Parano (04 décembre 2006)

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 Entre ses sourcils, sur son front, des petites rides entrecroisées forment une grille. Il a le teint brouillé. Sa bouche est amère. Ce n'est pas qu'il n'est pas dans son assiette, ce sont les autres qui le tuent à petit feu. Il estime qu'on l'empêche de respirer, carrément de vivre. En partant, comme en rentrant chez lui, maintenant, il ferme le portail. Il ne veut pas être dérangé.  D'ailleurs, il ne veut voir personne. Déjà, la famille, ça vous bouffe suffisamment, et si les amis s'en mêlent, il ne reste pas beaucoup de liberté. Les Machins, c'est tout juste s'ils ne décident pas tout à votre place. Ils s'immiscent dans votre vie, vous devenez leur hochet, vous êtes des bouche-trous quand ils ne savent pas quoi faire de leur peau.
Il n'embrasse pas sa compagne aujourd'hui, il sent venir un herpès. Il abaisse ses grandes paupières et le petit grillage de ses rides est plus accusé. Il incline la tête, il évoque un saint martyr. Puis il argumente longuement, Unetelle est une vraie saloperie. Le mot saloperie revient sans arrêt. Il n'y a pas d'autres mots pour décrire cette saloperie. Sa compagne le laisse vider son sac et quand même, au bout d'un moment, elle stoppe la logorrhée, elle suggère qu'on laisse Unetelle où elle est, qu'on passe à autre chose. Elle en a un peu marre qu'Unetelle soit leur sujet de conversation numéro un. Cette interruption le suffoque. Son regard fixe soudain la perturbatrice, prunelles fouineuses. C'est exaspérant d'entendre une chose pareille. Il hausse la voix, il va changer de pièce. Il est vraiment abattu qu'elle le prenne ainsi, il se sent seul, désespéré. Tellement désespéré qu'il en chialerait. Il change de pièce, il est obligé de forcer le ton, de crier presque…  bien sûr, vous, vous vous en fichez, vous vous lavez les mains, plif ! plaf ! Vous folâtrez avec impudence dans les facilités de l'existence mais heureusement qu'il y a des gens comme moi, oui, désolé ! perspicaces, qui voient les choses venir de loin, pour empêcher les catastrophes. 
Il vaque à ses occupations et les portes claquent, les objets sont maniés bruyamment, à l'occasion il marmonne. Plus tard, en face de sa compagne, dès qu'il croise son regard, il pousse un petit gémissement puis frotte son visage avec ses mains. Il passe ses mains sur ses yeux tout en parlant. Il explique pourquoi l'ingérence des autres, leur immixtion, est nuisible ; il reprend tous ses arguments, un peu penaud, désolé d'avoir raison et que ça gêne tout le monde qu'il ait raison. Mais il est lucide, tellement lucide qu'il a tort, tort d'avoir raison avant tout le monde. Il fait mine de se débarbouiller avec ses mains, il finit par se décoiffer, ses cheveux sont maintenant hérissés comme ceux d'un savant fou. Peut-être ne s'adresse-t-il pas spécialement à elle lorsque, les mains en visière, il explique que les gens sont tous des ordures. Qu'en ce moment, les gens n'ont qu'un but : abuser de vous. On vous humilie sans arrêt. On exige votre attention, on vous soutire des conseils, on vous bouffe votre temps et après, on ne pense plus à vous, c'est comme si vous n'existiez plus. Les gens sont mauvais. De vraies saloperies. C'est pour cela qu'il est agacé. Il faut le comprendre. Il y a de quoi perdre patience. Et quand il dit ça, il n'invente rien, c'est la vérité ; heureusement qu'il se tient sur ses gardes, sinon qui sait ce qu'ils deviendraient, bouffés aux mites, ruinés, ah.
Elle éprouve l'envie perfide de lui demander s'il met sa main devant ses yeux parce qu'elle l'éblouit ou bien parce qu'elle offre un spectacle trop affligeant. Ce serait de la provocation et ces jours-ci, il n'a pas le sens de l'humour. Elle sait bien que les mains sur les yeux ou pas, en ce moment précis, il ne peut pas la voir. Peut-être même, ne peut-il pas la sentir.

10:37 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature, journal intime, société, psychologie |  Facebook | |  Imprimer | |