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30 novembre 2006

Les carpistes

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  Assis sur une banquette automobile de récupe, sous une bâche verte tendue entre les sapins en retrait de la rive, ils sont si bien camouflés dans leurs treillis que je ne les aurais pas vus si je ne les avais entendus, s'il n'avaient échangé, exceptionnellement, quelques phrases.
  À cause de la bise d'est, ils se sont éloignés du lac pour se mettre à l'abri du bosquet. Ils ont rabattu leurs capuches sur leurs casquettes polaires, leurs mains protégées de grosses moufles sont glissées dans la poche ventrale de leurs blousons kakis, bruns et noirs. Ils ont de grosses bottes fourrées. Ils restent immobiles et paraissent confortablement frigorifiés.
  Ils pêchent.
  Leur activité préférée c'est la pêche à la carpe. Et pourtant, aujourd'hui, ils n'ont pas la tête à ça, ils sont déconcentrés, ils parlent et… contre toute attente, ils font bâche commune.
  C'est précisément ce que je trouve bizarre, cette promiscuité inhabituelle, cette subite entente. Il y a trois jours, ils s'ignoraient encore… Je n'avais pas prévu cela.
  D'habitude, ils se tiennent solitaires, chacun sous son grand parapluie vert foncé.  Indifférents aux joggers qui contournent le lac, aux canards colvert et aux mouettes, ils couvent des yeux leur batterie de trois ou  quatre gaules ultra légères, équipées des derniers progrès technologiques, alignées sur un chevalet. Ils ont l'air enfermés presque butés chacun dans son silence, ni gais ni tristes, dans l'attente paisible du signal sonore de la carpe mordant à l'hameçon. Quand cela arrive, tous les trente-six du mois, j'ai déjà vu qu'ils la décrochent, la pèsent avant de la rejeter à l'eau, calculant à quel poids ils en sont, combien de kilos de carpes ils ont attrapés depuis le début de la saison… et ils le marquent sur un calepin. Le rouquin costaud m'avait paru plus fiable, à cause de son manque total d'expression, c'était à lui que je projetais de demander s'il se sert quelquefois de la barque amarrée au ponton devant.
 
En approchant, je perçois mieux le son de leurs voix. Ils parlent tranquillement. Il n'y a aucun énervement, aucune fébrilité dans leur ton, au contraire. Ils dialoguent à voix sourde comme dans une antichambre de grand malade, bien qu'ils soient dehors par 3°.  Ils ont une façon de pousser les mots comme ces fermiers d'autrefois qui mâchaient longuement en silence ce qu'ils avaient à dire et n'en laissaient émerger que la partie la plus impersonnelle… Et, à l'instar de ces fermiers d'antan, ils n'ont pas de portables ou bien les ont déconnectés. Ils ne veulent pas être dérangés.
  En petite foulée, je passe devant eux. Je n'ai pas l'habitude de courir, je souffle comme une locomotive. Pour quelle raison se parlent-ils aujourd'hui ? Ce sont pourtant bien les deux pêcheurs habituellement distants d'une centaine de mètres et que je vois faire parfois quelques pas pour activer la circulation de leurs jambes. Malgré leurs chauds vêtements, je les reconnais. Pour contacter mon rouquin, je devrai attendre.
  Je poursuis mon jogging, en traînant les pieds, en réfléchissant.  Ont-ils rompu leur silence à l'occasion d'une grosse prise et décidé de mettre leur matériel en commun ?  Ont-ils fondé la première coopérative des moyens de pêche en lac artificiel ?  L'un d'eux, subitement ruiné, aura dû vendre son matériel et est accueilli par l'autre ?   Ou bien son matériel  coûteux a été volé ?  On pencherait pour l'hypothèse de la solidarité carpiste de préférence à l'éveil d'une sympathie spontanée si on considère leur totale absence de curiosité pour autrui.
 
Ces types ont toujours fait partie du paysage, ni jeunes ni vieux, retraités des chemins de fer ou de l'armée, pensionnés ? Il me semble que je les ai toujours vus : j'habite un des pavillons jumelés sur la rive opposée, un petit lotissement séparé du lac par un coin pique-nique boisé, un parking et la route. Pour aller au boulot, à l'usine, je coupe par le pont japonais qui enjambe la partie rétrécie du lac, c'est comme ça que je le ai repérés. Je ne les ai jamais salués faute de croiser le moindre regard, ils sont toujours dans leur bulle, étrangers aux enfants, aux chiens, aux mères guidant leurs poussettes sur le chemin de falun, aux gallinules caquetant dans les roseaux et même aux ragondins qui les narguent…
  Ils ont bien une femme, un toit, ces hommes, quand même.  Je me suis demandé à quoi ils pouvaient bien penser des heures entières… J'ai mis ça sur le compte de leur paresse, c'est quand même le meilleur moyen d'échapper aux tâches ménagères, au bricolage, au jardinage… Ce n'est pas moi qui leur jetterait la pierre, si j'avais su…
  Pour s'incruster là, au même endroit et depuis si longtemps,  avec tant de persévérance, je les ai soupçonnés d'être un peu poètes, comme moi (j'écris des poèmes pendant la pause casse-croûte). Leurs regards glissent sur les miroitements de l'eau, sur les bâtonnets scintillant de lumière, ils ont la vision d'un grand ciel tendu de nuages roses comme des draps qui claquent dans la bise… et je me demande s'ils ne sont pas quand même un peu sensibles à la beauté de ce paysage, s'ils ne composent pas des vers derrière leurs  grosses figures renfrognées Ça ne se voit pas sur la tête des gens qu'on est poète.
 
Mais n'allons pas inventer n'importe quoi… Ils ont plutôt l'air balourds, étrangers aux merveilles de la nature.
  Ce regroupement dans les sapins loin des gaules reste une énigme…
  Finalement, ça m'a traversé l'esprit qu'il fallait avoir une famille rudement pénible pour passer des après-midi entiers là, quasiment sans bouger, sans fumer, sans picoler…
  C'est probablement notre point commun. J'ai décidé d'entrer en contact, de les sonder un peu… Puis d'aborder mon cas. D'abord, ça peut soulager de parler.
  Mon cas, c'est simple et c'est compliqué à la fois : c'est  ma femme. C'est à dire la Kommandantur… au début, elle m'a appâté, elle a bien choisi ses plombs, elle a utilisé des jolies mouches bien brillantes, elle a fait la mignonne, la gentille, elle m'a asticoté, titillé, elle a joué la pauvre petite mal aimée et moi, j'ai sauté dans le costume du brave grand sauveur… À partir de là, elle m'a habilement convaincu que toutes mes relations étaient néfastes, nuisibles pour notre charmant petit couple… Et elle m'a mis le licol… Je m'éreinte et ce n'est jamais suffisant… Elle se fâche puis pleure, ce qui me fend le cœur et je promets… toujours plus. Je ne sais plus comment faire pour reprendre ma liberté. Maintenant qu'elle me sent rétif, elle emploie les grands moyens… elle me fait peur… Je n'ai pas honte de l'avouer… J'ai peur quand elle me regarde avec ses grands yeux fixes agrandis par ses verres d'hypermétrope, quand elle souffle comme un taureau par ses grandes narines noires et avides, quand elle me foudroie de son regard d'aigle pour me faire prononcer exactement les mots qu'elle veut entendre ou quand elle abaisse ses paupières frémissantes pour signifier que ce que je dis l'insupporte, quand elle fait trop de bruit ou pas assez, quand elle brandit des couteaux, lance des assiettes… Et quand elle dit que si je pars elle me tue…
  Au deuxième tour de jogging, je dépasse le bosquet,  je ralentis l'allure, épuisé. J'utilise le banc public pour accomplir de pseudos étirements et je tends l'oreille… Simple curiosité… Je veux savoir si je peux compter sur eux… Et, discrètement, je me rapproche pour entendre leur dialogue.
  Le gros rouquin explique : 
   – Une semaine sur deux, elle rentre par le dernier bus qui dessert le quartier, elle descend à l'arrêt Château vert à environ 22 heures et elle coupe par une ruelle où se trouve un ancien puits communal…
  – La mienne se rend chaque jeudi à un cours de calligraphie,  de 20 à 22 heures.  À la demie, elle traverse la voie ferrée par la grande  passerelle qui relie le quartier neuf au boulevard Marat.
 
– J'ai déjà sectionné le cadenas de la plaque de protection du puits cachée  sous le chèvrefeuille. 
 
– Il n'y a pas de protections anti-suicides sur la passerelle. Le Paris Toulouse passe à 40. 
  – Voici un cadenas identique… pour remplacer l'autre. Et ça, c'est son portrait… Vous la reconnaîtrez…
  – Les parapets sont hauts mais vous êtes costaud et elle est poids plume… regardez, c'est elle sur la photo… 
  – Dans la soirée du 8, je me ferai remarquer par mes questions sur le tri des déchets  au conseil municipal…
  – Le 10, j'anime la  soirée loto au profit des orphelins, salle des fêtes…
  Je m'en doutais mais je m'en doutais ! Il y a de ces coïncidences, franchement ! J'ai vraiment le chic pour flairer les trucs louches…  C'est bon, je reviendrai demain avec la photo de la kommandantur… Ils l'ont peut-être déjà vue puisqu'elle vient lancer du pain dur aux canards. Elle a ses habitudes. Le soir,  pendant le téléfilm, elle sort toujours fumer des cigarettes…
 
Le lac est profond, les alentours sauvages, surtout la nuit… Une barque peut glisser sans bruit sous le pont japonais. 
 En tout cas, moi, le 12 comme chaque semaine, je serai à la réunion des Poètes Anonymes.  
 Et personnellement, le puits ou la passerelle, ça m'est égal. On peut se rendre service, ça mange pas de pain. 
 Demain, ne pas oublier de leur demander si les carpes sont carnivores…

16:13 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, nouvelle, polar, société, psychologie |  Facebook | |  Imprimer | |

Commentaires

Ah, superbement amené, j'aime beaucoup la chute ! Dire que j'ai failli manquer ce texte, ne venant que très peu dans la blogosphère en ce moment.... Confortablement frigorifié...
Amicalement

Écrit par : rony | 02 décembre 2006

Bonsoir Claudine!
Je n'arrivais pas à retrouver ton blog. ça y est. Je reviendrai lire tranquillement.
Prends soin de toi et merci de tes passages.
Bonne semaine!

Écrit par : Bona | 03 décembre 2006

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