juvénile irruption.
Il jugea instantanément rétrograde sa conception vestimentaire en constatant que le fin du fin de la mode junior consistait à s’habiller dans des tailles inadéquates : Jaco était affublé d’un short trois fois trop grand pour lui, sur le point de lui glisser sur les chevilles et d’un tee-shirt XL tandis que sa sœur, coiffée rasta d’une multitude de minuscules nattes arrêtées par des perles, exhibait son nombril entre un pantalon de corsaire hyper moulant et une sorte de brassière rétrécie.
L’aînée des Boubou expliqua avec une voix intentionnellement perchée qui la démarquait de la « marmaille » et lui conférait une certaine autorité d’adulte :
- Je promène les enfants pendant que Maman organise la journée de pêche, avec Imogène et Basile. En passant, on a vu votre porte ouverte…
- Si tu veux, dit Jaco s’adressant à Polycarpe, tu pourrais venir avec nous, au bois des hauts.
Polycarpe se pencha vers le garçon :
- Qu’appelles-tu le bois des hauts ?
- En montant derrière, par-là, y a un bois où on va souvent quelquefois... s’emberlificota Jaco.
- Un petit bois, où ils peuvent courir sans danger, précisa Muguette.
- Au-dessus des troglodytes ? Je vois, j’y suis allé une fois.
Une petite fit un pas vers lui et se dandina en berçant son nounours :
- Alors ? Tu viens ?
Elle enfourna son pouce dans sa bouche en le fixant placidement. L’autre petite exécuta le même manège. C’est alors que Polycarpe remarqua que les deux fillettes étaient jumelles, identiques à la nuance près de leurs cheveux.
- C’est Rose et Anna, précisa Muguette. Maintenant, on les distingue l’une de l’autre, Rose est blond blanc alors que Anna est blond doré. Mais au début, c’était difficile, Maman leur mettait leurs initiales au feutre sur le lobe de leurs oreilles.
- Après tout, je ne dis pas non, si vous êtes tous d’accord.
- Ouais ! exulta Jaco, imité aussitôt par la double exclamation des jumelles.
- Pas de problème, dit Muguette. Sauf que...
Elle pouffait avec impertinence en détaillant l’accoutrement du bricoleur.
- Vous allez sortir comme ça, monsieur Houle ?
- Oui, pourquoi ?
Polycarpe s’examina.
- C’est surtout les chaussettes, dit-elle. Avec des claquettes et en short, c’est franchement ridicule !
Polycarpe avançait un pied, puis l’autre, déstabilisé par la réflexion de Muguette. Il ne s’était jamais posé la question.
- Jaco, toi, qu’en penses-tu ?
- Moi, je m’en fiche !
- Moi aussi. Allez ouste, dehors !
Il ferma sa maison et saisit les mains potelées de Rose et de Anna. Il pensa avec amour à sa propre fille, quand elle était petite, et à ses petits-enfants.
Ils remontèrent la rue de la Porte du Nord, prirent un sentier qui longeait les communs du château et pénétrèrent dans un sous-bois dégagé où Muguette détacha Biros. Le soleil revenu accrochait les gouttelettes d’eau sur les feuilles et la pluie avait libéré l’odeur de l’humus. Le bois, d’un hectare tout au plus, dominait Rochebourg, arrêté par une solide clôture au-dessus des troglodytes et à l’ouest par la route de Soutrain ; ses autres lisières bordaient des champs de blé.
Rose et Anna, pataudes dans leurs bottes en caoutchouc, couraient dans le sentier, rebroussant chemin après quatre ou cinq mètres pour venir se jeter dans les jambes de Muguette. Jaco brisait des branches de bois mort contre les troncs d’arbre comme s’il ferraillait avec une bande de hors-la-loi.
Polycarpe et Muguette marchaient dans les ornières parallèles laissées par un tracteur. Depuis qu’elle avait eu des nouvelles de son « pauvre poète incompris », l’adolescente était devenue exubérante, s’épanchait facilement. Polycarpe s’enquit de l’amoureux, sur le mode plaisant:
- Que devient ce godelureau de Sèbe Malthus ?      
- Sèbe, c’est un mec génial. Quand on est ensemble, vraiment, c’est cool, on se marre bien. Il vient en vacances ici, chaque année, dans un gîte, avec ses parents.
Polycarpe fit l’innocent :
- Alors, c’est le grand amour ?
- Avec Sèbe ? vous n’y êtes pas, disons que c’est un super bon copain, même si on est sorti ensemble une ou deux fois…
- Sorti ! Où ça ?
Elle éclata d’un rire moqueur :
- Sortir avec quelqu’un, c’est quand on s’embrasse, vous ne le saviez pas, à votre âge ?
Il enregistra la nuance lexicale tandis qu’une idée lui venait à l’esprit :
- Ce n’est donc pas la carte postale de Sèbe qui t’a métamorphosée, n’est-ce pas ?
- Ben, non.
Elle poussa un long soupir et se mit à dépouiller une feuille de noisetier avec application jusqu'à n’en laisser que les nervures.
- Si je vous dis un truc hyper confidentiel, vous le répéterez pas, surtout pas à Maman, vous me promettez ?
- Je crois que je sais garder un secret, fit Polycarpe.
- C’est à cause de Jaco, de son adoption. J’ai eu du mal à l’avaler.
- Je comprends.
- Pourtant, Jaco, je l’aime bien. C’était comme mon petit frère et c’est exactement ce que j’ai dit à Maman quand elle m’a appris qu’elle voulait l’adopter. Et puis, quand ça s’est fait, j’ai complètement changé d’avis. Ça m’a fait drôle, comme un passage à vide. J’étais vraiment très, très jalouse.
- Et maintenant ?
- Maintenant, ça va mieux.. Grâce à Calamity. C’est elle qui m’a fait comprendre. Elle a des demi-frères et sœurs et elle savait ce que j’éprouvais. J’adore Calamity.
Polycarpe attrapa les fillettes pour les aider à franchir un tronc d’arbre : un grand merisier couché, racines en l’air, qui témoignait encore de la grande tempête du siècle dernier.
 - Et hop ! Et d’une ! Et hop ! Et de deux !
 Ils bifurquèrent sous les arbres, marchant sur un tapis de lierre. Des rochers moussus émergeaient du sol, suivant des tracés réguliers, en demi-cercles ou en carrés, laissant imaginer des vestiges romains.
- Savez-vous, les enfants, ce qui s’est passé ici, pendant la révolution ?
Ils se regroupèrent près de Polycarpe.
- Raconte, dit Jaco. Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Le château était en flammes et les habitants apeurés se sont sauvés par les souterrains en emportant un trésor...
Polycarpe extrapola le récit du Père Bellay de Turpin, prenant des libertés avec la vérité historique, décrivant des costumes de gladiateurs, des bagarres à la Van Damme, des sacrifices de samouraïs. Il y eut même l’intervention de Geronimo et des pétarades de Kalachnikov... Jaco ajoutait quelques détails de son invention, les jumelles ouvraient des quinquets tour à tour émerveillés et épouvantés, tandis que Muguette pleurait de rire.

 

Soudain, les gémissements étouffés et plaintifs de Biros leur parvinrent depuis un lointain bosquet et les réduisirent au silence. Ils se tinrent aux aguets, sifflèrent, crièrent. En dépit de leurs appels, le chien restait invisible. Ils n’entendirent bientôt plus aucun couinement :  Biros avait disparu.

à suivre...
 
 
 
 
 
 
 

 

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05 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 8ème épisode

 Je voulais remercier tous ceux d'entre vous qui me lisent, et vous êtes nombreux, c'est inespéré et c'est exactement l'objectif d'un auteur... Et ceci grâce à cette technologie dont on ne mesure pas encore l'impact dans le domaine artistique. Je renvoie au site, au blog et aux livres de Joël de Rosnay qui analyse ce phénomène de l'internet et du blog qui transforment les mass média en médias de masse : www.pronetariat.com .

Voici le suite de mon "VIEUX LOGIS"...

Résumé du dernier chapitre : Polycarpe et Gix ont déjeuné chez Marie Bulu et ses enfants, dans le jardin sous les arbres, en compagnie d'Imogène qui vient de découvrir l'infidélité de son mari viticulteur, apiculteur et macho grognon... Polycarpe lui a rendu visite et l'a interrogé sur Cornu...

CHAPITRE VIII

Polycarpe déchargea son vin puis vérifia le travail de Petit Lu. Par bonheur, il n’avait pas découvert de fantôme dans une plantation de pavots. L’enclos était maintenant entièrement fauché, il ne restait plus que les arbustes à élaguer. Il ne serait peut-être pas utile de labourer, il suffirait de tondre court pour avoir un espace propre et agréable.
Il alla chercher le carton des documents sur Rochebourg. Puis, se carrant confortablement dans son vieux fauteuil, les pieds croisés sur la table basse qu’il avait poncée, à proximité de la fenêtre, il entreprit la lecture du fascicule manuscrit.
Il n’était pas aisé de déchiffrer cette écriture, le papier était rouillé par endroits ce qui rendait certains passages illisibles. Pour le Père Bellay de Turpin, les ancêtres de l’actuel comte, assiégés par les révolutionnaires qui avaient incendié le château, avaient été contraints de fuir en empruntant le souterrain. Pris à revers, ils auraient enfoui leurs biens : bijoux, argenterie, et louis d’or, dans quelque anfractuosité du rocher à la sortie du tunnel, avant de périr embrochés, ainsi qu’en témoignait l’auteur.
Intime des de Touche, l’ecclésiastique connaissait leur fortune et donnait le plan du souterrain emprunté. Léonard Cornu, en lâchant ses chauves-souris, cherchait probablement à repérer une ou plusieurs issue désaffectées par où se faufileraient des bestioles, afin de localiser le soi-disant trésor et il y avait fort à parier qu’Ulysse avait pour mission de guetter dans quelque bois de la commune, ces petits mammifères volants bombés en fluo.
 Outre ce petit fascicule, un ouvrage répertoriait tous les monuments historiques du canton de Chassac, dont l’église, la chapelle, la croix du cimetière et le château de Rochebourg.
Refermant l’ouvrage qui mentionnait son « remarquable logis du XVème », Polycarpe continua l’inventaire du carton : il trouva une carte d’état-major  comportant le tracé en pointillé, marqué au feutre, du supposé souterrain se prolongeant jusqu’à Soutrain, ainsi qu’un petit catalogue du Muséum d’Histoire Naturelle de Chassac, recensant les diverses variétés de chiroptères, nom savant des chauves-souris.
Le téléphone sonna. C’était Calamity.
- J’ai pensé que vous n’étiez jamais venu au ranch... Je vous invite ce soir, avant la réunion de l’alipa qui se tient ici, voulez-vous ?
-  Pourquoi pas ? Mais je dois décommander mon dîner chez Basile.
- Il est prévenu. Il sera là aussi. De toute façon, vous auriez mangé la même chose. Venez de bonne heure, si vous le pouvez, j’aimerais vous montrer mon installation.
- Le temps de mettre mon smoking et j’arrive !
Elle éclata de rire.
- À tout à l’heure. !
Polycarpe fourra en vrac les documents dans leur boîte et fonça chez Imogène, acheter un pot de miel pour Calamity.
Il poussa la porte, produisant le tintement des clochettes.
- C’est Polycarpe, lança-t-il d’une intonation légère, qu’il jugea stupidement bêlante.
- Passez derrière ! Je suis occupée.
Elle démoulait des pains d’épices sur une grande plaque. Leur cuisson, dans le petit four rudimentaire de sa kitchenette, répandait une odeur délicieuse.
- C’est la première fois que je les fabrique ici, c’est un peu long car je dois faire plusieurs fournées, mon four est mini... mais ça va, ils sont réussis. En voulez-vous une petite tranche ? Chaud, c’est encore meilleur. Tenez, goûtez...
- Je confirme la touche d’anisette, spécialité maison, dit Polycarpe en appréciant le gâteau.
Elle le regarda fixement.
- C’est lui qui vous l’a dit, n’est-ce pas ? Il est le seul à connaître ma recette. Vous avez vu Anatole ?
- J’ai fait l’acquisition d’un excellent vin. Et j’ai discuté avec votre mari. Un homme, comment dirais-je... peu malléable.
- Le moins qu’on puisse dire.
- Vous semblez lui manquer beaucoup.
- Tant que je n’émets aucun avis et que je n’utilise mes cordes vocales que pour approuver haut et fort tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait, je vous l’accorde, je dois lui manquer. Aïe !
- Vous vous êtes brûlée, puis-je vous aider ?
- Retenez la plaque, je sens que tout va basculer... Cette installation devra être améliorée, je crois. Voilà...
- Il est certain qu’à la ferme, vous êtes magnifiquement équipée.
- En effet. Mais voilà : j’ai un problème. Puis-je vous parler sincèrement, avez-vous cinq minutes ?
- Je vous en prie.
- Vous savez, Polycarpe, Anatole voudrait que je sois son reflet parfait, que je pense à sa façon, que j’agisse comme il le ferait, que j’aie exactement les mêmes préoccupations, que je ressente ses douleurs, que j’ai sommeil quand il a sommeil, etc.
- Vous faites le portrait d’un Narcisse, qu’on imagine plutôt délicat, efféminé, et non pas affublé d’une barbe d’ogre.
- Eh ! bien, sous l’aspect d’un bon viticulteur rustaud, se cache, en partie, un authentique Narcisse. Il ne peut pas aimer autre chose que son image. C’est inattendu, vous ne trouvez pas? Mais ne restez pas debout, asseyez-vous...
Elle posa les moules à cakes dans l’évier et les remplit d’eau chaude, avec une giclée de Paic.
- Pourquoi dites-vous : « en partie » ?
- C’est qu’en réalité, Narcisse aime son reflet tandis que mon mari, veut imposer à une autre personnalité, la mienne, de devenir son sosie exact. Autrement dit : de ne plus exister en tant que moi-même.
- Mais il est impossible que deux êtres soient semblables... à moins d’un clonage, peut-être...
Elle récurait les moules dans la mousse.
- Plus précisément, je crois que je devrais être le double d’Anatole avec, pour son bon plaisir, un sexe féminin.
- Ce qui nous enlève au moins un doute : Anatole Cordet n’est pas homosexuel.
- Oui, mais hormis cet aspect physiologique des choses, c’est un grognon qui est resté sur l’idée de la femme entièrement dévouée à l’homme avec un grand H.
Imogène interrompit le rinçage de sa vaisselle :
- Croyez-vous que ce mythe d’Eve fabriquée dans la côte d’Adam est responsable d’un tel délire ?
- Ou bien : faut-il imaginer que sa mère battait son père et qu’il ait éprouvé du ressentiment pour le genre féminin ?
- Mon Dieu ! s’esclaffa Imogène. Qu’allez-vous chercher ?
- Vous semblez dominer votre amertume et rester assez objective.
- Ce n’est pas non plus la fin du monde. Dans le cas présent, savez-vous ce que je cherche ? À trouver quelle doit être mon attitude pour l’obliger à m’accepter comme je suis... Ce n’est pas une mince affaire. J’ai dû moi-même me regarder en face. Figurez-vous que je consigne tout cela dans un cahier...
- Ah bon ? fit semblant de s’étonner Polycarpe, en attrapant un torchon pour essuyer les ustensiles qu’Imogène retournait sur la paillasse de l’évier. Ainsi, vous écrivez ?
- Si on veut, mais ce n’est pas une fiction, je m’en tiens aux faits : je décortique nos scènes de ménage pour comprendre à quel moment ça dérape et j’espère bien trouver une solution et remettre notre mariage dans le bon sens !
- Voulez-vous l’avis d’Anatole Cordet, concernant sa présumée relation avec Constance Sirre ?
- Vous n’en avez pas parlé, j’espère !
- Bien sûr que si ! La dégustation dans le chai était propice pour aborder ce sujet : selon lui, « la Gertrude Riboit » lorgne depuis longtemps sur vos terres et il ne serait pas surpris qu’elle manigance de vous pousser au divorce, sachant que vous avez quitté le domicile. Si vos biens étaient séparés et les terres vendues, elle jouirait d’un droit de préemption... Je pense qu’il a raison.
- Quelle vieille toupie ! De toute façon, je n’ai jamais parlé de divorce. J’imagine qu’on a bien le droit de vivre séparés sans divorcer ! Voyez Basile et Calamity ! En m’installant ici, je n’ai pas, à proprement parler, quitté le domicile puisque cet endroit est un bien commun... Je n’aurais pas la folie de casser un outil de travail comme le domaine.
- Vous devriez rassurer Anatole en le lui disant.
- Eh ! bien, je préfère le laisser mijoter, figurez-vous... Je n’ai pas vocation à le « rassurer », j’ai tendance à penser que c’est à lui de me rassurer sur son comportement.
Elle entreprit de découper les feuilles de cellophane dans lesquelles elle empaquetterait les pains d’épices lorsqu’ils seraient refroidis.
- J’étais venu acheter un pot de miel pour Calamity qui m’invite à dîner et à visiter le ranch.
Polycarpe prit du miel de tilleul présenté dans une jolie coupe en verre gravé d’une abeille. En lui rendant la monnaie, Imogène lui demanda de ne pas ébruiter ces confidences.
- Bien sûr, l’assura Polycarpe. J’espère que c’est une preuve de confiance et d’amitié de votre part.
- Ne sous-estimez pas, non plus, la part d’égoïsme qu’il y a trouver une oreille compréhensive...
Au volant de sa bétaillère, en se rendant chez Calamity, Polycarpe se reprocha d’avoir provoqué cette dernière réplique. Le fait d’être ravalé au rang d’oreille compréhensive le rendit soudain solidaire d’Anatole.
 
L’accès au gîte d’étape de Calamity se faisait par une sorte de piste empierrée, piégée de nids de poule, qui passait entre un bois sur la gauche et l’enclos des poulinières, à droite. Les bâtiments en U entouraient une grande cour pelée. Au-delà d’un hangar où se pratiquaient les exercices de manège, des hectares de prairies descendaient en pente douce vers la Gourmette. Quelques gros chênes rompaient la monotonie de la déclivité. Un chemin longeant les écuries s’enfonçait dans la campagne, sous une voûte de feuillages.
- J’organise des randonnées, expliquait Calamity. J’héberge aussi des groupes, des classes de nature, des stages de réinsertion, des séjours de handicapés mentaux. Ici, c’est le bâtiment d’accueil avec une salle réfectoire équipée d’une cuisine et au-dessus, une salle dortoir. Il y a les installations sanitaires ad hoc.
- Avez-vous reçu des subventions ?
- Quelques unes tout de même, pour recevoir les handicapés et les délinquants.
Elle donnait évidement des cours d’équitation.
- Je leur montre comment seller, harnacher, atteler, bouchonner et monter un cheval. Pas très loin, il y a un plan d’eau où les groupes vont à cheval, pique-niquer, se baigner...
Elle lui indiqua les écuries. Les chevaux avaient les robes brillantes. Polycarpe flatta l’encolure d’un beau cheval noir qui inclina plusieurs fois la tête.
- C’est Mirador, dit-elle. Il est d’une politesse exquise. Je ne possède que Bourrache, ma petite jument pie préférée, Camélia et Diafrane, deux juments de réforme, assez placides, qui sont montées par les débutants. Les autres chevaux sont pensionnaires. Et voilà où j’habite : c’est une ancienne chèvrerie. Les paysans qui m’ont cédé la ferme ont conservé leur habitation.
Il pénétrèrent dans une longue pièce au plafond bas dont la façade sur cour était pourvue d’une série de portes à panneaux superposés, façon astucieuse de clore l’étable sans emprisonner les petites chèvres curieuses de regarder dehors. Maintenant, les vantaux supérieurs étaient vitrés.
 L’aménagement était sommaire et rustique : un coin cuisine, un coin repas et un coin bureau étaient matérialisés par des poutres verticales entre lesquelles on avait monté des murets de briquettes. Une cloison de grosses planches séparait ce séjour d’une chambre et d’une petite salle de bains. Et, au milieu de la pièce trônait un gros poêle de faïence.
Ils entendirent un moteur de voiture et Basile fit irruption dans le séjour.
- Vous avez tout vu, Polycarpe ? demanda-t-il. C’est chouette, n’est-ce pas ?
- Je ne m’attendais pas à découvrir une véritable entreprise !
- Passons à table, pour avoir terminé à neuf heures pétantes, dit  Calamity. Constance ne supporterait pas de nous trouver au milieu du repas. Ma voisine m’a donné des haricots verts, et j’ai un jambon cru que tu voudras bien couper, Basile, pendant que je mets le couvert ?
- Que puis-je faire ?
- Déboucher la bouteille de vin et nous souhaiter bon appétit !
 
Dans la nuit éclata un orage terrible. Il tournait au-dessus de Rochebourg accompagné de rafales de vent, de trombes d’eau et d’explosions de foudre qui illuminaient violemment la chambre de flashs bleuâtres. Le réveil électrique clignotait, interrompu par une panne de courant. Polycarpe, réveillé, écoutait craquer la maison et craignait d’avoir la moitié de sa toiture envolée au petit matin.
Les coups de tonnerre le rendaient d’autant plus irritable qu’il était rentré de la réunion assez mécontent. Et durant l’insomnie de cette nuit apocalyptique, il y repensait, de façon obsessionnelle. Il se maudissait de s’être laissé embobiner de fil en aiguille, pour la simple et candide raison qu’il éprouvait de la sympathie pour les membres de l’association.
Il avait d’abord assuré de son aide Basile et Évariste pour le montage et le démontage du grand barnum, prêté par la commune de Soutrain, à l’occasion du concours de pêche. Il s’était, ensuite, laissé confier des billets de tombola, répartis entre tous, destinés à récolter des fonds, et il se voyait mal, en VRP bénévole, convaincre les gens de tenter leur chance pour gagner le four à micro-ondes mis en jeu. 
Enfin, sa proposition de faire don à l’association de tous les vieux bouquins qui encombraient son grenier, en vue d’une foire aux livres anciens, avait dégénéré, par crainte d’une pénurie d’intellectuels, en « foire aux vieilleries » prévue pour l’automne, sorte de vide-grenier du dernier plouc, où il était sollicité pour tenir la buvette.
« Si on a ce temps-là dimanche prochain, le concours de pêche sera un fiasco » songea-t-il, avec une sournoise délectation.
Il ne retrouva sa sérénité qu’en envisageant d’acheter lui-même le carnet de tombola, et en prenant la résolution, dans l’avenir, de refuser sa participation à la moindre buvette ainsi qu’au montage de stands, barnums ou rangées de sièges, quelles que soient les pressions dont il serait l’objet.
« Il y a assez de morveux comme Petit Lu qui ne font rien de leurs dix doigts et qui pourraient bien se rendre utiles ! » bougonnait-il, en se retournant à chaque coup de tonnerre, étouffant dans l’air moite de la chambre.
Le grondement de l’orage s’apaisa, s’éloigna. La pluie cessa subitement. Polycarpe ouvrit grand la fenêtre et finit par se rendormir.
Au matin, le soleil resplendissait et il montait du jardin une bonne odeur de foin mouillé.
Il fit le tour des mansardes pour inspecter la toiture. Par une lucarne du pignon, il apercevait les ondulations de la campagne légèrement voilée par une brume de chaleur : les étendues de blés jaunes entre le vert profond des vignes sous un ciel d’un bleu de cobalt formaient un tableau idyllique. La propriété des Cordet lui apparaissait en miniature, posée comme un jouet au milieu des rangées de ceps. Il comprit l’utilité de la poterie offerte à Mama, en découvrant une mare à l’endroit où il l’avait trouvée ; il épongea et plaça une énième cuvette sous la fuite. Et redescendit dare-dare en entendant  la sonnerie du téléphone.

à suivre...

16:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |

01 février 2006

Les aventures de Polycarpe - 7ème épisode

Résumé des chapitres précédents.
Les choses se compliquent : Léonard Cornu était en réalité Léon Corbeau... Pourquoi ce magistrat a-t-il été démissionné ? Non content de bomber les chauve-souris en fluo, était-ce lui qui faisait pousser du cannabis dans les serres du logis ? Joli coco ! En attendant, une petite bouffe sympa se prépare chez Mama...

CHAPITRE VII 


Marie Bulu avait lancé l’idée d’une petite bouffe, ce dimanche, dans son jardinet et avait convié Polycarpe et Imogène. Invoquant la visite de Gix, Polycarpe avait d’abord refusé.
- Si votre ami supporte les acras de morue, les boudins antillais, le miel et le pain d’épices, il se joindra à nous, décréta-t-elle.
Polycarpe ne voulait pas arriver les mains vides, mais n’avait rien prévu. Dans la mansarde qu’il avait explorée l’autre soir, il avait remarqué une poterie dont la bordure et les anses étaient enduits d’un émail bleu vif qui ferait l’affaire. Il la récura et l’essuyait, en guettant par la fenêtre l’arrivée de son ami, quand Gix fit son arrivée sur la place.
- C’est pas vrai ! On est bon pour trois mois de rumeurs les plus fantaisistes ! pouffa Polycarpe.
Son ancien associé était revêtu de la panoplie complète d’un coureur du tour de France. Il était moulé dans une tenue fluorescente, à damier rose fuchsia et bleu pétrole, les mains protégée de mitaines et le crâne enserré dans une sorte de casque à pointe. Il descendait d’un magnifique vélo, ruisselant de sueur. Une volée de mioches le suivaient à distance et les résidents de la place, n’osant pas l’observer franchement, l’épiaient discrètement en ne penchant qu’une épaule dans l’encadrement des portes et des fenêtres.
Gix souleva son vélo poids-plume d’une main et, encore essoufflé, déambula maladroitement sur de bizarres chaussures.
- Je sais, j’ai l’air con. Cadeau pour mes cinquante ans... Le vélo et la tenue, une idée de Véro... Toute la famille s’est cotisée ! expliqua-t-il, mi-fier, mi-penaud.
Il compulsa son compteur :
- Je suis parti à dix heures trente-cinq de Chassac. J’ai fait du vingt-six de moyenne... Pas mal, non !
- Bravo, un vrai petit Virenque ! Entre te rafraîchir. Si tu veux te doucher...
Gix fit, du regard, le tour de la pièce, leva les yeux au plafond  et siffla.
- Superbe ! Fais-tu la restauration toi-même ?
- Pour ce qui est du gros œuvre, j’attends des devis : je fais un dossier de demande de subvention auprès des Bâtiments de France.
Il ajouta, avec un léger voile de culpabilité dans le regard :
- Bien que je ne me sois pas préoccupé outre mesure de cet aspect de la question, cette demeure est vraiment... historique.
- Franchement, je n’aurais pas cru que tu ferais ce virage à cent quatre-vingts degrés ! Passer de l’apparte rose dragée, moquette et pompons aux rideaux, à cette baraque en ruine... Tu m’épateras toujours.
Polycarpe jeta un regard appuyé sur la tenue vestimentaire de son ami.
- J’en connais un autre qui va épater du monde : mes copines de Rochebourg ! Figure-toi qu’on est invité...
- Mince ! Tu aurais dû me prévenir ! J’aurais pris une tenue de rechange.
- Elles ne jugent pas le moine à l’habit !
- Quand même, je ne suis pas très à l’aise. Je comptais me déloquer sans façon pour partager un repas entre vieux garçons...
- Est-ce qu’un bermuda tahitien, un tee-shirt et des tongues feraient ton affaire ? C’est tout ce que j’ai à te proposer de décontracté dans ta taille...
- Impeccable. Soit dit entre nous, je suis bien heureux de connaître tes nouvelles amies...
Il jeta à Polycarpe un œil oblique, égrillard : 
- Y a-t-il quelque chose avec quelqu’une ?
- Non, absolument pas. Écoute, Gix : il n’y aura pas d’autre femme dans ma vie. Personne. Compris ?
Gix acquiesça d’un air farouchement convaincu. Trop ostensiblement convaincu pour être sincère et Polycarpe insista :
- J’ai dit : « Personne ». Tu te mets ça dans ta petite tête, mon vieux !
 
Mama les accueillit, visiblement épanouie d’organiser cette petite réception, habillée d’un boubou éclatant, dans les rouilles et les jaunes, et reçut la poterie avec des exclamations enthousiastes.
Deux parasols complétaient l’ombrage d’un noisetier, au-dessus de deux tables mises bout à bout pour contenir neuf couverts.
- Les petits aussi ont des invités, expliqua-t-elle, en désignant plusieurs gamins assis dans l’herbe.
Ils se goinfraient de chips piochées dans un saladier tandis que Biros guettait les miettes, son bout de queue agité comme un métronome. Il y avait Jaco, les deux  autres bambins que Polycarpe avait déjà aperçus - qui se révélaient des fillettes, aux couettes attachées par des rubans - plus  deux  garçonnets de l’âge approximatif de Jaco.
Muguette, dans une jolie robe blanche à froufrous, protégée d’un grand tablier de cuisine, vint leur donner une poignée de main énergique et retourna dans la cuisine en expliquant joyeusement qu’elle préparait une spécialité antillaise.
Polycarpe dévisagea la mère et la fille subitement ressuscitée.
 - Je vous expliquerai, dit Mama.
Elle prit le bras de Gilles, le conviant à s’asseoir près d’elle :
- Si vous êtes l’ami de monsieur Houle, je vous félicite. Alors, dites-moi : avez-vous une femme, des enfants... Comment vous appelez-vous ?
Ils bavardaient tous les trois comme de vieilles connaissances quand Imogène monta les marches de la courette.  Elle portait un caraco fleuri sur une longue jupe souple et des spartiates en cuir, coiffée comme d’habitude à la diable. Avec un sourire contraint, elle fila directement vers la cuisine déposer  les spécialités de son magasin, avant de revenir saluer tout le monde et confier à l’oreille de Mama, en lui enserrant les épaules, un petit secret qu’elles scellèrent d’un regard réciproque, avant de se mettre à bavarder comme si de rien n’était.
Les deux hommes auxquels la manœuvre n’avait pas échappé, s’adressèrent un coup d’œil. Gix, d’une mimique muette, y ajouta une touche de congratulation à l’adresse de son ami, pour le choix judicieux de ces délicieuses personnes.
Le punch planteur eut un effet stimulant sur la conversation qui roula un moment sur le projet d’assainissement.
- C’est un impôt scandaleux ! Je ne suis pas en mesure de payer une somme pareille ! déclara Mama.
- Je compte bien demander l’échelonnement de la facture ! dit Polycarpe. Je n’avais pas prévu une telle dépense.
- À propos, est-ce que les eaux usées vont à la rivière ? s’enquit Gix.
- La plupart des gens ont des installations personnelles. Nous avons réalisé des travaux de romains à la maison...
- Certains fossés répandent une puanteur...
- Admettons que c’est utile, mais c’est trop cher... Et puis, nous payons tout et qui va se faire mousser lors de l’inauguration, je vous le demande ?
- Lebastien et ses acolytes...
- Et voilà !
 Les épices associés à la chaleur, abattirent les dernières résistances qui entouraient le secret du prompt rétablissement de Muguette ainsi que les confidences d’Imogène.
Une carte postale, envoyée de Bruxelles dont le texte avait ranimé Muguette - « Baiser d’un pauvre poète incompris, signé : Sèbe Malthus » - fit le tour de la table comme un trophée.
Imogène annonça, empourprée par la colère, qu’Anatole la trompait : l’appel anonyme de quelqu’un qui déguisait sa voix, lui avait révélé, ce matin même, une prétendue liaison de Anatole avec Constance Sirre.
- Je lui raccroché au nez, dit Imogène. Il y a eu un deuxième appel insistant, mais cette fois, j’ai laissé sonner.
Viticulteur, apiculteur et bouilleur de cru, de surcroît adjoint au maire, Anatole Cordet était un pilier incontournable de Rochebourg.
- Justement, j’avais l’intention de rencontrer votre mari, pour lui acheter du vin... Il est temps de me constituer un fonds de cave, le millésime étant excellent, dit Polycarpe.
- Connaissant Anatole, je ne crois pas un mot de ces ragots, affirma Imogène. Toutefois... si c’était vrai, Constance serait inexcusable. On ne fait pas une chose pareille à une amie !
Polycarpe dévisagea Imogène, il aurait mis sa main à couper, l’autre soir qu’elles se détestaient cordialement. Il fit le candide :
- Êtes-vous des amies ?
Elle fit la moue.
- ... Entre amies et relations, il y a un degré qui n’a pas de vocabulaire.
- Tu savais qu’elle cherchait un homme et tu as laissé le tien en liberté, les hommes, il faut les tenir laisse courte ! constata Mama.
- Il y a un corbeau dans votre charmante cité : avant de lui prêter foi, soyez prudents, conseilla Gix, dans une pose avantageuse de vieux sage - en dépit du bermuda à fleurs de monoï.
« Il y a déjà eu un Corbeau... » se dit Polycarpe, estimant prématuré de parler du vrai patronyme de Cornu et qui eut une brusque intuition.
- Imogène, voulez-vous me confier vos clés, j’en ai pour trois minutes, le temps d’un aller et retour, de composer le double trente et un et j’espère vous révéler l’identité du corbeau de Rochebourg !
 
Les enfants, pris d’une furieuse hystérie, tournaient avec le chien autour de la table et des convives, essayant de capter leur attention lorsque Polycarpe revint, franchissant les marches de la courette en offrant aux regards la paume de sa main où était inscrit un numéro.
- Prenons l’annuaire ! On va rapidement trouver le corbeau.
Effectivement, le numéro fut vite repéré dans la centaine d’abonnés : il correspondait à la ligne de Gertrude Riboit.
- Gertrude Riboit ! Pas possible !
- Qui est-ce ?
- C’est une agricultrice dont les terres jouxtent nos vignobles, je la connais bien, elle est assez carne sur les bords et je suppose qu’elle se serait fait un plaisir sadique de me dire ces choses-là en face !
- Sauf si ce sont des calomnies, auquel cas elle laisse un message qu’elle croit anonyme.
- Mais alors, pourquoi ?
- Si nous en discutions, en nous promenant jusqu'à la Gourmette, proposa Mama. Ça défoulerait les enfants.
- Tu as raison Mama, dit Imogène. Nous repérerons l’endroit le plus approprié pour installer la guinguette !
Elle se leva :
- Vous êtes, Gix, d’ores et déjà convié à notre concours de pêche à la truite et chargé d’en faire la publicité dans votre cabinet !
« L’hypothétique trahison d’Anatole n’affecte pas Imogène outre mesure ! » pensa Polycarpe.
Gix, qui n’avait plus la pose avantageuse du vieux sage et qui sauçait, au pain d’épices, le sorbet à la mangue, émit le désir de les accompagner jusqu'à la rivière et de voir le château.
L’ingurgitation de tafia produisait chez lui un soudain intérêt pour les curiosités locales ainsi qu’une immense affection pour ses hôtes, mais il se souciait de son retour ; il confia à Polycarpe l’amollissement que lui causaient les spécialités rochebourgeoises et créoles et ils convinrent, après la balade digestive, d’un retour à Chassac en bétaillère, le vélo dans le haillon arrière.
 
Dans les jours qui suivirent, Polycarpe vint à bout de cinq nouveaux intervalles de poutres. Mieux équipé et plus expérimenté, il avançait bien et le jeudi, il s’octroya un répit pour rendre visite à Anatole Cordet.
La ferme se situait à environ cinq kilomètres du bourg, à mi-pente d’un vignoble parfaitement entretenu. Les divers bâtiments, aux vastes toitures d’ardoises, délimitaient une cour carrée et formaient une propriété cossue. Polycarpe, au volant de sa Peugeot fourgonnette, franchit le porche couvert où étaient entreposés des instruments aratoires. Pour avoir une chance de rencontrer le mari délaissé d’Imogène, il arrivait à l’heure qui lui semblait la plus propice : en tout début d’après-midi, pendant la plus forte chaleur.
Deux chiens de garde, hybrides de bergers, aboyèrent à son entrée, tirant leurs chaînes, tandis qu’un Labrador chocolat, en liberté, lui déboula sur les chaussures quand il descendit de son véhicule.
- Bon chien, dit Polycarpe, en lui flattant l’encolure.
Il se dirigea vers l’entrée de l’habitation dont la façade crépie tranchait sur les murs en moellons des granges. La porte était grande ouverte, mais personne ne se pointait.
Le chien dans les basques et se sachant bien évidemment observé de l’intérieur, il avançait calmement. Son expérience professionnelle l’ayant souvent amené dans les cours de fermes, il avait appris qu’on devait se considérer en territoire ennemi, indiquant, bras ballants, comme au Far West, qu’on arrivait désarmé. La règle tacite étant, en outre, de s’abstenir de toutes mimiques avenantes pouvant donner à penser qu’on avait quelque chose à vendre ou à acheter. Le maître de céans concevant généralement une méfiance ancestrale des rats des champs comme des pigeons des villes.
Contraint de se hisser sur la marche du seuil pour cogner aux carreaux, il découvrit Anatole Cordet à table, tranchant une miche de pain au couteau de chasse, enduisant son quignon de rillettes, au-dessus d’une assiette de haricots blancs. Une bouteille de vin rouge juste entamée était bouchée de travers. Sans détailler la pièce, Polycarpe remarqua que la grande salle était une cuisine fort bien aménagée, dans un style rustique tel qu’on le montre dans les revues de décoration. Les Cordet avaient de bons revenus.
- Monsieur Cordet, bonjour ! fit Polycarpe d’un ton cordial.
Le viticulteur, fortement charpenté, portait un gilet de corps bleu délavé. C’était un homme dans la force de l’âge dont la barbe poivre et sel, très fournie, lui enrobait le visage, depuis la partie supérieure des pommettes jusqu'à la base du cou et débordait sous ses oreilles, ne laissant visible que ses yeux et son nez puissant. Le front dégarni portait la marque d’un couvre-chef. Sans un mot, il leva le bras qui tenait le couteau, invitant Polycarpe à entrer puis, du même bras qui tenait le couteau, lui désigna la chaise face à lui. Sur ce, il se leva, alla chercher un verre à moutarde et le posa brusquement devant son visiteur.
Il déboucha la bouteille de manière à produire un petit « bop » et versa du vin dans leurs deux verres. Puis, il reboucha la bouteille en s’appliquant à produire le grincement du liège contre le goulot.
- Je sais bien qui vous êtes, dit l’adjoint au Maire. Paraît que vous êtes venu vous présenter à la séance du conseil du vingt-sept mai. Ce jour-là, j’étais patraque. A votre santé.
- Santé... répéta Polycarpe, en passant plusieurs fois le verre sous ses narines, humant le vin rouge.
Puis, il inclina son verre dans la lumière pour en apprécier la robe et  d’éventuelles larmes, aspirant une gorgée qu’il garda en bouche trois ou quatre secondes avant de déglutir. Ensuite, concentré, en imprimant une savante rotation au liquide restant, il chercha à définir le retour de saveur. Il hocha la tête.
- Un Côte de Vouxy, vieille vigne... ?
- Quelle année ? dit Cordet, l’œil rusé.
- Ne m’en demandez pas trop !
- C’est ça. Bien vu. Un 97. Encore un peu jeune, mais il vieillira bien.
Cordet engloutit ses haricots, essuya et ferma son couteau. L’atmosphère se détendit légèrement.
« Amadoué, l’Anatole » pensa Polycarpe qui lui fit part de son intention d’acheter du vin, maintenant qu’il avait une vraie cave.
- Vous, dit Anatole Cordet, subitement familier, faut pas vous raconter d’histoires, je m’trompe ?
Polycarpe n’était pas dupe. Toute l’artillerie était en batterie pour sonder l’acquéreur citadin - et par voie de conséquence, légèrement taré -  du logis, même si la première épreuve de dégustation avait quelque peu bluffé le viticulteur.
- À vous non plus, il ne faut pas raconter d’histoires, je suppose.
- Vous qui connaissez Imogène, poursuivit-il, qu’est-ce que vous pensez de toutes ces combines d’aller s’installer dans le bourg?
Anatole faisait allusion à leur séparation. « Ne pas répondre directement » se dit Polycarpe.
- Est-ce vous qui fabriquez ce qu’elle vend ?
- Oui et non. Le pain d’épices, c’est sa recette. L’avez-vous déjà goûté ? Elle a un truc : un chouïa d’anisette dans la pâte... Le miel, c’est moi. J’ai quatre séries de cinq ruches réparties suivant le miel que je veux : acacia, colza, tournesol, châtaignier et tilleul... C’est les tilleuls de l’allée que vous avez prise.
- Comment peut-on être sûr des essences que les abeilles butinent ?
- La floraison : tout ne fleurit pas en même temps. Vous vous plaisez, chez nous ?
Polycarpe releva le chauvinisme de l’expression :
- C’est un peu « chez moi » maintenant ! Jusqu'à présent, oui, ça va.
- À ce qu’on dit, vous êtes vétérinaire à la retraite.
- J’ai décidé de jeter l’éponge, après le décès de ma femme...
- Condoléances, fit Anatole, embarrassé.
- Je vous remercie.
- Si Imogène demande le divorce, je suis perdant : le gros de la vigne, c’est son bien, de par sa famille. Moi, je suis le couillon dans l’histoire.
- Votre épouse m’a expliqué qu’il s’agissait d’une séparation provisoire.
- Ouais…Si elles s’imaginent, les femmes, que nous autres, les hommes, on peut nous avoir, nous jeter et puis nous reprendre ! De quoi se plaint-elle ? Regardez cette cuisine... Et tout est à l’avenant : moderne, confortable. J’y comprends rien à ce qu’elles veulent... 
Le pluriel mettait, avec élégance, toutes les femmes dans le même panier.
- En avez-vous discuté avec elle, monsieur Cordet ?
- Pas la peine ! Elle sait parfaitement que pour faire tourner une exploitation comme la nôtre, faut que chacun soye à sa place, que la femme doit épauler le patron. Point final.
Là-dessus, le barbu, en se levant, fit signe à Polycarpe que la suite des événements se passait ailleurs, direction le chai. Polycarpe risqua une plaisanterie éculée :
- Une de perdue, dix de retrouvées.
- C’est pas dit. De nos jours, pour en trouver une, c’est une sacrée paire de manches... Ça veut le beurre et l’argent du beurre, le pognon et l’indépendance !
Ils traversaient la cour en diagonale. Anatole désabusé, conclut :
- Enfin, c’est pas nous qu’on refera le monde.
Ils pénétrèrent dans l’antre d’un chai obscur où étaient alignés fûts, foudres, barriques et citernes. La fraîcheur des lieux était saisissante par cette canicule. Pour choisir son vin, Polycarpe dut goûter plusieurs crus, cépages, années, blancs, rouges et rosés. Anatole Cordet puisait le vin à l’aide d’une pipette et rinçait, dans un seau d’eau, le verre de Polycarpe avant chaque dégustation.
Hésitant entre le vin âcre, tannique et corsé qui se garderait des années et celui, plus fruité, plus léger, qui pouvait être consommé rapidement, il prit vingt-quatre bouteilles du premier et un cubi du deuxième. Il compléta ses emplettes avec douze bouteilles d’un petit rosé verdelet sans prétention à boire dans le courant de l’été. De retour dans la cuisine, où se traitaient les affaires, il signa, sur la toile cirée de la table, un chèque de cent quarante-trois euros pour l’ensemble de ses achats qu’Anatole plia soigneusement et rangea dans un tiroir avant de rapporter deux petits verres à pied.
- Allez, vous prendrez bien une petite prune ! J’ai un alambic, dans un tournant de la Gourmette... Je suis le dernier bouilleur de cru de ma lignée, ajouta-t-il, en hochant la tête avec fatalisme. Quand je serai claboté, ce sera fini...
- Je viendrai voir votre installation.
- Dites, c’est pas compliqué, je commence la reine-claude en Août, vous n’aurez qu’à venir faire un tour. Vers les six sept heures du matin, vous êtes sûr de me trouver.
Définitivement mis en confiance, il fit allusion à sa rude tâche d’adjoint au maire, fort déçu par l’ingratitude de la population.
- Et plus spécialement ceux qui travaillent en ville et vivent ici pour avoir les agréments de la campagne. Ceux-là, qui ne veulent pourtant pas payer plus d’impôts, ils voudraient tous les services qu’on trouve en ville. Vous savez combien ça coûte cent mètres d’enrobé ? L’entretien des chemins ? Et la participation communale à la scolarisation des enfants sur les autres communes ?
Polycarpe approuvait du chef, et avec gravité, la légitimité de ces réflexions, guettant une interruption pour demander ce qu’on pensait de l’alipa parmi les élus.
- Je crois bien qu’elle a monté cette association contre moi et contre la municipalité, dit-il. Elle prétend qu’on n’a pas les idées larges. Vous pensez si j’ai bonne mine, moi, au conseil, avec ma femme dans cette association de hippies ! Mais quel besoin ont-ils d’amener la racaille à Rochebourg !
- La racaille, quelle racaille ?
- Tous ces désœuvrés, ces traîne-savates qui vont d’une festivité à une autre pour s’occuper. Et puis, de fil en aiguille, on va voir arriver les bandes de Chassac, des petits casseurs... Vous allez voir, c’est moi qui vous le dis : c’est écrit.
Polycarpe entrevoyait que ce râleur chronique n’était pas mûr pour accueillir tendrement la traîtresse. À supposer qu’elle en fasse le choix.
- Je m’intéresse à l’homme qui habitait le logis avant moi... Que pensait-on de lui à Rochebourg ? demanda Polycarpe.
- C’était un drôle de citoyen. Il envoyait régulièrement des courriers à la mairie pour se plaindre de n’importe quoi, de l’absence de trottoirs, du bruit des tondeuses... En quinze ans, il a peut-être fait une centaine de lettres ! Mais, si vous alliez pour le voir et discuter avec lui, il vous laissait sur le pas de la porte et refusait de vous laisser entrer, au prétexte qu’il exigeait des réponses écrites ! Du coup, on ne s’occupait plus de ses récriminations.
- Pourtant, il a hébergé Ulysse Côme...
- Ouais ! Ce gars savait le prendre. Va savoir !
à suivre...

18:25 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |