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16 novembre 2006

Suzeraine

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   L'octogénaire descend l'escalier d'un pied princier, une main pendante au bout du bras replié, dans une tunique de soie sauvage, avec ses trois rangs d'ambre, son brushing d'un blanc neigeux et ses extravagantes lunettes d'actrice.
  
Elle aborde les dernières marches en lâchant la rampe, un peu comme si elle se lançait d'une carlingue pour un saut en parachute, fixant sa fille d'un œil d'aigle, sa fille unique, une rondelette sexagénaire qui paraît craindre sa chute. L'inquiétude de sa fille froisse son amour-propre.
   Pendant une fraction de seconde, l'octogénaire vacille sur la dernière marche et sa fille alarmée ébauche un geste pour l'empêcher de se fracasser sur le carrelage. Miracle, sa mère a retrouvé de justesse son centre de gravité. La fille pousse un discret soupir et retourne dans la cuisine.
   En retrouvant une hasardeuse stabilité, la mère pince sa fine bouche fardée et allonge le menton entre ses bajoues. Consciente du risque, elle est d'autant plus fière d'être encore si alerte à quatre-vingts ans, moins balourde que sa fille tellement plus jeune ! C'est pénible de lire l'inquiétude dans les yeux de cette fille couarde toujours prête à se faire peur, à croire que sa mère pourrait flancher, une mère si élégante, sans excès de poids, que sa fille devrait bien imiter, ses rondeurs sont tellement vulgaires.
   Victorieuse… La fille constate, au maintien rengorgé, que sa mère est victorieuse. Elle applique la méthode Coué. C'est une méthode en vogue chez elle depuis quelques mois. Elle multiplie ces petits défis, montrant sa force ou son habileté. J'y arriverai et j'y arrive. Toute tentative d'assistance est perçue comme une humiliation et foudroyée d'un regard hostile. 
   Elle n'a aucun point commun avec les octogénaires de sa connaissance, ces vieilles toupies racornies avec leurs cannes qui s'écoutent trop, c'est évident, enfin, voyons, elles se plaignent tout le temps, on dirait qu'elles sont en sucre, mais elle, non. Pas une douleur ! Elle n'est pas bancale comme cette pauvre Lucette, elle peut descendre les marches avec des talons hauts comme à vingt ans.
   Ça la chiffonne que sa fille puisse penser qu'elle pourrait s'affaler, perdre son altière allure, affaiblie par l'âge, vieille. Elle va marquer le coup…
   Elle tourne à petits pas autour de la table de la cuisine, à l'affût d'une petite mortification. Quelque chose dans l'allongement du nez où glissent imperceptiblement ses larges lunettes tarabiscotées ainsi que le froncement à la fois sévère et ennuyé des sourcils indiquent que madame le procureur cherche des preuves pour étayer son réquisitoire… Il y a bien cette manie de couper trop de pain, de remplir les corbeilles comme dans un vulgaire restaurant pour routiers mais c'est un reproche éculé.  Soudain,  une opportunité ! De l'inédit ! Elle plonge son regard dans le saladier d'un air offusqué comme si un crapaud y batifolait et lance d'une voix  interloquée :
   – Et tu mets de la moutarde, maintenant, dans la salade !
   La fille se justifie :
   – J'ai l'habitude… enfin… c'est automatique, je ne me rappelais plus que tu n'en mets pas, toi.
   La mère renverse une de ses mains dans la paume de l'autre, comme pour retourner et aplatir la réponse de sa fille, tout en crispant un coin de la bouche, et elle ajoute :
   – Hum… C'est comme cette lubie de vouloir utiliser absolument du vinaigre de vin, vous en faites des histoires, chez toi, avec l'assaisonnement.
   Elle soulève un verre : 
   – C'est propre ou c'est sale, ça ? On avait ces verres-là à l'apéritif ? D'habitude, je mets les autres, les pieds carrés. Ceux-là sont trop fragiles.
   – Je les ai essuyés très doucement. J'ai fait très attention, je sais que tu y tiens.
   – Peut-être mais l'un d'eux a été ébréché… Il faudra les transporter de l'autre côté, je ne les range pas avec  les carrés… Vous surveillez le rôti ?  Il faut éteindre le four !  Où avez-vous mis  la saucière ?   Le rôti sera trop cuit.  Qui le coupe ? Il faut le servir maintenant  et la purée qui va prendre au fond… Vous me faites du joli travail… 
   La fille fait la sourde oreille à l'emploi du vous pluriel qui la relègue dans un anonymat dévalorisant puisqu'elle est seule à gérer ce déjeuner ; elle précise malgré tout calmement qu'elle doit distribuer de nouvelles assiettes  avant d'emporter le rôti… La mère fait entendre un petit clappement impatient.
   – Je croyais que c'était déjà fait…
   – Écoute, maman… retourne t'asseoir avec les autres, tout va bien… laisse-moi faire… cesse de te tourmenter…
   Cesse de tourner dans cette cuisine, tu me tapes sur les nerfs,  poursuit-elle dans sa tête. Elle fait passer son inexprimable message de révolte dans une tonalité légèrement indisposée, juste une pointe de mauvaise humeur, pour recaler leurs rapports sur un chantage tacite : elle restera complaisante et dévouée  à condition que sa mère cesse d'être acrimonieuse.
   Dans la voix un peu essoufflée de la fille, empesée d'un soupçon d'agacement, la mère sent planer la menace d'être remise en place pourtant, intérieurement, elle s'en amuse… si sa fille croit qu'elle est du genre à obtempérer pour lui faire plaisir, elle se méprend… Entre parenthèse, sa fille est d'une patience ! Jamais elle n'en supporterait le quart. Et cette sotte ne sait pas qu'elle la provoquait délibérément, qu'elle attendait  l'avertissement implicite pour suspendre ses remarques. Il n'y aurait nul plaisir à gagner une partie sans résistance. Maintenant, elle retient ses piques à seule fin de garder la main dans le jeu de poker de leurs relations, pour faire le pli grâce à son atout gagnant : les complexes de sa fille, semés dans l'enfance, cultivés au cours de son adolescence… elle sait exactement comment faire réagir sa fille et jouer avec ses sentiments.
   La fille s'est décarcassée depuis deux jours, elle est à cran de se faire houspiller comme une vulgaire bonne à tout faire.  L'amertume commence sa sourde érosion mais ses minables soubresauts de rébellion ont les relents de la culpabilité. Comme une sauce délicate qu'il faut monter à température sans faire bouillir, la mère sent la limite qu'il ne faut pas dépasser pour préserver l'allégeance filiale… pour garder sa fille-lige dans sa dépendance.  Après avoir suffisamment soufflé le froid, elle va maintenant souffler le chaud … En se montrant affectueuse - et ce n'est pas bien difficile de pencher la tête en souriant et en tripotant le col de sa fille, en complimentant son ensemble informe de Monoprix - aujourd'hui comme il y a cinquante ans, elle sait qu'elle abattra toutes les défenses de cette grosse gourde perpétuellement en manque de reconnaissance…
   Elle fait  réagir sa fille comme une marionnettiste. C'est un pouvoir fantastique qui la plonge dans une euphorie bienfaisante. La mère est persuadée que cette euphorie est un facteur de longévité.
   Alors, elle sourit affectueusement à sa grande chérie, elle fait durer le sourire qui fait rebondir ses joues rosies par la satisfaction comme des petits coussinets froncés aux coins de la bouche, en exhibant sa parfaite dentition. Même l'ardoise de ses cernes paraît atténuée et elle regarde sa fille droit dans les yeux. Et la fille si prévisible sourit à son tour, croyant voir frémir le drapeau blanc de la paix, de la gratitude et de l'amour maternel… Elle ne perçoit pas la noire contraction des pupilles.
   – Oh ! Si tu savais comme je me sens bien aujourd'hui !
   – Tant mieux, maman.
   La voix de la fille chante. Elle est ravie du bien-être de sa mère, elle interprète cela comme le remerciement implicite de son dévouement. Elle interrompt le rinçage d'une assiette et regarde sa mère avec tendresse. Elle aimerait tellement la serrer dans ses bras et lui donner un baiser si elle n'était pas toujours si hautaine.
   – La seule chose bien embêtante,  surtout pour toi, ma pauvre chérie, précise sa mère, c'est que j'ai quelquefois ces coups de barre… Ces jours derniers j'étais tellement flagada, j'ai eu bien peur de ne pas pouvoir profiter de vous tous, mais c'est formidable comme je me sens si bien. Vraiment très bien. C'est incroyable. Quelle chance !  
   La fille glisse les assiettes sales dans le lave-vaisselle sans entendre  le "grâce à toi" qu'elle attendait… En revanche le mot "flagada" s'est déposé dans son tympan comme une alluvion… Elle a de ces mots, sa mère, quand même, elle exagère un peu. Pas étonnant qu'elle soit en forme puisque c'est elle, la fille, qui est venue la veille pour tout préparer, tout organiser, qui l'avant-veille a fait tous les achats… qui surveille les cuissons, découpe le rôti, débarrasse à mesure, récure les gamelles, sert à table
   Pour être de bonne foi, objective, ne pas reprocher ses propres actes à  sa mère, la fille admet avoir proposé ses services de bon cœur, sachant combien sa génitrice est heureuse de réunir toute la famille sous son toit. C'est si dur pour elle de se voir vieillir, de renoncer à certaines activités surtout quand on a été tellement triomphante, toujours parfaite, classe, au-dessus du lot.  Faire plaisir à sa mère est un juste retour des choses… C'est bien le moins qu'elle pouvait faire de se libérer ces derniers jours pour préparer la réunion de famille, ici, sur le territoire maternel.
   – Va t'asseoir, maman, ne te fatigue pas inutilement, je suis là pour t'aider.
   – Mais tu m'agaces ! Je ne suis pas fatiguée. Je me sens en pleine forme. D'ailleurs, je suis bien contente, tout le monde a l'air heureux, ma table était bien jolie, l'entrée parfaite… Tes frères passent un bon moment, ça se voit, et tes belles-sœurs sont adorables… Ton mari claironne, comme d'habitude, j'ai la tête en compote… Mais ça, on ne le changera pas !
   La mère pourrait rester assise parmi les autres puisque sa fille unique s'affaire, emporte les assiettes sales, rapporte les assiettes propres, le rôti tranché, les petites purées de légumes, allume le chauffe-plats, sert les convives et,  tout au long du déjeuner, guettant, prête à s'éjecter de sa chaise dès qu'elle perçoit chez sa mère l'intention de se lever.  En supervisant le déjeuner, sa mère déprécie son rôle et dénature ses motivations : ce qu'elle fait par amour des siens est réduit au devoir filial, à la tâche d'une servante.
   La fille fait pourtant tout ce qu'elle peut. Elle n'a qu'un souhait, voir sa mère contente d'être entourée, secondée, acceptant sa gentillesse simplement, tout simplement... ronronner... Ce serait un petit moment de bonheur… un vrai moment de bonheur de pouvoir partager avec sa mère la complicité de cette réunion, de l'avoir réussie ensemble…
   Ensemble ? Quelle idée ! Associer sa fille à la réussite de cette journée serait un coup de canif dans l'embarcation, la voie d'eau du pouvoir absolu, une reddition. Ce serait prendre le risque de lui rendre sa confiance en elle-même, d'être obligée de subir ses conceptions et ses goûts tellement quelconques ! Ici, elle est chez elle, elle est la maîtresse de maison, sa pauvre chérie a beau faire, elle ne lui arrivera jamais à la cheville, elle n'a pas son charisme, le sens des choses, le goût aussi sûr, l'art de recevoir. Toute la famille le reconnaît : c'est ici, sous son toit, sous sa houlette, que les réunions atteignent une sorte de perfection, qu'elles sont le plus réussies. Uniquement parce qu'elle sait organiser et déléguer. D'ailleurs, la seule fois où la famille s'était regroupée chez sa fille - on ne sait plus pourquoi… une idée stupide - on avait eu froid, il y avait des courants d'air partout, on avait attrapé des bronchites, tout le monde avait l'air guindé, même ses frères ne se sentaient pas à l'aise, alors qu'ici, ils sont comme chez eux. Non, il faut le reconnaître, sa fille est très loin de savoir mettre les petits plats dans les grands avec cette élégance… Ils le disent tous, leur mère a le don pour ça, elle a l'œil à tout, rien ne lui échappe.
   Comme prise de nausées, la mère a stoppé devant les assiettes sorties à l'avance et pose l'index sur la pile en s'exclamant :
   – Qui a sorti ces petites assiettes ? Je ne sais plus qui me les avait offertes ? Ah ? C'est toi ? Je préfère les roses. Ces fourchettes à gâteau en corne ne supportent pas le lave-vaisselle ! Où as-tu mis le plat rond ? Là ? Ce n'est pas sa place…
   Les commentaires maternels, les petites sentences, les remarques, sont autant de petites gifles. La fille s'affaisse, elle est lasse. Fatiguée des caprices, des coquetteries, des humeurs de sa mère. Aujourd'hui, elle est dans l'état d'esprit d'envoyer tout promener, sa mère et ces réunions de famille, depuis trois jours qu'elle s'y consacre, qu'elle se fait rabrouer… alors qu'elle aurait pu profiter de ce long week-end pour se changer les idées, partir ailleurs avec son mari qui le lui propose chaque année, à la mer, à la montagne, en vacances.
Mais c'est trop tard, sa mère lui semble un peu trop frêle, si fragile, un peu plus vieille. Ce n'est quand même pas maintenant que la fille va contester ce qu'elle a accepté depuis toujours… Et si c'était la dernière fois ? on ne sait jamais. Remettre sa présence en question, après tant d'années, refuser son aide, reviendrait à commettre un matricide en quelque sorte. 
   Ou alors, il aurait fallu réagir plus tôt, renoncer aux grandes tablées toujours si bien ordonnancées par une mère en majesté. Il aurait fallu flairer le futur piège,  être  très tôt consciente que derrière les fastes et les ors des réceptions familiales, il y avait une intention de soumettre ses sujets, de gouverner sa famille d'une poigne de fer, il aurait fallu prendre conscience qu'elle était, la fille, déjà, au service d'une VIP, de son altesse…
   Il aurait fallu… rien qu'à penser cela, elle en frémit : il aurait fallu être celle entre tous qui prendrait la responsabilité de briser une famille. Quel prétexte eût été suffisamment valable pour justifier un tel massacre ? Et quel exemple pour de jeunes enfants de voir une famille carrément désossée ! Quel précédent pour leur conduite future !  Ses frères l'auraient regardée comme une pestiférée. Elle ne peut pas aujourd'hui, pas plus qu'autrefois, se rendre coupable d'abandon, de rejet, de trahison.
   Maintenant, la fille lève son verre de champagne comme les autres, ils se congratulent tous, se sourient,  elle les aiment bien et elle ne fera pas de vagues. Elle a été éduquée comme ça, programmée pour cela, complexée pour cela… Sa présence, son soutien, est un dû. Elle devrait entrer dans son crâne de moineau, une fois pour toute, qu'il ne s'agit pas de son bon plaisir à elle mais de celui de sa mère. Elle devrait s'empêcher de croire qu'elle peut échapper à cette dette.
   Assise au bout de la table, l'octogénaire préside sa tablée, le sourcil froncé, l'air impatient, l'exclamation acerbe. Avec un peu de chance, elle deviendra centenaire. Jusqu'à son dernier souffle, chaque année, ils viendront ici, sa fille assurera la réception, la mère présidera et fera tomber le couperet de ses sentences sur sa fille octogénaire. Suzeraine. Jusqu'à son dernier souffle.

 

© Claudine Chollet, Masques et Bergamasques

 

20:00 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, nouvelles, société, famaille, psychologie |  Facebook | |  Imprimer | |