Les aventures de Polycarpe - 23ème épisode (22 mai 2006)

LE VIEUX LOGIS

CHAPITRE XXIII

L'avant-dernier chapitre et la vérité éclate !

Deux surprises l’attendaient quand il rentra au logis. Les meubles de cuisine n’étaient pas posés. Mais il n’eut pas le loisir de s’appesantir sur le problème : Imogène sanglotait, la tête enfouie dans ses bras, effondrée sur la table.

- Imogène ! Que s’est-il passé ?

Polycarpe se précipita et lui saisit l’épaule. Elle releva son visage tuméfié avec l’intention de parler mais les sanglots affluèrent.

- Avez-vous mal quelque part ?

Elle fit non puis oui de la tête.

- Il y a eu un problème avec Tradimod, s’inquiéta Polycarpe.

Elle fit oui puis non de la tête.

Il rapprocha une chaise et souleva le menton de la pleureuse.

- Allons ! Expliquez-vous. Pourquoi ce gros chagrin ?

- C’est Anatole, hoqueta Imogène.

Était-elle informée des fredaines du bouilleur de cru ? Embarrassé, Polycarpe se mit en quête de la boîte de Kleenex d’un air affairé et la posa devant son amie.

- Qu’y a-t-il avec Anatole ? Vous a-t-il fait une scène à cause de la boutique fermée ? Est-il venu ici ?

Elle aspira un « Voui » et raconta d’une voix flageolante qu’Anatole avait découvert le carton « Fermé pour congés » sur la porte de la boutique. Interloqué par cette initiative hardie, il avait révolutionné le voisinage pour la retrouver et, pour finir, avait débarqué au logis. En la découvrant au milieu du chantier, il avait piqué un coup de sang.

- Et puis, ajouta-t-elle, bonjour la discrétion, il gueulait comme un âne : tout le pays en a profité ! Je n’ai pas pu en placer une. Si les gens avaient des doutes, ils savent maintenant que je suis dépensière, frivole, fumiste, idiote, une « pauvre fille », une « connasse »… et j’en passe.

- Une bonne explication, c’est ce que vous vouliez, non ?

- Une discussion, pas une engueulade !

Le malotru avait retourné la situation : c’était maintenant elle la coupable.

- Voulez-vous boire quelque chose ?

Il se dirigea machinalement vers l’ancien emplacement du frigo.

- Ils l’ont déplacé contre le mur d’en face, dit-elle, avec un petit rire misérable.

- C’est mieux, dit-il, quand vous riez.

Il décapsula deux panachés et repéra deux chopes parmi la vaisselle en vrac sur la table. Assoiffé depuis des heures, il but d’un trait. Elle avait cessé de pleurer et glissait ses doigts dans ses cheveux en les rassemblant derrière sa tête. Soudain, l’air résolu, elle résuma son infortune :

- Anatole m’a dit qu’il y avait une autre femme dans sa vie, qu’avec elle, c’était un vrai sentiment. Et patati et patata. C’est la perle rare. Il veut divorcer.

- Et l’exploitation, les vignes, les ruches ?

- Pff ! Il laisse tout en plan, sauf les ruches. Il a trouvé un emploi de maître de chai à la coopérative.

- Eh, bien ! Voilà une affaire rondement menée ! Votre plan de secours n°2, réacteurs à fond avec survol acrobatique, a bel et bien foiré, Imogène !

- Je me demande bien qui c’est, cette pouffiasse.

- S’il a trouvé une chaussure à son pied d’égocentrique goujat barbu, plaignez plutôt la nouvelle chaussure.

Elle lui jeta un œil en coin.

Il ne voulait pas s’apitoyer. L’amour-propre d’Imogène était probablement plus froissé que ses tièdes sentiments. Polycarpe en aurait mis sa main au feu : Imogène ne succomberait pas au désespoir.

Et puis, il redoutait les épanchements. Il se rappelait trop bien une certaine réflexion : « Il y a une part d’égoïsme à trouver une oreille attentive » et s’était juré de n’être plus jamais se prêter aux confidences.

- Ne précipitez rien. Vous allez rouvrir votre boutique, continuer comme par le passé à vendre le miel d’Anatole et quand il sera parti roucouler ailleurs, vous réintégrerez votre belle maison. Pour le reste, vous aviserez le moment venu.

Le ton détaché, voire subtilement sec, d’un Polycarpe déterminé à ne pas finir oreille complaisante, décida Imogène à se lever de sa chaise et à se diriger vers la porte. Elle avait l’élégance de ne pas insister : il en fut tout attendri et dut se frotter le nez pour masquer d’intempestives dilatations de narines.

- À bientôt, Poly, dit-elle d’une voix encore enchifrenée par les débordements lacrymaux. Ah, au fait, vos ouvriers seront là demain matin à huit heures trente. Ils ont passé la journée à refaire l’installation électrique. Elle n’était pas aux normes. Vous allez les entendre râler, je vous préviens : vos murs ne sont pas rectilignes et votre sol n’est pas horizontal !

Après le départ d’Imogène, il alla s’effondrer dans son fauteuil-paon, dehors,  épuisé après cette journée mouvementée.  Il était dix-huit heures et la chaleur ne mollissait pas. Il se captiva pour le ballet d’un merle peu farouche qui sautait autour de lui comme mû par un petit ressort et son regard tomba sur une revue, abandonnée par Imogène, à la page d’un test qui portait en bandeau une question fondamentale : « Êtes-vous nymphomane ? ». Il ramassa le journal et se mit en quête de ses lunettes loupes, appâté par le titre, pour lire les petits caractères.

À la question : « De quelle héroïne de roman vous sentez-vous la plus proche ? Madame Bovary ? Mrs Dalloway ? Ou Léa ? » Imogène avait coché Mrs Dalloway. Cette réponse woolfienne lui convenait, révélant le côté à la fois original et racé de sa personnalité. Sa curiosité attisée, il passa à la deuxième question : « Qu’est-ce qui vous fascine d’abord chez un homme : sa beauté  ou son intelligence ? »  Elle avait fait une croix devant « sa beauté » ! Il envoya promener le journal avec mépris.

Il se sentait poisseux et ses vêtements lui collaient à la peau. Il monta prendre une douche, en profita pour rafraîchir ses piteuses bouclettes à coups de ciseaux, étonné du vague look de baroudeur que lui conférait sa barbe qu’il n’avait pas rasée ce matin.

Voulant se sentir à son aise, il enfila des vieux knickers à soufflets et un large tee-shirt. La désobligeante réflexion que Muguette s’était autorisée, un jour, à propos du ridicule des socquettes avec des shorts et des sandales lui revint en mémoire tandis qu’il luttait avec une socquette rétrécie, mais il persévéra, en grommelant que se formaliser des apparences était un signe d’arriération mentale aussi évident que de primer la beauté sur l’intelligence !

 

 Enfin revigoré, évoluant dans la fragrance citronnée de son eau de Cologne,  il descendit la rue du Château sur son Solex, en direction du café de Basile à qu’il voulait raconter les dernières péripéties du fait divers rochebourgeois.

En apercevant les ouvriers agricoles, ceux qui venaient tous les jours boire un bock après le boulot, y compris Berouette, en train de griffonner des feuilles, sur le bar, dans une pose concentrée et dans un silence religieux, il eut un choc.

- Vous tombez bien, Polycarpe, fit Basile à voix basse, en venant à sa rencontre. Aujourd’hui, c’est interro écrite. Un proverbe juste, écrit sans faute : pastis gratis ! Voulez-vous retourner le poulet dans le four et l’arroser ? Je les surveille, ils sont capable de copier !

- Vous êtes un révolutionnaire, Basile ! Ici, le client fait sa bouffe pendant que l’aubergiste alphabétise les masses laborieuses.

Basile eut un rire sonore en se frottant les mains.

Dans la cuisine surchauffée, le poulet grésillait dans le four. Malgré les torchons dont il s’était muni pour attraper le plat, il se brûla. Il retourna la bête sur son bréchet, l’arrosa de son jus, renfonça la lèchefrite et revint dans la salle du café en soufflant sur ses doigts au moment où Basile offrait sa tournée. Ce dernier posa un verre devant Polycarpe. Il félicitait ses troupes.

- C’est bien, les gars. Prochain objectif : les citations ! Contrôle en décembre.

Il trinqua avec Polycarpe :

-  Calamity est partie voir sa famille. Comme il me restait une vieille volaille dans le congélateur...

- La toque au Gault et Millau, c’est pas gagné, Basile.

Ils prolongèrent la soirée dehors, en commentant les derniers événements,  autour d’un vieux Vouxy.

 

Les jours suivants, Polycarpe abattit un travail de romain. Il mettait les bouchées doubles dans la perspective de l’arrivée de Lily et de l’inauguration de sa cuisine restaurée qu’il voulait faire coïncider. En dépit des fenêtres grandes ouvertes et des volets tirés, la chaleur figeait l’atmosphère. Il n’y avait pas un courant d’air. Pendant que les techniciens de chez « Râleurs and Co » montaient et calaient les meubles, dans la partie ouest de la cuisine, intégraient l’électroménager, opéraient les divers branchements, fixaient les éléments de rangement et posaient les roulettes des tiroirs, Polycarpe passait les poutres au Bondex, debout sur son échafaudage, dans l’autre moitié de la pièce.

À la fin de la semaine, les aménagements achevés, les ouvriers partis, Polycarpe put enfin tranquillement juger du résultat hybride, entre rustique et moderne : il en fut satisfait. Les paillasses et les éléments épurés d’un rosé mat s’harmonisaient plutôt bien avec la pierre brute des murs et les anciennes dalles de terre cuite. Les grosses poutres paraissaient soyeuses sous l’enduit chêne clair.

Il entreprit de loger tout le bataclan de casseroles, de cocottes, de poêles et de passoires dans ses nouveaux placards, fonctionnels et spacieux, puis commença à ranger les produits alimentaires  relégués dans le corridor sur des étagères de fortune, lorsqu’il fut interrompu par le téléphone.

Il reconnut instantanément la voix de Mama.

- Poly, avez-vous vu le fourgon de la police passer devant chez vous ?

- Non ! Quand ?

- Il n’y a pas cinq minutes. Il est garé aux troglodytes. Savez-vous ce qui se trame ? Je vois d’ici Chimène sortir de chez elle entre deux flics, ils la font monter dans le panier à salade... Ils démarrent. Ils vont repasser devant chez vous.

Polycarpe s’approcha de la fenêtre.

- En effet, les voici... Ils sont passés.

- La croyez-vous coupable de l’agression d’Iseult ?

- Non, Iseult s’est poignardée elle-même...

- Pas possible !

- Je suis allé la voir à l’hôpital. Elle n’a fait aucune difficulté pour expliquer son geste et décide de retirer sa plainte contre Ulysse. Elle prétend que Chimène l’a manipulée. Il me semble, mais sous toutes réserves, qu’elle était sincère... Par ailleurs,  j’ai découvert que Chimène avait un vieux compte à régler avec le juge, ce qui m’a été confirmé par Sarrasin. Il est probable que Chimène ait voulu se venger du juge et brouiller les pistes en utilisant le dérangement mental de cette pauvre Iseult...

- La vieille toupie est coriace, même si c’est elle qui a assassiné le juge,  ils n’auront jamais ses aveux.

- C’est probable !  En tout cas Ulysse va s’en tirer... Nous avons la preuve qu’il n’y est pour rien.

- Vous avez œuvré en faveur d’un innocent. Félicitations, Poly.

- Il n’y a pas de quoi me décerner la palme, si Jaco n’avait pas retrouvé l’oignon du juge, et si Petit Lu n’avait pas eu peur des fantômes, je n’aurais rien soupçonné de toute cette histoire.

Au moment où Polycarpe prononçait ces mots, son cuir chevelu frémit comme la robe d’un cheval piquée par un taon. Il eut l’impression d’un pétillement à la racine des cheveux. Il n’avait pas approfondi la question des papiers retrouvés dans le souterrain. Il remisa cette question en se promettant s’appeler le curé un de ces jours.

- Allô ! Poly, êtes-vous là ?

Il s’ébroua. Chassa cette question secondaire de son esprit et dit :

- Je pense que nous devrions offrir la montre à Jaco.

- C’est à Ulysse de décider, non ?

- Bien, nous lui demanderons. Mama, avez-vous parlé avec Imogène ?

- Je suis au courant, dit-elle. Imogène connaît maintenant l’identité de sa rivale.

- Gertrude Riboit avait donc vu juste !

- La miss Prêchi-prêcha n’a pas intérêt à se pointer dans les parages, c’est moi qui vous le dit.

- Que pariez-vous ? Tout se passera bien, Constance libère Imogène d’une union boiteuse... d’ailleurs, la séparation était déjà consommée. À mon avis, les choses sont plus claires.

- D’accord, d’accord, mon cher Poly, ce point de vue vous arrange, fit-elle, d’une voix de gorge chargée de sous-entendus.

- Je m’insurge contre ce petit air de ne pas y toucher, Mama !

- Nous en reparlerons, Poly ! Je dois vous laisser, je suis sur une carafe et les reflets changent avec la lumière...

Elle raccrocha. Il fronça les sourcils. Que voulait-elle dire ? Entre Imogène et Anatole, ça ne gazait pas, ça avait cassé, c’était logique, point à la ligne. En quoi ce point de vue l’arrangeait-il ? Il faisait preuve de la plus totale objectivité dans cette affaire.

Il fourra le riz, les pâtes, la farine dans les placards,  en ne cessant de se répéter qu’il était un homme de bon sens, parfaitement objectif et qu’il ne voyait pas en quoi la rupture des Cordet pouvait l’arranger !

- De quoi je me mêle, à la fin ! marmonna-t-il. 

Basile et Mama étaient peut-être de mèche ! L’un n’avait-il pas déclaré qu’Imogène le draguait ? L’autre sous-entendait maintenant que la séparation des Cordet l’arrangeait... Ils étaient, ni plus ni moins, en train de le jeter dans les bras d’Imogène. Il allait faire cesser ces élucubrations à la première occasion.

Imogène était et resterait une amie, en tout bien, tout honneur !

 

Il effectua les dernières retouches au plafond pendant le week-end et le lundi, l’armoire arriva. Il passa une bonne partie de sa journée à la bichonner. Il aspira la poussière dans les moindres recoins, la désinfecta d’un gros chiffon imbibé d’alcool à brûler, la frotta avec une laine d’acier numéro zéro, afin de ne pas l’agresser, fit resplendir les ferrures, l’encaustiqua et la plaqua contre le mur face à la cheminée, les pieds calée sur des planchettes. 

Dès lors, il ne lui restait plus qu’une dernière chose à faire : la cerise sur le gâteau !  Accrocher au centre du plafond le lustre ancestral qui l’avait accompagné sa vie entière.

Il traîna le grand carton où il était remisé, depuis l’autre pièce du rez-de-chaussée puis, l’ouvrit.

 

Cet inclassable machin avait éclairé la salle à manger de ses grands-parents, qui le tenaient eux-mêmes de leurs ascendants,  avant de pendre de façon saugrenue dans l’appartement de ses parents. Quand il s’était marié, il l’avait reçu en cadeau. Mais, trop lourd, trop large, trop haut, trop imposant, trop rococo, il rétrécissait invariablement les pièces où il était suspendu par de grosses chaînes. Sa partie centrale, composée de bronze et de verre soufflé - conçue pour contenir le pétrole  où plongeait une mèche réglable par une manette à vis - semblait le résultat hybride d’un samovar et d’un ostensoir. Il s’ébouriffait de six torsades à breloques dorées dont la fonction originelle, de supports à chandelles, avait depuis longtemps été adaptée à l’électricité et qui comportaient des coupelles de chacune  trois douilles. Jamais de sa vie, Polycarpe n’avait vu briller les dix-huit ampoules ensemble.

Il fora son plafond pour y insinuer un robuste piton bascule et, en apnée, accrocha la baroque suspension.  Dans cette demeure, elle allait étinceler de tous ses feux ; elle retrouvait les volumes pour lesquels elle avait été conçue, à l’instar, sans doute, du fameux fauteuil-paon où il s’enfonça.

Épuisé, éprouvant un fulgurant sentiment de solitude, pour la première fois depuis son arrivée au logis, il se laissa glisser dans une vénéneuse mélancolie.

Dont il fut sauvé in extremis trois quarts d’heure plus tard par des coups frappés aux carreaux. Il reconnut immédiatement la silhouette d’Ulysse Côme derrière les vitres.

- Bonsoir, monsieur Houle, dit-il.

Il avait perdu son « Bonjour-Ça va ? » dans la bataille et son visage était défait.  Il tendit à Polycarpe une grande et lourde boîte enveloppée de papier rouge.

- Vous tombez bien, jeune homme, dit Polycarpe, l’air encore absent. Un bon vieux coup de blues.

Ulysse le regarda avec attention et lui envoya une familière bourrade à l’épaule.

- Il y a belle lurette qu’on m’a dit que je tombais bien, je ne regrette pas d’être passé. Je voulais vous saluer avant mon départ, et vous remercier.

- Alors, mes états d’âme s’accommoderont de vos remerciements et du cadeau.

Il déchira le papier, pendant que, hochant du chef, Ulysse découvrait les nouveaux aménagements. La boîte avait un couvercle à tirette et contenait un jéroboam de saint-émilion.

- Magnifique, Ulysse !

La poche droite de la veste du jeune homme se mit à égrainer les premières notes de Everybody needs somebody.

- Excusez-moi, dit-il, en dépliant son portable. Bonsoir, Aline. 

Polycarpe entreprit la recherche de verres et d’alcool dans ses placards à choix multiples. Soudain, Ulysse émit une joyeuse onomatopée. Puis il échangea quelques paroles sibyllines et de tendres au revoir avec son interlocutrice, avant de refermer son appareil.

- C’était mon avocate, Me Néa-Bonnefoi.

Polycarpe haussa un sourcil intrigué. L’ex-prévenu eut un petit frétillement des jambes, comme pour donner du mou à l’étoffe de son pantalon, et lâcha d’un air blasé :

- Ces quelques jours de détention nous ont permis de... disons : sympathiser. Nous avons des tas d’affinités... Je lui ai confié le dossier juridique de « Manors Planes Export », ma société. Au fait, elle vient de m’apprendre à l’instant que Chimène Crucheau a avoué le meurtre de Cornu.

- Comment ? Déjà ?

Ils trinquèrent à la liberté retrouvée par Ulysse et à la résolution de l’affaire.

 

 

12:02 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |