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23 décembre 2006

Joyeux Noêl

medium_moto.jpgVive le vent, vive le vent…
     L'air joyeux déferle des haut-parleurs dans la galerie marchande.  Elle pousse son chariot dans la bonne humeur générale. Comme dans les téléfilms américains, les gens pleins d'allant et d'entrain irradient de joie, d'amour du prochain, en lançant joyeux Noël à tout va, sous la valse soyeuse des flocons de neige en polystyrène pendus à des fils… 
    …Les caissières de supermarché ont toutes des bonnets rouges bordés de blanc et dans l'alignement des vingt caisses, tous ces petits capuchons rouges, c'est gai,  le pompon va et vient quand elles enregistrent les codes barres. Elles sont souriantes, c'est la moindre des choses, n'est-ce pas ?
     On mérite bien un peu de joie, non ?
     Mais n'oublions pas tous ces morts partout dans le monde avec leurs cortèges de chagrins ! Tous ces êtres humains fauchés par les séismes, les raz-de-marée mais aussi par les guerres, le terrorisme, les massacres à la machette, les criminels… tous ces hommes tués par d'autres hommes.
     Oh là là ! Quelle horreur ! Dire que les humains sont capables de telles cruautés ! Ils ont passé la rétrospective des grands évènements de l'année à la télé… Tous ces cadavres, c'est épouvantable ! Inouï ! On n'a jamais vu ça. Jamais ! On vit une époque insensée. Heureusement, la tradition de Noël, la trêve des confiseurs, ça fait un break. Il faut bien arrêter de souffrir de temps en temps. C'est un peu comme si la main qui tient le sabre contre ta carotide était soudain paralysée par un sortilège… Le monde se met en pause.
     Disons qu'on peut enfin souffler. 
   C'est pour ça, quand on voit toutes ces décorations enluminées dans la galerie marchande, ces rennes tirant des traîneaux, ces guirlandes, ces bonhommes de neige en plastique éclairés de l'intérieur, ces petits automates primesautiers, on se sentirait presque redevenir un enfant, éternel et protégé…
     Même si c'est une affaire de marketing et de gros sous, ces décorations lumineuses font oublier l'épouvantable réalité. C'est un peu l'antidote de la souffrance, des guerres, des séismes et des otages bien que, franchement, on ne peut pas vraiment compatir sur tout.
     Qu'à force d'en voir, on deviendrait blasé. Franchement… Blasé des horreurs, naturellement, pas des décorations… En voyant ces reportages, on sort de ses gonds. Si on s'écoutait, on fermerait le poste. Mais il faut bien s'intéresser aux autres. On serait bien content que des gens pensent à nous si ça nous arrivait à nous aussi. Enfin, on ne sait pas… Peut-être qu'on n'est pas consolé de son malheur de passer aux infos. 
     Ce qu'il y a aussi, c'est qu'on a sa vie, ses occupations, ses soucis. Justement, elle a loupé des pans entiers de la rétrospective télé à cause du bruit du batteur. Avec la préparation des blancs en neige pour sa mousseline. Pour le réveillon, elle a prévu des aumônières d'escartefigues flambées et des galinettes aux raisins. Ils en ont marre de la bûche glacée. C'est difficile de trouver un dessert léger quand on est gavé… Une salade de fruits mandarines-kiwis-goyaves, ça passe bien. Avec trois doigts de rhum agricole… 
   Il faut dire aussi qu'on a déjà trop de problèmes personnels à résoudre pour être complètement disponibles à tout le malheur du monde.
     Parfaitement, elle aussi, elle a ses problèmes. On ne s'en douterait pas, elle ne se plaint jamais, elle n'en parle à personne… mais elle en a marre, re-marre et plus que marre…
     Elle repère une petite table libre à la sandwicherie, sous le palmier en plastique.
     Ouf ! Quelle chaleur dans cette galerie…Un thé citron, merci.
     Elle garde un œil sur son caddy plein.
     Si seulement elle ne se sentait pas si seule. Chacun a sa vie, d'accord,  et les amies, mieux vaut garder certaines distances si on veut rester bien ensemble. Mais chez soi, quand même ! On devrait se sentir écoutée, aimée… Eh bien, non ! Ils sont tous assistés, ils se laissent porter, ils considèrent que son plus grand bonheur à elle c'est de les rendre heureux, ils trouvent tout naturel qu'elle se mette en quatre pour entretenir leur petit cocon et le pire, c'est l'autre jour quand ils lui ont sorti qu'elle vivait par procuration… Non seulement, elle leur consacre tout son temps libre mais on se moque d'elle, on la prend pour une pauvre fille qui n'a d'autres ressources que de vivre à travers eux… et ils ne lèveraient pas le petit doigt, ils ne se rendent pas compte, parfois elle n'en peut plus… Elle est littéralement leur bonniche… La bonniche, oui ! Il n'y a pas d'autres mots. Elle aurait tellement besoin d'être soutenue, comprise, de parler à quelqu'un… Voilà : comprise. Qu'ils reconnaissent ce qu'elle fait pour eux !
     En ce moment, elle est complètement déprimée… l'envie de pleurer qui la prend sans prévenir… par exemple, à l'instant, si elle se retenait pas…
     Chaque Noël, c'est la même chose, elle en attend tellement… Une vraie gamine… Il n'y a pas de honte à l'avouer, elle ressent toujours une déception, un regret, la fête n'est jamais aussi féerique qu'elle l'avait espérée… Elle tombe de haut… La vérité, c'est qu'elle a tout à assumer, faire plaisir au mari, aux enfants, aux parents, aux beaux-parents, aux grands-parents, ça fait un paquet de monde, ils ont tous besoin d'elle… Pas un seul moment à soi. Ils téléphonent pour trois fois rien, il faut faire toutes les courses, choisir des cadeaux, deviner ce qui fera plaisir à chacun, cuisiner des petits plats, tout bien astiquer pour que la maison étincelle, orner le sapin, accrocher des étoiles, des boules brillantes, acheter les cadeaux, les emballer, aller chercher les uns, conduire les autres, laver ci, repasser ça… Et, au dernier moment, être au mieux de sa forme, pomponnée, lumineuse, parfumée… d'une humeur charmante.
     Elle est piégée parce qu'elle les aime et que si elle ne fait pas tout ça, ils ne l'aimeront peut-être plus… Du coup, la joie de Noël, c'est pour les autres. Ce n'est pas étonnant qu'elle ressente une petite frustration… 
    En somme, le Père Noël, c'est elle !
    Ça serait à refaire…   Elle n'est pas loin d'envoyer tout balader ! Un jour, c'est sûr, elle enverra tout balader et ils vont voir ce qu'ils vont voir ! Il vont cesser d'y croire au Père Noël !  Ah ça oui !  Ils en feraient une tête si elle annonçait le soir du 24 endives jambon blanc !  Pas de sapin, pas de chocolats, pas de déco… "Désolée mes chéris, mais j'avais un boulot urgent à finir…" Genre de truc qui ne risque pas de se produire, vu qu'elle quitte le bureau à pile moins une pour être là quand ils rentrent, pour que la maison soit éclairée, accueillante.
    
D'un autre côté…
     Leur faire de la peine, un jour de Noël, elle n'a pas le cœur à ça, au fond. Consacrer un peu de son temps aux siens dans ces moments-là, c'est dans l'ordre des choses. Un jour, les enfants seront partis, ça va arriver bien assez vite et elle aura alors tout le temps pour elle. Ce n'est pas à proprement parler un grand sacrifice, faut pas exagérer, elle n'est quand même pas mère Térésa…
     Il faut être positif, donner du bonheur aux gens, elle l'a lu, l'autre jour dans une revue, elle était d'accord, ça maintient en forme. Un peu de générosité, c'est une goutte d'eau et les gouttes d'eau font les rivières. L'effet boom-rang du bien : vous le faites et il vous revient pour vous renforcer. Vrai ou faux ? Elle choisit d'y croire cette année encore…
     Vive le vent, vive le vent d'hiver…
     Quoi ! Déjà cette heure-là ! Allez, debout, cocotte...
     Eh ! Qu'aperçoit-elle ? Cette pyramide dans l'allée ? Des Truffes d'Argent... Des truffes  d'Argent  à ce prix-là ! Ma foi… Elle pourrait en mettre quelques unes sur des coupelles dorées pour décorer la table, sur les jolies coupelles dorées qu'elle a dénichées à La Petite Maison pour trois fois rien. Ça lui fait penser… Il lui manque des bougies torsadées et elle a encore un cadeau à trouver, un vase… une imitation Gallé… Au Patio peut-être… La vitrine est si réussie avec ces ruissellements de lucioles...
    
Ah ! Noël ! Quelle gaieté !

11:00 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, journal intime, société, psychologie |  Facebook | |  Imprimer | |

04 décembre 2006

Parano

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 Entre ses sourcils, sur son front, des petites rides entrecroisées forment une grille. Il a le teint brouillé. Sa bouche est amère. Ce n'est pas qu'il n'est pas dans son assiette, ce sont les autres qui le tuent à petit feu. Il estime qu'on l'empêche de respirer, carrément de vivre. En partant, comme en rentrant chez lui, maintenant, il ferme le portail. Il ne veut pas être dérangé.  D'ailleurs, il ne veut voir personne. Déjà, la famille, ça vous bouffe suffisamment, et si les amis s'en mêlent, il ne reste pas beaucoup de liberté. Les Machins, c'est tout juste s'ils ne décident pas tout à votre place. Ils s'immiscent dans votre vie, vous devenez leur hochet, vous êtes des bouche-trous quand ils ne savent pas quoi faire de leur peau.
Il n'embrasse pas sa compagne aujourd'hui, il sent venir un herpès. Il abaisse ses grandes paupières et le petit grillage de ses rides est plus accusé. Il incline la tête, il évoque un saint martyr. Puis il argumente longuement, Unetelle est une vraie saloperie. Le mot saloperie revient sans arrêt. Il n'y a pas d'autres mots pour décrire cette saloperie. Sa compagne le laisse vider son sac et quand même, au bout d'un moment, elle stoppe la logorrhée, elle suggère qu'on laisse Unetelle où elle est, qu'on passe à autre chose. Elle en a un peu marre qu'Unetelle soit leur sujet de conversation numéro un. Cette interruption le suffoque. Son regard fixe soudain la perturbatrice, prunelles fouineuses. C'est exaspérant d'entendre une chose pareille. Il hausse la voix, il va changer de pièce. Il est vraiment abattu qu'elle le prenne ainsi, il se sent seul, désespéré. Tellement désespéré qu'il en chialerait. Il change de pièce, il est obligé de forcer le ton, de crier presque…  bien sûr, vous, vous vous en fichez, vous vous lavez les mains, plif ! plaf ! Vous folâtrez avec impudence dans les facilités de l'existence mais heureusement qu'il y a des gens comme moi, oui, désolé ! perspicaces, qui voient les choses venir de loin, pour empêcher les catastrophes. 
Il vaque à ses occupations et les portes claquent, les objets sont maniés bruyamment, à l'occasion il marmonne. Plus tard, en face de sa compagne, dès qu'il croise son regard, il pousse un petit gémissement puis frotte son visage avec ses mains. Il passe ses mains sur ses yeux tout en parlant. Il explique pourquoi l'ingérence des autres, leur immixtion, est nuisible ; il reprend tous ses arguments, un peu penaud, désolé d'avoir raison et que ça gêne tout le monde qu'il ait raison. Mais il est lucide, tellement lucide qu'il a tort, tort d'avoir raison avant tout le monde. Il fait mine de se débarbouiller avec ses mains, il finit par se décoiffer, ses cheveux sont maintenant hérissés comme ceux d'un savant fou. Peut-être ne s'adresse-t-il pas spécialement à elle lorsque, les mains en visière, il explique que les gens sont tous des ordures. Qu'en ce moment, les gens n'ont qu'un but : abuser de vous. On vous humilie sans arrêt. On exige votre attention, on vous soutire des conseils, on vous bouffe votre temps et après, on ne pense plus à vous, c'est comme si vous n'existiez plus. Les gens sont mauvais. De vraies saloperies. C'est pour cela qu'il est agacé. Il faut le comprendre. Il y a de quoi perdre patience. Et quand il dit ça, il n'invente rien, c'est la vérité ; heureusement qu'il se tient sur ses gardes, sinon qui sait ce qu'ils deviendraient, bouffés aux mites, ruinés, ah.
Elle éprouve l'envie perfide de lui demander s'il met sa main devant ses yeux parce qu'elle l'éblouit ou bien parce qu'elle offre un spectacle trop affligeant. Ce serait de la provocation et ces jours-ci, il n'a pas le sens de l'humour. Elle sait bien que les mains sur les yeux ou pas, en ce moment précis, il ne peut pas la voir. Peut-être même, ne peut-il pas la sentir.

10:37 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, journal intime, société, psychologie |  Facebook | |  Imprimer | |