Comment définir le "style" en littérature ? Il y a-t-il un style spécifique à chaque écrivain ? Le style est-il influencé par l’époque, le milieu, une idéologie ? Y a-t-il une sorte de secret du style qui expliquerait pourquoi certains auteurs sont passés à la postérité quand d’autres, glorifiés de leur vivant, sont tombés dans le puits de l’oubli ?
Le style, c’est la manière employée par l’auteur pour écrire son texte. De sorte que le "style" du texte renvoie à l’auteur. Nous reconnaissons, par exemple, la plume d’un Céline ou d’un Proust, en lisant un extrait de leurs livres. Il s’agit là de styles littéraires sui generis flagrants. Mais tous les textes passés à la postérité ne sont pas écrits de façon aussi clairement identifiables. Il y a des styles d’écriture, aussi resserrés que le code civil, comme l’exprimait Stendhal, qui propulsent les œuvres hors de leur époque grâce à leur sobriété.
Le style est une condition indispensable pour assurer la pérennité d’une œuvre. Nous en avons pour preuve le nombre limité d’émotions humaines qui fournissent la matière de tous les récits depuis Villon, Ronsard jusqu’à Albert Cohen… (amour, ambition, haine, avarice), qui sont traités dans divers genres littéraires (théâtre, polar, SF…), et pourtant, chacune de ces œuvres possède sa musique propre, son charme et ses enseignements, portés par leurs styles.
Ainsi, cette "mystérieuse affaire de style" porte en elle la question de la postérité qui n’est autre que le succès durable d’une œuvre, par opposition à son succès immédiat et fugace.
Le succès d’un roman fraîchement publié coïncide rarement avec un succès durable dans la mesure où ce n’est pas le texte qui est porté au pinacle des médias dès sa publication, mais l’auteur. Admettons qu’un roman contemporain soit célébré "hors sol" (sans affinités de l’auteur avec les cénacles de la culture officielle), il y aura toujours un décalage chronologique avec sa publication, le temps que la renommée soit bâtie par les lecteurs eux-mêmes ; c’est un cas extrêmement jubilatoire pour l’éditeur français ‒ deus ex machina du marché du livre ‒ quand la postérité peut coïncider avec la prospérité.
C’est le génie de l’artiste de créer une œuvre qui colle aux questions que se posent les gens aujourd’hui et qui exprimera toujours leurs états d’âme 50 ou 100 ans plus tard, voire plusieurs siècles, comme Molière : la misanthropie, la tartuferie, le snobisme et la fatuité ont existé et existent encore… ou comme Shakespeare ou encore Tchékhov, etc. Toute la difficulté, c’est-à-dire tout l’art, consiste à exprimer ce que ressent l’homme constamment, aujourd’hui comme demain, dans un style qui lui-même sera pérenne, dégagé des considérations démagogiques de plaire à tout prix.
Voyez Flaubert, voyez Balzac, voyez même Agatha Christie dans un autre genre, un style sobre les préserve de la désuétude et de la ringardise. Un décor daté, tel l’univers balzacien par exemple, ne rend nullement obsolètes les passions, les sentiments, les états d’âme de leurs personnages.
Un certain style peut flatter le snobisme d’une époque (voir mon article sur « la septième fonction du langage ») mais il peut aussi graver l’œuvre dans une certaine intemporalité, dans l’universalité.
Prenons l’exemple des 2 Bazin, le grand-oncle René et le petit-neveu Hervé. L’auteur de Vipère au poing a décrit une relation mère-fils toujours brûlante de vérité quand le grand oncle prônait des valeurs morales bien-pensantes dans ses romans louangés par d’influents contemporains et ignorés aujourd’hui.
Stendhal qui voulait « montrer la vérité, l’âpre vérité » de la société de son temps avait compris le risque en littérature de coller de trop près au goût du jour, optant pour un style aussi nu que le code civil, afin de rester objectif.
Il en de même chez Balzac. Relisez Balzac, relisez Les illusions perdues : dans le décor précisément décrit de son époque, il fait vivre des personnages aux destins éternels, l’ambitieux Lucien qui réussit vite grâce à ses fréquentations dans la presse et le sincère et laborieux David écrabouillé par Lucien… Le lecteur est touché par les aventures de ces personnages. La postérité de l’œuvre de Balzac a surmonté, grâce aux lecteurs, les lamentables critiques de l’époque[1].
