Les aventures de Polycarpe - 17ème épisode (08 avril 2006)

LE VIEUX LOGIS
 
CHAPITRE XVII


Où Jésus fait quelques révélation surprenante concernant Ulysse
 
Ils longèrent la berge un moment avant de dénicher un talus inoccupé à l’ombre d’un respectable saule. Et tandis que Gix sélectionnait son matériel, en fonction de l’heure, du temps, de la lumière et de la température, Polycarpe s’adossa contre l’arbre, extirpa son bouquin de sa poche, rechercha la page qu’il avait marquée d’une corne, lut quelques lignes, l’esprit ailleurs, pour finalement refermer Le quartier  de Médora  sur son index.
- Tu sais que, décidément, ma nouvelle vie n’est pas une sinécure, Gix. Je vois des ectoplasmes... La vicomtesse se fait poignarder à l’endroit précis où j’ai eu ma vision... Je crois que ma maison comporte un souterrain qui aboutit dans les bois... Je succède à un juge détraqué qu’on a peut-être assassiné... et à un contrefacteur de demeures anciennes qui est peut-être le meurtrier... Si tu acceptais de m’escorter dans ce souterrain, je voudrais bien l’explorer mais pas seul.
Gix qui coinçait un fil de nylon dans ses dents, lui lança un œil distrait.
- T’es chérieux ?
- Han-han !
Ayant disposé ses plombs avec bien des hésitations, choisi la cuiller idoine, appâté et tenté à trois reprises de lancer son fil à un endroit précis du courant, sans cesser d’épier son bouchon, Gix fut alors en mesure de revenir à la conversation, effectuant un zoom arrière, le ton et l’air moqueurs :
- Tu disais quoi, à propos des assassinats d’ectoplasmes ?
- Gix !
Polycarpe eut un petit hoquet d’hilarité puis fit une brève rétrospective de tous les faits qui le troublaient, depuis le fantôme de Petit Lu jusqu'au passé sulfureux du juge, en passant par la vision du meurtre par Iseult et par l’héritage, survenu étrangement à point dans l’existence d’Ulysse Côme. Même s’il ne savait pas qui était le coupable, il était maintenant convaincu que le vieux magistrat n’était pas mort naturellement. Il y avait trop de nervosité ambiante qui noyait cette disparition dans un flou suspect.
- À t’entendre parler ainsi, dit Gix, on pourrait penser que ton juge a été victime de meurtriers associés... Mais pour quelles raisons et dans quel but ?
Des voix et des piétinements se rapprochaient et ils s’interrompirent.
Une petite femme rabougrie, habillée en marron, la figure farouche tendue vers l’avant et coiffée en pétard - qui faisait indéniablement penser à une créature paléolithique - transportant plusieurs sièges de toile dans une main et une glacière dans l’autre, entraînait dans son sillage deux  grands adolescents ramollis, une fille et un garçon, bras ballants, aux jeans marqués d’un pli de repassage, aux chemisettes amidonnées, suivis d’une sorte de Clark Gabble, à la fine moustache arrogante, l’œil pétillant, à la démarche altière, bien cambré pour compenser sa petite taille, un fagot de gaules sur l’épaule.
- Voilà les Sarrasin, fit Gix, en se mettant debout. Déjà ? lança-t-il ironiquement.
- Nous avons eu un léger contretemps.
Sarrasin fixa de façon insistante ses deux enfants, apparemment coupables d’une dérogation aux lois familiales et visiblement embarrassés. Il parut hésiter entre tout déballer ou traiter l’incident par le mépris. Il opta pour le mépris, ce qui eut l’effet d’un lifting instantané, défroissant les rides de son front, écartant les sourcils et consolidant les commissures de ses lèvres. Avec la perfidie d’un père outragé, il ajouta, par un petit chuintement nasal, un soupçon d’humiliation bien sentie.
Polycarpe tenta une diversion :
- Avez-vous trouvé facilement un endroit pour vous garer ?
Le couple répondit en chœur :
- Ah, ça, parlons-en, c’est foutrement mal organisé, dit le mari.
- Mais oui, sans problème, dit la femme.
Malgré ses airs effacés et modestes, elle haussa le ton et prit l’ascendant, pour imposer une vision consensuelle du problème, visiblement rodée à ce genre d’exercice:
- C’est normal que ça bouchonne : il y a beaucoup de monde. Cet endroit est très agréable, nous ne connaissions pas ce village pourtant si près de chez nous. Vous habitez ici ? C’est vraiment pittoresque. Il y a longtemps qu’on s’est vus, n’est-ce pas, Gilles ? Je le regrette. Comment va votre femme ?
Sarrasin toussa. Informé des déboires de Gix, il n’avait pas transmis l’information à sa femme. il détourna la question.
