30 novembre 2006
Les carpistes
Assis sur une banquette automobile de récupe, sous une bâche verte tendue entre les sapins en retrait de la rive, ils sont si bien camouflés dans leurs treillis que je ne les aurais pas vus si je ne les avais entendus, s'il n'avaient échangé, exceptionnellement, quelques phrases.
À cause de la bise d'est, ils se sont éloignés du lac pour se mettre à l'abri du bosquet. Ils ont rabattu leurs capuches sur leurs casquettes polaires, leurs mains protégées de grosses moufles sont glissées dans la poche ventrale de leurs blousons kakis, bruns et noirs. Ils ont de grosses bottes fourrées. Ils restent immobiles et paraissent confortablement frigorifiés.
Ils pêchent.
Leur activité préférée c'est la pêche à la carpe. Et pourtant, aujourd'hui, ils n'ont pas la tête à ça, ils sont déconcentrés, ils parlent et… contre toute attente, ils font bâche commune.
C'est précisément ce que je trouve bizarre, cette promiscuité inhabituelle, cette subite entente. Il y a trois jours, ils s'ignoraient encore… Je n'avais pas prévu cela.
D'habitude, ils se tiennent solitaires, chacun sous son grand parapluie vert foncé. Indifférents aux joggers qui contournent le lac, aux canards colvert et aux mouettes, ils couvent des yeux leur batterie de trois ou quatre gaules ultra légères, équipées des derniers progrès technologiques, alignées sur un chevalet. Ils ont l'air enfermés presque butés chacun dans son silence, ni gais ni tristes, dans l'attente paisible du signal sonore de la carpe mordant à l'hameçon. Quand cela arrive, tous les trente-six du mois, j'ai déjà vu qu'ils la décrochent, la pèsent avant de la rejeter à l'eau, calculant à quel poids ils en sont, combien de kilos de carpes ils ont attrapés depuis le début de la saison… et ils le marquent sur un calepin. Le rouquin costaud m'avait paru plus fiable, à cause de son manque total d'expression, c'était à lui que je projetais de demander s'il se sert quelquefois de la barque amarrée au ponton devant.
En approchant, je perçois mieux le son de leurs voix. Ils parlent tranquillement. Il n'y a aucun énervement, aucune fébrilité dans leur ton, au contraire. Ils dialoguent à voix sourde comme dans une antichambre de grand malade, bien qu'ils soient dehors par 3°. Ils ont une façon de pousser les mots comme ces fermiers d'autrefois qui mâchaient longuement en silence ce qu'ils avaient à dire et n'en laissaient émerger que la partie la plus impersonnelle… Et, à l'instar de ces fermiers d'antan, ils n'ont pas de portables ou bien les ont déconnectés. Ils ne veulent pas être dérangés.
En petite foulée, je passe devant eux. Je n'ai pas l'habitude de courir, je souffle comme une locomotive. Pour quelle raison se parlent-ils aujourd'hui ? Ce sont pourtant bien les deux pêcheurs habituellement distants d'une centaine de mètres et que je vois faire parfois quelques pas pour activer la circulation de leurs jambes. Malgré leurs chauds vêtements, je les reconnais. Pour contacter mon rouquin, je devrai attendre.
Je poursuis mon jogging, en traînant les pieds, en réfléchissant. Ont-ils rompu leur silence à l'occasion d'une grosse prise et décidé de mettre leur matériel en commun ? Ont-ils fondé la première coopérative des moyens de pêche en lac artificiel ? L'un d'eux, subitement ruiné, aura dû vendre son matériel et est accueilli par l'autre ? Ou bien son matériel coûteux a été volé ? On pencherait pour l'hypothèse de la solidarité carpiste de préférence à l'éveil d'une sympathie spontanée si on considère leur totale absence de curiosité pour autrui.
Ces types ont toujours fait partie du paysage, ni jeunes ni vieux, retraités des chemins de fer ou de l'armée, pensionnés ? Il me semble que je les ai toujours vus : j'habite un des pavillons jumelés sur la rive opposée, un petit lotissement séparé du lac par un coin pique-nique boisé, un parking et la route. Pour aller au boulot, à l'usine, je coupe par le pont japonais qui enjambe la partie rétrécie du lac, c'est comme ça que je le ai repérés. Je ne les ai jamais salués faute de croiser le moindre regard, ils sont toujours dans leur bulle, étrangers aux enfants, aux chiens, aux mères guidant leurs poussettes sur le chemin de falun, aux gallinules caquetant dans les roseaux et même aux ragondins qui les narguent…
Ils ont bien une femme, un toit, ces hommes, quand même. Je me suis demandé à quoi ils pouvaient bien penser des heures entières… J'ai mis ça sur le compte de leur paresse, c'est quand même le meilleur moyen d'échapper aux tâches ménagères, au bricolage, au jardinage… Ce n'est pas moi qui leur jetterait la pierre, si j'avais su…
Pour s'incruster là, au même endroit et depuis si longtemps, avec tant de persévérance, je les ai soupçonnés d'être un peu poètes, comme moi (j'écris des poèmes pendant la pause casse-croûte). Leurs regards glissent sur les miroitements de l'eau, sur les bâtonnets scintillant de lumière, ils ont la vision d'un grand ciel tendu de nuages roses comme des draps qui claquent dans la bise… et je me demande s'ils ne sont pas quand même un peu sensibles à la beauté de ce paysage, s'ils ne composent pas des vers derrière leurs grosses figures renfrognées… Ça ne se voit pas sur la tête des gens qu'on est poète.
Mais n'allons pas inventer n'importe quoi… Ils ont plutôt l'air balourds, étrangers aux merveilles de la nature.
Ce regroupement dans les sapins loin des gaules reste une énigme…
Finalement, ça m'a traversé l'esprit qu'il fallait avoir une famille rudement pénible pour passer des après-midi entiers là, quasiment sans bouger, sans fumer, sans picoler…
C'est probablement notre point commun. J'ai décidé d'entrer en contact, de les sonder un peu… Puis d'aborder mon cas. D'abord, ça peut soulager de parler.
Mon cas, c'est simple et c'est compliqué à la fois : c'est ma femme. C'est à dire la Kommandantur… au début, elle m'a appâté, elle a bien choisi ses plombs, elle a utilisé des jolies mouches bien brillantes, elle a fait la mignonne, la gentille, elle m'a asticoté, titillé, elle a joué la pauvre petite mal aimée et moi, j'ai sauté dans le costume du brave grand sauveur… À partir de là, elle m'a habilement convaincu que toutes mes relations étaient néfastes, nuisibles pour notre charmant petit couple… Et elle m'a mis le licol… Je m'éreinte et ce n'est jamais suffisant… Elle se fâche puis pleure, ce qui me fend le cœur et je promets… toujours plus. Je ne sais plus comment faire pour reprendre ma liberté. Maintenant qu'elle me sent rétif, elle emploie les grands moyens… elle me fait peur… Je n'ai pas honte de l'avouer… J'ai peur quand elle me regarde avec ses grands yeux fixes agrandis par ses verres d'hypermétrope, quand elle souffle comme un taureau par ses grandes narines noires et avides, quand elle me foudroie de son regard d'aigle pour me faire prononcer exactement les mots qu'elle veut entendre ou quand elle abaisse ses paupières frémissantes pour signifier que ce que je dis l'insupporte, quand elle fait trop de bruit ou pas assez, quand elle brandit des couteaux, lance des assiettes… Et quand elle dit que si je pars elle me tue…
Au deuxième tour de jogging, je dépasse le bosquet, je ralentis l'allure, épuisé. J'utilise le banc public pour accomplir de pseudos étirements et je tends l'oreille… Simple curiosité… Je veux savoir si je peux compter sur eux… Et, discrètement, je me rapproche pour entendre leur dialogue.
Le gros rouquin explique :
– Une semaine sur deux, elle rentre par le dernier bus qui dessert le quartier, elle descend à l'arrêt Château vert à environ 22 heures et elle coupe par une ruelle où se trouve un ancien puits communal…
– La mienne se rend chaque jeudi à un cours de calligraphie, de 20 à 22 heures. À la demie, elle traverse la voie ferrée par la grande passerelle qui relie le quartier neuf au boulevard Marat.
– J'ai déjà sectionné le cadenas de la plaque de protection du puits cachée sous le chèvrefeuille.
– Il n'y a pas de protections anti-suicides sur la passerelle. Le Paris Toulouse passe à 40.
– Voici un cadenas identique… pour remplacer l'autre. Et ça, c'est son portrait… Vous la reconnaîtrez…
– Les parapets sont hauts mais vous êtes costaud et elle est poids plume… regardez, c'est elle sur la photo…
– Dans la soirée du 8, je me ferai remarquer par mes questions sur le tri des déchets au conseil municipal…
– Le 10, j'anime la soirée loto au profit des orphelins, salle des fêtes…
Je m'en doutais mais je m'en doutais ! Il y a de ces coïncidences, franchement ! J'ai vraiment le chic pour flairer les trucs louches… C'est bon, je reviendrai demain avec la photo de la kommandantur… Ils l'ont peut-être déjà vue puisqu'elle vient lancer du pain dur aux canards. Elle a ses habitudes. Le soir, pendant le téléfilm, elle sort toujours fumer des cigarettes…
Le lac est profond, les alentours sauvages, surtout la nuit… Une barque peut glisser sans bruit sous le pont japonais.
En tout cas, moi, le 12 comme chaque semaine, je serai à la réunion des Poètes Anonymes.
Et personnellement, le puits ou la passerelle, ça m'est égal. On peut se rendre service, ça mange pas de pain.
Demain, ne pas oublier de leur demander si les carpes sont carnivores…
16:13 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, nouvelle, polar, société, psychologie | Facebook | | Imprimer | |
16 novembre 2006
Suzeraine
L'octogénaire descend l'escalier d'un pied princier, une main pendante au bout du bras replié, dans une tunique de soie sauvage, avec ses trois rangs d'ambre, son brushing d'un blanc neigeux et ses extravagantes lunettes d'actrice.
Elle aborde les dernières marches en lâchant la rampe, un peu comme si elle se lançait d'une carlingue pour un saut en parachute, fixant sa fille d'un œil d'aigle, sa fille unique, une rondelette sexagénaire qui paraît craindre sa chute. L'inquiétude de sa fille froisse son amour-propre.
Pendant une fraction de seconde, l'octogénaire vacille sur la dernière marche et sa fille alarmée ébauche un geste pour l'empêcher de se fracasser sur le carrelage. Miracle, sa mère a retrouvé de justesse son centre de gravité. La fille pousse un discret soupir et retourne dans la cuisine.
En retrouvant une hasardeuse stabilité, la mère pince sa fine bouche fardée et allonge le menton entre ses bajoues. Consciente du risque, elle est d'autant plus fière d'être encore si alerte à quatre-vingts ans, moins balourde que sa fille tellement plus jeune ! C'est pénible de lire l'inquiétude dans les yeux de cette fille couarde toujours prête à se faire peur, à croire que sa mère pourrait flancher, une mère si élégante, sans excès de poids, que sa fille devrait bien imiter, ses rondeurs sont tellement vulgaires.
Victorieuse… La fille constate, au maintien rengorgé, que sa mère est victorieuse. Elle applique la méthode Coué. C'est une méthode en vogue chez elle depuis quelques mois. Elle multiplie ces petits défis, montrant sa force ou son habileté. J'y arriverai et j'y arrive. Toute tentative d'assistance est perçue comme une humiliation et foudroyée d'un regard hostile.
Elle n'a aucun point commun avec les octogénaires de sa connaissance, ces vieilles toupies racornies avec leurs cannes qui s'écoutent trop, c'est évident, enfin, voyons, elles se plaignent tout le temps, on dirait qu'elles sont en sucre, mais elle, non. Pas une douleur ! Elle n'est pas bancale comme cette pauvre Lucette, elle peut descendre les marches avec des talons hauts comme à vingt ans.
Ça la chiffonne que sa fille puisse penser qu'elle pourrait s'affaler, perdre son altière allure, affaiblie par l'âge, vieille. Elle va marquer le coup…
Elle tourne à petits pas autour de la table de la cuisine, à l'affût d'une petite mortification. Quelque chose dans l'allongement du nez où glissent imperceptiblement ses larges lunettes tarabiscotées ainsi que le froncement à la fois sévère et ennuyé des sourcils indiquent que madame le procureur cherche des preuves pour étayer son réquisitoire… Il y a bien cette manie de couper trop de pain, de remplir les corbeilles comme dans un vulgaire restaurant pour routiers mais c'est un reproche éculé. Soudain, une opportunité ! De l'inédit ! Elle plonge son regard dans le saladier d'un air offusqué comme si un crapaud y batifolait et lance d'une voix interloquée :
– Et tu mets de la moutarde, maintenant, dans la salade !
La fille se justifie :
– J'ai l'habitude… enfin… c'est automatique, je ne me rappelais plus que tu n'en mets pas, toi.
La mère renverse une de ses mains dans la paume de l'autre, comme pour retourner et aplatir la réponse de sa fille, tout en crispant un coin de la bouche, et elle ajoute :
– Hum… C'est comme cette lubie de vouloir utiliser absolument du vinaigre de vin, vous en faites des histoires, chez toi, avec l'assaisonnement.
Elle soulève un verre :
– C'est propre ou c'est sale, ça ? On avait ces verres-là à l'apéritif ? D'habitude, je mets les autres, les pieds carrés. Ceux-là sont trop fragiles.
– Je les ai essuyés très doucement. J'ai fait très attention, je sais que tu y tiens.
– Peut-être mais l'un d'eux a été ébréché… Il faudra les transporter de l'autre côté, je ne les range pas avec les carrés… Vous surveillez le rôti ? Il faut éteindre le four ! Où avez-vous mis la saucière ? Le rôti sera trop cuit. Qui le coupe ? Il faut le servir maintenant et la purée qui va prendre au fond… Vous me faites du joli travail…
La fille fait la sourde oreille à l'emploi du vous pluriel qui la relègue dans un anonymat dévalorisant puisqu'elle est seule à gérer ce déjeuner ; elle précise malgré tout calmement qu'elle doit distribuer de nouvelles assiettes avant d'emporter le rôti… La mère fait entendre un petit clappement impatient.
– Je croyais que c'était déjà fait…
– Écoute, maman… retourne t'asseoir avec les autres, tout va bien… laisse-moi faire… cesse de te tourmenter…
Cesse de tourner dans cette cuisine, tu me tapes sur les nerfs, poursuit-elle dans sa tête. Elle fait passer son inexprimable message de révolte dans une tonalité légèrement indisposée, juste une pointe de mauvaise humeur, pour recaler leurs rapports sur un chantage tacite : elle restera complaisante et dévouée à condition que sa mère cesse d'être acrimonieuse.
Dans la voix un peu essoufflée de la fille, empesée d'un soupçon d'agacement, la mère sent planer la menace d'être remise en place pourtant, intérieurement, elle s'en amuse… si sa fille croit qu'elle est du genre à obtempérer pour lui faire plaisir, elle se méprend… Entre parenthèse, sa fille est d'une patience ! Jamais elle n'en supporterait le quart. Et cette sotte ne sait pas qu'elle la provoquait délibérément, qu'elle attendait l'avertissement implicite pour suspendre ses remarques. Il n'y aurait nul plaisir à gagner une partie sans résistance. Maintenant, elle retient ses piques à seule fin de garder la main dans le jeu de poker de leurs relations, pour faire le pli grâce à son atout gagnant : les complexes de sa fille, semés dans l'enfance, cultivés au cours de son adolescence… elle sait exactement comment faire réagir sa fille et jouer avec ses sentiments.
La fille s'est décarcassée depuis deux jours, elle est à cran de se faire houspiller comme une vulgaire bonne à tout faire. L'amertume commence sa sourde érosion mais ses minables soubresauts de rébellion ont les relents de la culpabilité. Comme une sauce délicate qu'il faut monter à température sans faire bouillir, la mère sent la limite qu'il ne faut pas dépasser pour préserver l'allégeance filiale… pour garder sa fille-lige dans sa dépendance. Après avoir suffisamment soufflé le froid, elle va maintenant souffler le chaud … En se montrant affectueuse - et ce n'est pas bien difficile de pencher la tête en souriant et en tripotant le col de sa fille, en complimentant son ensemble informe de Monoprix - aujourd'hui comme il y a cinquante ans, elle sait qu'elle abattra toutes les défenses de cette grosse gourde perpétuellement en manque de reconnaissance…
Elle fait réagir sa fille comme une marionnettiste. C'est un pouvoir fantastique qui la plonge dans une euphorie bienfaisante. La mère est persuadée que cette euphorie est un facteur de longévité.
Alors, elle sourit affectueusement à sa grande chérie, elle fait durer le sourire qui fait rebondir ses joues rosies par la satisfaction comme des petits coussinets froncés aux coins de la bouche, en exhibant sa parfaite dentition. Même l'ardoise de ses cernes paraît atténuée et elle regarde sa fille droit dans les yeux. Et la fille si prévisible sourit à son tour, croyant voir frémir le drapeau blanc de la paix, de la gratitude et de l'amour maternel… Elle ne perçoit pas la noire contraction des pupilles.
– Oh ! Si tu savais comme je me sens bien aujourd'hui !
– Tant mieux, maman.
La voix de la fille chante. Elle est ravie du bien-être de sa mère, elle interprète cela comme le remerciement implicite de son dévouement. Elle interrompt le rinçage d'une assiette et regarde sa mère avec tendresse. Elle aimerait tellement la serrer dans ses bras et lui donner un baiser si elle n'était pas toujours si hautaine.
– La seule chose bien embêtante, surtout pour toi, ma pauvre chérie, précise sa mère, c'est que j'ai quelquefois ces coups de barre… Ces jours derniers j'étais tellement flagada, j'ai eu bien peur de ne pas pouvoir profiter de vous tous, mais c'est formidable comme je me sens si bien. Vraiment très bien. C'est incroyable. Quelle chance !
La fille glisse les assiettes sales dans le lave-vaisselle sans entendre le "grâce à toi" qu'elle attendait… En revanche le mot "flagada" s'est déposé dans son tympan comme une alluvion… Elle a de ces mots, sa mère, quand même, elle exagère un peu. Pas étonnant qu'elle soit en forme puisque c'est elle, la fille, qui est venue la veille pour tout préparer, tout organiser, qui l'avant-veille a fait tous les achats… qui surveille les cuissons, découpe le rôti, débarrasse à mesure, récure les gamelles, sert à table
Pour être de bonne foi, objective, ne pas reprocher ses propres actes à sa mère, la fille admet avoir proposé ses services de bon cœur, sachant combien sa génitrice est heureuse de réunir toute la famille sous son toit. C'est si dur pour elle de se voir vieillir, de renoncer à certaines activités surtout quand on a été tellement triomphante, toujours parfaite, classe, au-dessus du lot. Faire plaisir à sa mère est un juste retour des choses… C'est bien le moins qu'elle pouvait faire de se libérer ces derniers jours pour préparer la réunion de famille, ici, sur le territoire maternel.
– Va t'asseoir, maman, ne te fatigue pas inutilement, je suis là pour t'aider.
– Mais tu m'agaces ! Je ne suis pas fatiguée. Je me sens en pleine forme. D'ailleurs, je suis bien contente, tout le monde a l'air heureux, ma table était bien jolie, l'entrée parfaite… Tes frères passent un bon moment, ça se voit, et tes belles-sœurs sont adorables… Ton mari claironne, comme d'habitude, j'ai la tête en compote… Mais ça, on ne le changera pas !
La mère pourrait rester assise parmi les autres puisque sa fille unique s'affaire, emporte les assiettes sales, rapporte les assiettes propres, le rôti tranché, les petites purées de légumes, allume le chauffe-plats, sert les convives et, tout au long du déjeuner, guettant, prête à s'éjecter de sa chaise dès qu'elle perçoit chez sa mère l'intention de se lever. En supervisant le déjeuner, sa mère déprécie son rôle et dénature ses motivations : ce qu'elle fait par amour des siens est réduit au devoir filial, à la tâche d'une servante.
La fille fait pourtant tout ce qu'elle peut. Elle n'a qu'un souhait, voir sa mère contente d'être entourée, secondée, acceptant sa gentillesse simplement, tout simplement... ronronner... Ce serait un petit moment de bonheur… un vrai moment de bonheur de pouvoir partager avec sa mère la complicité de cette réunion, de l'avoir réussie ensemble…
Ensemble ? Quelle idée ! Associer sa fille à la réussite de cette journée serait un coup de canif dans l'embarcation, la voie d'eau du pouvoir absolu, une reddition. Ce serait prendre le risque de lui rendre sa confiance en elle-même, d'être obligée de subir ses conceptions et ses goûts tellement quelconques ! Ici, elle est chez elle, elle est la maîtresse de maison, sa pauvre chérie a beau faire, elle ne lui arrivera jamais à la cheville, elle n'a pas son charisme, le sens des choses, le goût aussi sûr, l'art de recevoir. Toute la famille le reconnaît : c'est ici, sous son toit, sous sa houlette, que les réunions atteignent une sorte de perfection, qu'elles sont le plus réussies. Uniquement parce qu'elle sait organiser et déléguer. D'ailleurs, la seule fois où la famille s'était regroupée chez sa fille - on ne sait plus pourquoi… une idée stupide - on avait eu froid, il y avait des courants d'air partout, on avait attrapé des bronchites, tout le monde avait l'air guindé, même ses frères ne se sentaient pas à l'aise, alors qu'ici, ils sont comme chez eux. Non, il faut le reconnaître, sa fille est très loin de savoir mettre les petits plats dans les grands avec cette élégance… Ils le disent tous, leur mère a le don pour ça, elle a l'œil à tout, rien ne lui échappe.
Comme prise de nausées, la mère a stoppé devant les assiettes sorties à l'avance et pose l'index sur la pile en s'exclamant :
– Qui a sorti ces petites assiettes ? Je ne sais plus qui me les avait offertes ? Ah ? C'est toi ? Je préfère les roses. Ces fourchettes à gâteau en corne ne supportent pas le lave-vaisselle ! Où as-tu mis le plat rond ? Là ? Ce n'est pas sa place…
Les commentaires maternels, les petites sentences, les remarques, sont autant de petites gifles. La fille s'affaisse, elle est lasse. Fatiguée des caprices, des coquetteries, des humeurs de sa mère. Aujourd'hui, elle est dans l'état d'esprit d'envoyer tout promener, sa mère et ces réunions de famille, depuis trois jours qu'elle s'y consacre, qu'elle se fait rabrouer… alors qu'elle aurait pu profiter de ce long week-end pour se changer les idées, partir ailleurs avec son mari qui le lui propose chaque année, à la mer, à la montagne, en vacances.
Mais c'est trop tard, sa mère lui semble un peu trop frêle, si fragile, un peu plus vieille. Ce n'est quand même pas maintenant que la fille va contester ce qu'elle a accepté depuis toujours… Et si c'était la dernière fois ? on ne sait jamais. Remettre sa présence en question, après tant d'années, refuser son aide, reviendrait à commettre un matricide en quelque sorte.
Ou alors, il aurait fallu réagir plus tôt, renoncer aux grandes tablées toujours si bien ordonnancées par une mère en majesté. Il aurait fallu flairer le futur piège, être très tôt consciente que derrière les fastes et les ors des réceptions familiales, il y avait une intention de soumettre ses sujets, de gouverner sa famille d'une poigne de fer, il aurait fallu prendre conscience qu'elle était, la fille, déjà, au service d'une VIP, de son altesse…
Il aurait fallu… rien qu'à penser cela, elle en frémit : il aurait fallu être celle entre tous qui prendrait la responsabilité de briser une famille. Quel prétexte eût été suffisamment valable pour justifier un tel massacre ? Et quel exemple pour de jeunes enfants de voir une famille carrément désossée ! Quel précédent pour leur conduite future ! Ses frères l'auraient regardée comme une pestiférée. Elle ne peut pas aujourd'hui, pas plus qu'autrefois, se rendre coupable d'abandon, de rejet, de trahison.
Maintenant, la fille lève son verre de champagne comme les autres, ils se congratulent tous, se sourient, elle les aiment bien et elle ne fera pas de vagues. Elle a été éduquée comme ça, programmée pour cela, complexée pour cela… Sa présence, son soutien, est un dû. Elle devrait entrer dans son crâne de moineau, une fois pour toute, qu'il ne s'agit pas de son bon plaisir à elle mais de celui de sa mère. Elle devrait s'empêcher de croire qu'elle peut échapper à cette dette.
Assise au bout de la table, l'octogénaire préside sa tablée, le sourcil froncé, l'air impatient, l'exclamation acerbe. Avec un peu de chance, elle deviendra centenaire. Jusqu'à son dernier souffle, chaque année, ils viendront ici, sa fille assurera la réception, la mère présidera et fera tomber le couperet de ses sentences sur sa fille octogénaire. Suzeraine. Jusqu'à son dernier souffle.
© Claudine Chollet, Masques et Bergamasques
20:00 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, nouvelles, société, famaille, psychologie | Facebook | | Imprimer | |
10 novembre 2006
A quel moment ça dérape ?
Personne n'a encore pris l'initiative de l'enterrer. Certains voudraient lui offrir des funérailles solennelles tandis que d'autres préfèreraient un enterrement à la sauvette, furtif, sans fleurs ni couronnes, comme s'il ne servait à rien de dramatiser cette ultime péripétie, comme s'il fallait très vite tourner la page.
Pourtant, il devient urgent d'embaumer sa dépouille raidie, gonflée, ridicule et pitoyable comme un nu de Botero… Défunte depuis peu, elle se décompose et pue… bien qu'ils fassent comme s'ils ne sentaient rien.
Ils sont tous là, les quatre couples, réunis pour un dernier hommage, évoquant le passé.
Elle était de toutes les réjouissances.
Ils n'osent pas exprimer l'ambivalence de leurs sentiments, faite de regrets et de soulagement, regrets de ces moments de liesse où ils s'amusaient comme des fous, dansaient, chantaient, osaient les pires jeux de mots, les plaisanteries les plus idiotes, où ils se défoulaient sans complexe… et puis le soulagement d'échapper à l'ambiance pesante des derniers temps, pendant sa longue maladie, quand ils allaient la chercher, l'incluant dans leur cercle en dépit de son hémiplégie, feignant de croire que leur compagnie allait la prolonger, la ressusciter – et se forçant à plaisanter…
Un couple a quand même convié les autres durant le deuil, à la bonne franquette, comme avant, quand elle était encore parmi eux ! Mais ils ont beau faire, sans elle, la magie n'opère plus, leurs réunions n'ont plus d'attraits, le vin ne les enivre plus, leurs rires sonnent faux. Sans elle, les conversations tournent en rond, laborieuses, les rires sont forcés, mécaniques. Ils en viendraient presque – qui l'eût cru ? – à faire tourner les guéridons pour appeler son esprit.
Au tout début, quand elle était entrée dans leur petite bande, ils avaient été aussitôt happés, pris par son charme, ils s'étaient sentis comme rajeunis, ils avaient retrouvé la gaieté et l'insouciance… Enjouée, chaleureuse, coquine, elle avait soufflé un air neuf, vivifiant et rendait le rire contagieux… Ils riaient d'un rien ! Tout redevenait possible, les relations humaines s'avéraient simples, ils étaient bien ensemble, la vie repassait ses plats, leur redonnait une seconde chance : le goût des parties de tennis, des tours en vélo, des barbecues, des flirts, du rock and roll…
Grâce à elle, ils avaient formé une petite communauté informelle, comme un petit village virtuel, où chaque couple habitait sa petite maison dans la prairie. Leur semaine de travail accomplie, ils allaient se rendre visite, apportaient la soupe à partager, le gâteau encore chaud, le vin, les légumes du jardin… comme des mormons délurés ! Il ne leur serait pas venu à l'idée de changer d'habits pour ces retrouvailles, ils n'étaient jamais en représentation, ils étaient eux-mêmes, chacun avec ses défauts, ses qualités…
Quand elle était encore parmi eux, personne n'avait d'ascendant sur quiconque, nul n'était sentencieux, chacun se moquait bien de connaître les revenus des autres, comment ils votaient, où ils passaient leurs vacances. Personne ne rendait de compte à personne. Aucune ingérence. Une liberté totale. Une trêve dans les soucis de leurs vies professionnelles et familiales.
Avec elle, ils étaient heureux, ils étaient gais, ils se sentaient à l'abri des violences, des turpitudes et des mesquineries du monde entier. Sa présence les préservait, les enveloppait d'une sorte de bulle protectrice.
Et puis elle les a quittés, elle est morte. L'amitié - puisque c'est d'elle qu'il s'agit - a péri, implosé.
Ci-gît l'amitié qui avait mis dans leurs vies les paillettes de l'insouciance et les tintements clairs du triangle…
Une amitié qui a fait un flop, une amitié qui a éclaté comme un gros ballon soudain réduit à quelques centimètres carrés de caoutchouc déchiré.
Ils continuent quand même à se rencontrer sans elle mais ils sont devenus sinistres. Ils se mettent en scène, se théâtralisent, chacun dans un rôle convenu : la rigolote et le râleur, la charmeuse et le juge, l'expert et la critique, l'intellectuelle et le bourru. Ils se caricaturent lamentablement en croyant manier la dérision que leur amitié savait exactement doser pour engendrer les rires sans vexer. Ce n'est plus drôle.
Ils éprouvaient alors les uns pour les autres une affection que la camaraderie ne fait qu'effleurer. Il y avait entre eux des liens de fratrie.
L'amitié, c'est la fratrie sans les liens du sang.
Ils ont beaucoup de mal à l'enterrer, ils voudraient qu'elle ressuscite et ils la secouent en vain, ils voudraient retrouver le paradis perdu, les vertes prairies de l'innocence, quand ils croyaient encore qu'un destin bienveillant avait conduit leurs pas vers leur imprévisible rencontre, juste pour les rendre plus forts, pour leur donner confiance, rendre leurs vies plus joyeuses.
Ils s'étaient acceptés tel quel. Avec leurs énormes différences. Plus ou moins cabossés par la vie, un peu gueules cassées. Ils avaient ressentis l'euphorie de n'être plus tout seul à subir les coups de Jarnac de l'existence.
Ils avaient mis ce qui leur pourrissait la vie dans un grand sac collectif, ils s'étaient entraidés pour le ficeler bien serré et c'est ainsi qu'ils avaient découvert l'insouciance, la légèreté de vivre.
Cette amitié paraissait inoxydable, une relation choisie, voulue, désirée, de celle qu'on espère garder jusque dans le grand âge, tranquillement, sans se croire obligé, sans faire de manières. Une amitié sans contrainte, qui va et vient au gré des disponibilités, des nécessités, des déboires et des joies de chacun.
Mais qui a dérapé.
À quel moment ça dérape, une amitié ?
Ce qu'on sait, c'est qu'à un moment donné, ils se sont crus obligés de s'inviter par politesse et d'accepter les invitations par convention… quand ils ne les déclinaient pas sous un faux prétexte.
Leurs plaisanteries devinrent prévisibles, pesantes, amidonnées…
Pour sauver l'ambiance, ils agrandirent le cercle, comme on rajoute du petit bois sur un feu pour le ranimer, comme on procède à une transfusion pour régénérer l'organisme, conviant des relations extérieures dans l'ignorance des symptômes de la désamitié qui les rongeait.
On peut trouver bien des causes à cette décrépitude : l'un d'entre eux aurait compromis l'équilibre de leur insouciante communauté en se posant en chef, s'ingérant petit à petit dans leur existence, exigeant des explications, des justifications, et pour la première fois s'est instauré entre eux un insidieux quant-à-soi, cette réserve muette sur quoi fleurit les rancœurs. Une des femmes se serait mise à dévaloriser systématiquement les autres pour se faire valoir. Un des couple aurait travesti sa véritable raison d'entrer en amitié, en quête d'une alternative sexuelle mais affligé par la puérile insouciance du petit cercle, écœuré d'avoir déployé tant de séduction en vain, il serait à la recherche d'aventures plus exotiques.
Il se peut que l'amitié ait fondu naturellement comme beurre au soleil, réduite à une petite flaque d'huile. Quoi qu'il en soit, ils se sont lassés de leurs sempiternelles plaisanteries, de leurs opinions rabâchées, de revoir toujours et trop souvent les mêmes têtes.
Leurs gaillardes plaisanteries leur ont paru soudainement inconvenantes, leurs tenues vestimentaires se sont progressivement guindées. Chaque rencontre a pris des allures d'assemblée générale, avec rapport d'activités, calendrier des rencontres, compte-rendus et solde des comptes. L'amitié était condamnée, sa mort inéluctable…
Maintenant qu'elle est bel et bien enterrée et ses anciens amis dispersés, chacun prétend ne rien regretter.
Les amitiés cassées forment le terreau des amitiés futures et constituent un utile contingent de destinataires aux cartes humanitaires de l'Unicef, chaque début d'année.
© 2005, Claudine Chollet, Masques et Bergamasques
09:40 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : Littérature, journal, arts, société | Facebook | | Imprimer | |
06 novembre 2006
blogautiste
Depuis le temps que je n’ai rien écrit dans ce blog, je ne sais plus par quoi commencer. Dix fois par jour, j’ai envie de confier à ce journal public (à vous donc, et parmi vous certains que je connais bien - proches, amis et/ou bloggeurs - ce que je vis actuellement et ce qui occupe présentement une grande part de mon psychisme mais voilà ! Je m’autocensure.
Confrontée à la maladie des uns, à la folie des autres, au mépris, à la manipulation, au chantage sentimental, aux certitudes coulées dans le bronze, etc., je me suis découverte pourvue d’une vision à infrarouge de l’âme humaine. Ah ! J’allais oublier : je perçois également quelques pépites de sincérité, de probité, d’amour de l’humanité… mais autant vous l’avouer, c’est rare.
Je vous le dis, avec humour mais je le dis quand même, en hommage aux séries B des années 80, j’ai l’hypophyse « bionique » !
Malheureusement, il est impossible d’exposer attendrissements et colères, rébellions et douleurs affectives, sans mettre en scène les protagonistes qui suscitent ce type de réactions passionnelles. Si la loi autorise le masque du pseudonyme, elle ne les rend pas méconnaissables pour autant. Comment exprimer les dilemmes où vous plongent certains proches sans les mettre en cause ? Je me trouve dans l’incapacité de choisir entre mon profond besoin de communiquer et le respect dû aux personnes.
Ainsi suis-je devenue autiste… blogautiste !
Je peux toujours créer un nouveau blog, anonyme, caché. Soit. Aussi bien jeter une bouteille à la mer. Échanger avec des destinataires ciblés, complices, virtuellement amicaux qui vous connaissent déjà un peu, c’est tout de même l’essence même de la communication.
Tout n’est pas perdu cependant.
(schling !*)
Il me reste la fiction. La création. Car ce que je vis, subis, ressens n’est pas propre à ma petite personne. D’autres que moi, vous peut-être, vous certainement, vivez des situations similaires, vous êtes stressés et autistes sur certains sujets sensibles.
La littérature déniche l’universel qui est en chacun de nous, comme disent les critiques littéraires dans tous leurs papiers.
Donc…
Donc priorité à la littérature.
Mon prochain article sera une nouvelle…
18:20 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, de tout et de rien | Facebook | | Imprimer | |