Le style de ces écrivains résulte d’un choix, d’une intention de montrer les mœurs de leur temps avec distanciation et un regard critique.
L’écrivain joue avec la palette des figures de styles, de la syntaxe et du vocabulaire pour mettre en valeur des aspects de la société que le lecteur découvrira avec un œil neuf. L’auteur utilise le style, comme Hitchcock utilise la lumière et les ombres dans ses films, pour mettre en évidence les actes et les intentions, le courage ou les faiblesses des êtres humains auxquels le lecteur pourra se référer ensuite dans sa propre existence.
Parmi des pratiques d’écriture qui condamnent un récit au pilon à brève échéance, on peut citer les comparaisons et les métaphores échevelées, le vocabulaire générationnel (veston, bachot), les lieux communs et les images préfabriquées, les reconstitutions historiques cinématographiques, les pastiches, le prétendument pittoresque, l’humour inadapté ou la retranscription évidente d’un texte dicté. Également, ce défaut irrémédiable de dérouler un scénario, d’étoffer un résumé, sans entrer dans le monde parallèle de ses personnages.
Le choix du temps des verbes d’un récit est un procédé de style intentionnel. La plupart des fictions sont écrites au passé simple. Le passé simple relate les aventures des personnages à n’importe quelle époque et l’écrivain est supposé nous raconter une histoire dont il connaît les tenants et les aboutissants, la fin et la morale. C’est une illusion artistique qui installe le lecteur dans le confort et donne une valeur de témoignage au roman.
Dans L’étranger de Camus, toutes les actions du narrateur sont écrites au passé composé, ce qui introduit une distance entre le narrateur et les faits qu’il relate, il n’est pas concerné, comme un psychopathe dénué d’empathie. Cette tournure grammaticale donne la clé de la fiction.
Comme œuvre écrite au présent, j’ai l’exemple de mon propre roman, le 7ème opus de Polycarpe.
Tous les autres romans de la série sont au passé simple et celui-là, non. J’ai choisi ce temps pour bien marquer la différence entre ce que vivent mes personnages récurrents dans le présent et ce que d’autres personnages ont vécu de traumatisant dans le passé. J’écris comme Hergé dessinait, délimitant clairement les éléments de ses dessins, je cerne mes personnages par des traits simples et caractéristiques, et j’ai besoin de cette netteté pour mettre en évidence les premiers plans et les seconds plans… L’imparfait et le présent délimitent ainsi clairement dans mon roman le récit des souvenirs dans la fiction. Et pour achever le triptyque chronologique, j’annonce en dernière partie le future heureux qui attend la fille brimée de la famille Torchepot…
Les détails du style liés à la ponctuation (le point-virgule), à l’utilisation de certains mots inusités (bobèche), à l’emploi de la préposition "pour" (qui présuppose sans raison l’intention d’un personnage), de même que la nécessité de varier les débuts de paragraphe et d’intervertir les sujets et les compléments circonstanciels, feront peut-être l’objet, si j’ai le temps, d’un abécédaire… l’abécédaire des Polycarpe…
D’une façon générale, un début de roman ou quelques pages prises au hasard, donnent un échantillon du style de l’écrivain, comme la fleurette du chou-fleur est une projection du chou-fleur entier, à l’image d’une fractale.
Le roman est ainsi un objet fractal : le tout est semblable à une de ses parties.
[1] « Ce livre, dans lequel on n'entre que comme dans un égout, ce livre tout plein de descriptions fétides, ce livre dégoûtant et cynique, est tout simplement une vengeance de M. de Balzac contre la presse. », et sous la plume de Jules Janin : « Jamais en effet, et à aucune époque de son talent, la pensée de M. de Balzac n'a été plus diffuse, jamais son invention n'a été plus languissante, jamais son style n'a été plus incorrect... ». La publication d'Un grand homme redouble les attaques portées à Balzac par la presse et plus particulièrement par les petits journaux, critiques qui vont ternir durablement la réputation de Balzac. Les Illusions perdues, que Balzac considérait comme « l'œuvre capitale dans l'œuvre », sera peu réédité dans la seconde moitié du siècle.