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10 novembre 2006

A quel moment ça dérape ?

medium_botero.jpgPersonne n'a encore pris l'initiative de l'enterrer. Certains  voudraient lui offrir des funérailles solennelles tandis que d'autres préfèreraient un enterrement à la sauvette, furtif, sans fleurs ni couronnes, comme s'il ne servait à rien de dramatiser cette ultime péripétie, comme s'il fallait très vite tourner la page.
Pourtant, il devient urgent d'embaumer sa dépouille raidie, gonflée, ridicule et pitoyable comme un nu de Botero… Défunte depuis peu, elle se décompose et pue… bien qu'ils fassent comme s'ils ne sentaient rien.
Ils sont tous là, les quatre couples, réunis pour un dernier hommage, évoquant le passé.
Elle était de toutes les réjouissances.
Ils n'osent pas exprimer l'ambivalence de leurs sentiments, faite de regrets et de soulagement,  regrets de ces moments de liesse où ils s'amusaient comme des fous, dansaient, chantaient, osaient les pires jeux de mots, les plaisanteries les plus idiotes, où ils se défoulaient sans complexe… et puis le soulagement d'échapper à l'ambiance pesante des derniers temps, pendant sa longue maladie, quand ils allaient la chercher, l'incluant dans leur cercle en dépit de son hémiplégie, feignant de croire que leur compagnie allait la prolonger, la ressusciter –  et se forçant à plaisanter…
Un couple a quand même convié les autres durant le deuil, à la bonne franquette, comme avant, quand elle était encore parmi eux ! Mais ils ont beau faire, sans elle, la magie n'opère plus, leurs réunions n'ont plus d'attraits, le vin ne les enivre plus, leurs rires sonnent faux. Sans elle, les conversations tournent en rond, laborieuses, les rires sont forcés, mécaniques. Ils en viendraient presque – qui l'eût cru ? –  à faire tourner les guéridons pour appeler son esprit. 
Au tout début, quand elle était entrée dans leur petite bande, ils avaient été aussitôt happés, pris par son charme, ils s'étaient sentis comme rajeunis, ils avaient retrouvé la gaieté et l'insouciance… Enjouée, chaleureuse, coquine, elle avait soufflé un air neuf, vivifiant et rendait le rire contagieux… Ils riaient d'un rien !  Tout redevenait possible, les relations humaines s'avéraient simples, ils étaient bien ensemble, la vie repassait ses plats, leur redonnait une seconde chance : le goût des parties de tennis, des tours en vélo, des barbecues, des flirts, du rock and roll…

Grâce à elle, ils avaient formé une petite communauté informelle, comme un petit village virtuel, où chaque couple habitait sa petite maison dans la prairie. Leur semaine de travail accomplie, ils allaient se rendre visite, apportaient la soupe à partager, le gâteau encore chaud, le vin, les légumes du jardin… comme des mormons délurés !  Il ne leur serait pas venu à l'idée de changer d'habits pour ces retrouvailles, ils n'étaient jamais en représentation, ils étaient eux-mêmes, chacun avec ses défauts, ses qualités…
Quand elle était encore parmi eux, personne n'avait d'ascendant sur quiconque, nul n'était sentencieux, chacun se moquait bien de connaître les revenus des autres, comment ils votaient, où ils passaient leurs vacances. Personne ne rendait de compte à personne. Aucune ingérence. Une liberté totale. Une trêve dans les soucis de leurs vies professionnelles et familiales.
Avec elle, ils étaient heureux, ils étaient gais, ils se sentaient à l'abri des violences, des turpitudes et des mesquineries du monde entier. Sa présence les préservait, les enveloppait d'une sorte de bulle protectrice.
Et puis elle les a quittés, elle est morte.  L'amitié - puisque c'est d'elle qu'il s'agit -  a péri, implosé.
Ci-gît l'amitié qui avait mis dans leurs vies les paillettes de l'insouciance et les tintements clairs du triangle…
Une amitié qui a fait un flop, une amitié qui a éclaté comme un gros ballon soudain réduit à quelques centimètres carrés de caoutchouc déchiré.
Ils continuent quand même à se rencontrer sans elle mais ils sont devenus sinistres. Ils se mettent en scène, se théâtralisent, chacun dans un rôle convenu : la rigolote et le râleur, la charmeuse et le juge, l'expert et la critique, l'intellectuelle et le bourru. Ils se caricaturent lamentablement en croyant manier la dérision que leur amitié savait exactement doser pour engendrer les rires sans vexer.  Ce n'est plus drôle.
Ils éprouvaient alors les uns pour les autres une affection que la camaraderie ne fait qu'effleurer. Il y avait entre eux des liens de fratrie. 
L'amitié, c'est la fratrie sans les liens du sang.
Ils ont beaucoup de mal à l'enterrer, ils voudraient qu'elle ressuscite et ils la secouent en vain, ils voudraient retrouver le paradis perdu, les vertes prairies de l'innocence, quand ils croyaient encore qu'un destin  bienveillant  avait conduit leurs pas vers leur imprévisible rencontre, juste pour les rendre plus forts, pour leur donner confiance, rendre leurs vies plus joyeuses.
Ils s'étaient acceptés tel quel. Avec leurs énormes différences. Plus ou moins cabossés par la vie, un peu gueules cassées. Ils avaient ressentis l'euphorie de n'être plus tout seul à subir les coups de Jarnac de l'existence.
Ils avaient mis ce qui leur pourrissait la vie dans un grand sac collectif, ils s'étaient entraidés pour le ficeler bien serré et c'est ainsi qu'ils avaient découvert l'insouciance, la légèreté de vivre.
Cette amitié paraissait inoxydable, une relation choisie, voulue, désirée, de celle qu'on espère garder jusque dans le grand âge, tranquillement, sans se croire obligé, sans faire de manières. Une amitié sans contrainte, qui va et vient au gré des disponibilités, des nécessités, des déboires et des joies de chacun.
Mais qui a dérapé.

À quel moment ça dérape, une amitié ?
Ce qu'on sait, c'est qu'à un moment donné, ils se sont crus obligés de s'inviter par politesse et  d'accepter les invitations par convention… quand ils ne les déclinaient pas sous un faux prétexte.
Leurs plaisanteries devinrent prévisibles, pesantes, amidonnées… 
Pour sauver l'ambiance, ils agrandirent le cercle, comme on rajoute du petit bois sur un feu pour le ranimer,  comme on procède à une transfusion pour régénérer l'organisme, conviant des relations extérieures dans l'ignorance des symptômes de la désamitié qui les rongeait.
On peut trouver bien des causes à cette décrépitude : l'un d'entre eux aurait compromis l'équilibre de leur insouciante communauté en se posant en chef, s'ingérant petit à petit dans leur existence, exigeant des explications, des justifications, et pour la première fois s'est instauré entre eux un insidieux quant-à-soi, cette réserve muette sur quoi fleurit les rancœurs. Une des femmes se serait mise à dévaloriser systématiquement les autres pour se faire valoir. Un des couple aurait travesti sa véritable raison d'entrer en amitié, en quête d'une alternative sexuelle mais affligé par la puérile insouciance du petit cercle, écœuré d'avoir déployé tant de séduction en vain, il serait à la recherche d'aventures plus exotiques.
Il se peut que l'amitié ait fondu naturellement comme beurre au soleil, réduite à une petite flaque d'huile. Quoi qu'il en soit, ils se sont lassés de leurs sempiternelles plaisanteries, de leurs opinions rabâchées, de revoir toujours et trop souvent les mêmes têtes.
Leurs gaillardes plaisanteries leur ont paru soudainement inconvenantes, leurs tenues vestimentaires se sont progressivement guindées. Chaque rencontre a pris des allures d'assemblée générale, avec rapport d'activités, calendrier des rencontres, compte-rendus et solde des comptes.  L'amitié était condamnée, sa mort inéluctable… 
Maintenant qu'elle est bel et bien enterrée et ses anciens amis dispersés, chacun prétend ne rien regretter.
Les amitiés cassées forment le terreau des amitiés futures et constituent un utile contingent de destinataires aux cartes humanitaires de l'Unicef, chaque début d'année.

© 2005, Claudine Chollet, Masques et Bergamasques

09:40 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : Littérature, journal, arts, société |  Facebook | |  Imprimer | |