- Allez Bibiche, dit-il, allons taquiner le goujon.
Il s’adressa à Polycarpe :
- Au fait : j’ai quelques renseignements pour votre gouverne. Pas de quoi se remplir la dent creuse, mais si ça peut vous être utile... On en parlera plus tard, quand les poissons feront la sieste ! Hein ?
- Où allons-nous nous installer, Michou ? demanda la petite femme.
Michou chercha le nord, calcula la course du soleil vers le zénith, prit la vitesse de la brise de son index humide, observa la direction des ombres, l’évolution des cumulo-nimbus égarés dans l’azur - les deux rejetons se lançaient de furtifs regards excédés -  et désigna une petite incurvation sablonneuse à une centaine de mètres :
– Là-bas, ce sera parfait.
Après avoir extorqué de Gix un accord peu enthousiaste pour l’exploration du  souterrain,  Polycarpe effectua, en fin de matinée, sa tournée de contrôle des tickets de participation. Il déambulait sur la berge ombragée, le long de l’eau, échangeant de cordiales considérations météorologiques avec les pêcheurs, quand il vit approcher Jésus qui tenait la longe de Godichon, sur lequel était juché un petit bonhomme peu rassuré mais les yeux brillants d’excitation.
- Alors JR, ça va comme tu veux ?
- Pas mal, dit-il, en tirant sur une cigarette qu’il tenait avec trois doigts, une mèche de cheveux sur l’œil. Il expulsa du fond de la gorge, avec application, trois ou quatre ronds de fumée et arrêta l’équipage.
Polycarpe passa la main sur les naseaux soyeux de l’âne puis souleva la molle lèvre supérieure. La dentition entartrée du bourricot indiquait ses sept ou huit ans. Il rebroussa le pelage de son flanc gonflé comme une baudruche et qui fourmillait de vermine : raison probable du symptôme de l’oreille molle. Il conseillerait à Flora de le doucher avec un jet puissant, de l’étriller avec soin et de le traiter au vermifuge.
L’animal se laissait tripoter avec reconnaissance,  les deux oreilles croisées en arrière dont l’une, en effet, repliait du bout. Il regardait Polycarpe de côté, de sa grosse prunelle à l’éclat soumis.
- Ce n’est pas un malfaisant, dit Jésus. Il est obéissant et puis il me connaît bien. J’ai planté un pieu là-bas, vous voyez ? J’ai accroché un ballon blanc, pour indiquer l’endroit où on fait demi-tour. Vous avez cinq minutes, pour m’accompagner ? Je voudrais vous parler... J’ai surpris une conversation bizarre.
- Allons-y. Je t’écoute.
Jésus tira une dernière bouffée et écrasa son mégot.
- La semaine dernière, j’ai fait une promenade avec la jument de Calamity - Elle m’autorise à monter Camélia ou Diafrane de temps en temps. J’allais tranquillos pépère, et je venais de bifurquer dans un chemin quand j’ai vu des gens : un type arrêté à côté de sa bagnole, et un cheval noir qui portait un cavalier... 
- Hue Cocotte, Yaaa ! cria le jeune enfant, en talonnant le ventre rebondi de Godichon qui donna l’impression de sourire.
- Tout de suite j’ai reconnu Mirador et la nana du château, et puis Ulysse Côme. Les voitures, Camélia, ça la rend nerveuse alors j’ai fait un détour pour les éviter, en passant derrière la futaie.
- Ulysse et Iseult… Tiens-tiens ! Et alors ?
- Ils s’engueulaient quelque chose de bien !
- À quel sujet ?
- Ils parlaient de vous, justement ! Elle disait : « Parfaitement, j’ai dit à Houle que je t’avais vu ce soir-là en train de zigouiller le vieux ! ».  Et lui : « T’es pas un peu à la masse de raconter des trucs pareils ! Quand vas-tu me lâcher à la fin, c’est un vrai harcèlement ! On n’a plus douze ans ! Laisse-moi tranquille ! » Et elle : « Ça me ferait bien mal de sortir avec un  type capable de tuer pour hériter d’un manoir ! »  etc., etc... Monsieur Houle, c’est vrai ça, qu’elle vous a dit qu’Ulysse avait assassiné Cornu ?
- Tu sais, JR, cette fille est assez déséquilibrée.
Si JR rapportait fidèlement l’altercation, Iseult ne démordait pas de ses accusations. Sa tirade au Bux’s Truck, concernant son transfert de culpabilité, n’était que du baratin. Elle persévérait dans sa conviction d’avoir vu Ulysse étouffer Cornu. Info ou intox ?
JR considéra le visage soucieux de Polycarpe, il insista :
- Je me dis qu’il y a peut-être du vrai. Vous savez, maintenant, je me pose des questions, parce que le vieux, quand il est mort, tout le monde a dit qu’il était tout seul et qu’Ulysse était parti en vacances. Mais, moi, Ulysse, je l’ai vu, dans le bois, sur la route de Soutrain. Je prenais ma première leçon de conduite avec l’auto-école de Bux. Le moniteur m’a fait rouler dans les collines et m’a fait passer par Rochebourg. En passant sur la route, là-haut, avant la descente, c’est là que j’ai vu le combi. C’était le sien, ça, j’en suis sûr.
-  Tu as quand même mis un certain temps à te poser des questions.
- Ça vient seulement de faire tilt, depuis que je les ai entendus... et surtout après les événements d’hier, pour la fille du château...
- Admettons, tu l’as vu...
- Pas lui, mais son combi garé au bord de la route. Remarquez, Ulysse, il était peut-être derrière où les vitres sont opaques.
Ils étaient parvenus au pieu signalé par le ballon, le contournèrent et reprirent le sentier en sens inverse.
 - Je me rappelle très bien quel jour c’était : le soir de ma première leçon, j’avais rancart dans un troquet du vieux quartier de Chassac, Au Bouillon de Onze Heures, qui organisait une soirée Halloween, vous comprenez, avec ce nom... Et c’était à la nuit tombante, parce que le moniteur m’a conseillé de passer en feux de croisement.
- Cornu est mort le jour de la Toussaint.
- Le jour de la Toussaint, on l’a trouvé mort chez lui. N’empêche qu’il aurait pu passer l’arme à gauche la veille, qu’est-ce qu’on en sait ?
- Le décès a bien été constaté par un médecin, non ?
- Sûrement. Je connais pas les détails. Ensuite, elle est partie au triple galop et Ulysse a fait demi-tour et a repris la route.
- Dis-moi, JR : qu’est-ce qui te chiffonne ? C’est de l’histoire ancienne après tout.
- Que Ulysse soit plein aux as depuis cet héritage, déjà, je trouve ça un peu fort de café, mais si c’est vrai qu’il a tué Cornu pour hériter, je vous dis franchement : ça serait un comble qu’il se pavane à Rochebourg sans complexe… Je l’ai vu tout à l’heure, au café, il payait la tournée en tripotant un paquet de pognon plus épais que ma paye !
- Tu fais quoi, dans la vie, JR ?
- Je bosse  à la coopérative. Au transport des palettes...
Les silos de la CAT étaient érigés sur le plateau céréalier qui s’étendait entre Rochebourg et Bux, non loin d’une ligne de chemin de fer qui comportait une voie d’accès à un quai de chargement.
- Pour en revenir à Ulysse, tu as raison, JR : on peut se poser des questions. Inversement, soupçonner un innocent, c’est la porte ouverte à toutes les injustices. Je vais me renseigner, d’accord ? Et je te tiendrai au courant. Ah, au fait, ce permis de conduire, tu l’as eu ?
- Du premier coup. Et maintenant, j’attaque le permis Poids lourds. À la CAT, ils ont besoin de chauffeurs.
Polycarpe tapota amicalement l’épaule de Jésus et allongea le pas, préoccupé par ces confidences : on pouvait en effet se demander si Ulysse n’avait pas emprunté le même chemin que Biros pour revenir dans le logis à l’insu de tous, commettre son forfait, sans savoir qu’Iseult était là, et repartir par la trappe sans croiser Petit Lu. Dans cette hypothèse, Iseult disait la vérité. Il avait attiré l’attention de « la moitié du village » au moment de son départ, peut-être intentionnellement... Ulysse n’avait pas caché son goût des affaires, voire des combines astucieuses pour gagner de l’argent... Sans éprouver énormément de sympathie pour le businessman, il ne l’imaginait pas en tueur de vieillard... Quoique, certains tueurs avaient des figures d’anges, ça ne voulait rien dire... Il fallait éclaircir ce mystère du souterrain. Mais, si Ulysse n’avait pas tué Cornu, que pouvait-il bien faire ce soir-là sur la route de Soutrain ?
Malgré tout, Ulysse semblait accumuler les raisons d’être soupçonné. Il allait jusqu’à payer sa tournée en s’exhibant, cousu d’or, sur les lieux mêmes de son forfait !
Polycarpe aurait bien aimé le rencontrer. Il le cherchait des yeux tout en allant à la rencontre de ses amis, afin de se délester du prix des entrées dont les pièces brinquebalaient dans sa poche.
Évariste avait improvisé la buvette entre trois tables en U : il décapsulait des bières ou des jus de fruits vendus au bénéfice de l’alipa, renouvelant au fur et à mesure le stock dans le vieux frigo. Des gens et de nombreux gamins se rassemblaient autour des flammes du barbecue où Basile avait lancé un feu d’enfer qu’il l’alimentait de petit bois.
Il avisa un groupe de quatre individus piqués dans l’herbe : une femme en tailleur rouge, un foulard fleuri jeté hardiment sur l’épaule, et trois hommes en vestons, aux chemises à col ouvert, les cheveux coupés au poil près et le sourire inamovible ; ils offraient une poignée de main chaleureuse aux gens décontractés en shorts et en casquettes passant à proximité.
« Ça sent l’élu à plein nez » pensa Polycarpe.
Il reconnut effectivement le maire, aux sourcils en bataille, à sa mâchoire carrée ainsi que trois membres du conseil municipal. Anatole avec sa grosse barbe n’était pas avec eux, encore dans son commerce de miel. Il fut happé par les édiles, congratulé comme un héros pour avoir choisi de résider sur cette commune « où il fait si bon vivre ». Polycarpe refoula l’impertinent commentaire qui lui venait aux lèvres après l’agression de la veille et profita de cette cordialité débordante pour les entraîner en direction de la buvette :
- Vous prendrez bien un verre au profit de l’association, n’est-ce pas ?
La présence des élus attira obséquieux et curieux, lesquels drainèrent leurs amis et connaissances. Devant cette subite affluence, Imogène et Calamity accoururent au secours d’Évariste pour distribuer les boissons, s’envoyant de temps à autre des signaux complices, satisfaites de cette manne imprévue.
Le maire ne manqua pas l’occasion de prononcer un bref speech sur l’importance et la nécessité du tissu associatif pour ranimer le village déserté. D’autant plus enthousiaste qu’il était fraîchement converti, il « se » félicita de l’initiative, révélatrice du dynamisme des rochebourgeois, encouragea la pérennité de cette festivité ;  il fit la promesse d’une subvention, souhaita longue vie à l’alipa et porta un toast, sous quelques d’applaudissements clairsemés.
- Le maire, c’est Victor Lebastien, qui est aussi le patron de la Coopérative... susurra Mama, en rattrapant Polycarpe qui s’échappait discrètement du rassemblement.
Polycarpe avait déjà entr’aperçu Lebastien entrer ou sortir en voiture d’une maison entourée de grands murs, à l’entrée du bourg : on y entendait souvent gicler l’eau d’une piscine et des vociférations de jeunes baigneurs.
- Il sait très bien tirer les marrons du feu ! ajouta-t-elle.
- Une petite subvention sera la bienvenue, non ?
- Ça, d’accord. Mais je vous parie qu’il essayera de se faire bombarder à la fonction de président d’honneur dans le bureau... Nous ferons barrage, pour conserver notre indépendance !
- C’est bien dit... Et les autres, qui sont-ils ?
Elle tenait Rose par la main et Anna sur sa hanche, laquelle tendit sa petite main vers Polycarpe avec un de ces sourires enfantins parfois diaboliques, dont il ne savait s’il fallait réagir en bêtifiant ou en grondant. Il l’ignora.
 - La femme, c’est Dora Four, elle est intendante à la maison de retraite des Treilles Blanches ; elle habite l’ancien presbytère... Elle s’occupe des affaires sociales et culturelles. Le grand sec, à la peau tannée et au crâne blanc, c’est Virgile Javelle, un vigneron, il est préposé à l’urbanisme... donc au plan d’occupation des sols. Et l’autre, le jeune joufflu propre sur lui, c’est Brice Motte : il travaille à la DDE et il préside la commission des routes et des chemins. Il a fait construire un des rares pavillons de la commune, en descendant sur Bux.
Polycarpe remarquait l’expression renfrognée de Mama, il la provoqua :
- Nous sommes donc magistralement administrés, non ?
- Hum, hum, c’est vite dit. Chacun d’eux tire la couverture en fonction de ses préoccupations professionnelles... Pour ne pas dire ses intérêts. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils se présentent aux élections.
- Soupçonnez-vous quelques fraudes ?
- Oh, je ne dis pas cela, c’est beaucoup plus insidieux… Mais n’allez pas croire qu’ils sont philanthropes...
- Je vous découvre la fibre rebelle, Mama !
Elle eut un grand sourire joyeux, exhibant une magnifique dentition et retira ses lunettes de soleil :
- Ce compliment me va droit au cœur, Poly ! Maintenant, je vous surnommerai Poly, vous faites réellement partie de mes amis !
- J’en suis heureux. À qui dois-je confier la mitraille que j’ai récupérée ?
- La cassette est au bon soin de Basile.
 

A suivre…


 

18:20 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |