Les aventures de Polycarpe - 8ème épisode (05 février 2006)

 Je voulais remercier tous ceux d'entre vous qui me lisent, et vous êtes nombreux, c'est inespéré et c'est exactement l'objectif d'un auteur... Et ceci grâce à cette technologie dont on ne mesure pas encore l'impact dans le domaine artistique. Je renvoie au site, au blog et aux livres de Joël de Rosnay qui analyse ce phénomène de l'internet et du blog qui transforment les mass média en médias de masse : www.pronetariat.com .

Voici le suite de mon "VIEUX LOGIS"...

Résumé du dernier chapitre : Polycarpe et Gix ont déjeuné chez Marie Bulu et ses enfants, dans le jardin sous les arbres, en compagnie d'Imogène qui vient de découvrir l'infidélité de son mari viticulteur, apiculteur et macho grognon... Polycarpe lui a rendu visite et l'a interrogé sur Cornu...

CHAPITRE VIII

Polycarpe déchargea son vin puis vérifia le travail de Petit Lu. Par bonheur, il n’avait pas découvert de fantôme dans une plantation de pavots. L’enclos était maintenant entièrement fauché, il ne restait plus que les arbustes à élaguer. Il ne serait peut-être pas utile de labourer, il suffirait de tondre court pour avoir un espace propre et agréable.
Il alla chercher le carton des documents sur Rochebourg. Puis, se carrant confortablement dans son vieux fauteuil, les pieds croisés sur la table basse qu’il avait poncée, à proximité de la fenêtre, il entreprit la lecture du fascicule manuscrit.
Il n’était pas aisé de déchiffrer cette écriture, le papier était rouillé par endroits ce qui rendait certains passages illisibles. Pour le Père Bellay de Turpin, les ancêtres de l’actuel comte, assiégés par les révolutionnaires qui avaient incendié le château, avaient été contraints de fuir en empruntant le souterrain. Pris à revers, ils auraient enfoui leurs biens : bijoux, argenterie, et louis d’or, dans quelque anfractuosité du rocher à la sortie du tunnel, avant de périr embrochés, ainsi qu’en témoignait l’auteur.
Intime des de Touche, l’ecclésiastique connaissait leur fortune et donnait le plan du souterrain emprunté. Léonard Cornu, en lâchant ses chauves-souris, cherchait probablement à repérer une ou plusieurs issue désaffectées par où se faufileraient des bestioles, afin de localiser le soi-disant trésor et il y avait fort à parier qu’Ulysse avait pour mission de guetter dans quelque bois de la commune, ces petits mammifères volants bombés en fluo.
 Outre ce petit fascicule, un ouvrage répertoriait tous les monuments historiques du canton de Chassac, dont l’église, la chapelle, la croix du cimetière et le château de Rochebourg.
Refermant l’ouvrage qui mentionnait son « remarquable logis du XVème », Polycarpe continua l’inventaire du carton : il trouva une carte d’état-major  comportant le tracé en pointillé, marqué au feutre, du supposé souterrain se prolongeant jusqu’à Soutrain, ainsi qu’un petit catalogue du Muséum d’Histoire Naturelle de Chassac, recensant les diverses variétés de chiroptères, nom savant des chauves-souris.
Le téléphone sonna. C’était Calamity.
- J’ai pensé que vous n’étiez jamais venu au ranch... Je vous invite ce soir, avant la réunion de l’alipa qui se tient ici, voulez-vous ?
-  Pourquoi pas ? Mais je dois décommander mon dîner chez Basile.
- Il est prévenu. Il sera là aussi. De toute façon, vous auriez mangé la même chose. Venez de bonne heure, si vous le pouvez, j’aimerais vous montrer mon installation.
- Le temps de mettre mon smoking et j’arrive !
Elle éclata de rire.
- À tout à l’heure. !
Polycarpe fourra en vrac les documents dans leur boîte et fonça chez Imogène, acheter un pot de miel pour Calamity.
Il poussa la porte, produisant le tintement des clochettes.
- C’est Polycarpe, lança-t-il d’une intonation légère, qu’il jugea stupidement bêlante.
- Passez derrière ! Je suis occupée.
Elle démoulait des pains d’épices sur une grande plaque. Leur cuisson, dans le petit four rudimentaire de sa kitchenette, répandait une odeur délicieuse.
- C’est la première fois que je les fabrique ici, c’est un peu long car je dois faire plusieurs fournées, mon four est mini... mais ça va, ils sont réussis. En voulez-vous une petite tranche ? Chaud, c’est encore meilleur. Tenez, goûtez...
- Je confirme la touche d’anisette, spécialité maison, dit Polycarpe en appréciant le gâteau.
Elle le regarda fixement.
- C’est lui qui vous l’a dit, n’est-ce pas ? Il est le seul à connaître ma recette. Vous avez vu Anatole ?
- J’ai fait l’acquisition d’un excellent vin. Et j’ai discuté avec votre mari. Un homme, comment dirais-je... peu malléable.
- Le moins qu’on puisse dire.
- Vous semblez lui manquer beaucoup.
- Tant que je n’émets aucun avis et que je n’utilise mes cordes vocales que pour approuver haut et fort tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait, je vous l’accorde, je dois lui manquer. Aïe !
- Vous vous êtes brûlée, puis-je vous aider ?
- Retenez la plaque, je sens que tout va basculer... Cette installation devra être améliorée, je crois. Voilà...
- Il est certain qu’à la ferme, vous êtes magnifiquement équipée.
- En effet. Mais voilà : j’ai un problème. Puis-je vous parler sincèrement, avez-vous cinq minutes ?
- Je vous en prie.
- Vous savez, Polycarpe, Anatole voudrait que je sois son reflet parfait, que je pense à sa façon, que j’agisse comme il le ferait, que j’aie exactement les mêmes préoccupations, que je ressente ses douleurs, que j’ai sommeil quand il a sommeil, etc.
- Vous faites le portrait d’un Narcisse, qu’on imagine plutôt délicat, efféminé, et non pas affublé d’une barbe d’ogre.
- Eh ! bien, sous l’aspect d’un bon viticulteur rustaud, se cache, en partie, un authentique Narcisse. Il ne peut pas aimer autre chose que son image. C’est inattendu, vous ne trouvez pas? Mais ne restez pas debout, asseyez-vous...
Elle posa les moules à cakes dans l’évier et les remplit d’eau chaude, avec une giclée de Paic.
- Pourquoi dites-vous : « en partie » ?
- C’est qu’en réalité, Narcisse aime son reflet tandis que mon mari, veut imposer à une autre personnalité, la mienne, de devenir son sosie exact. Autrement dit : de ne plus exister en tant que moi-même.
- Mais il est impossible que deux êtres soient semblables... à moins d’un clonage, peut-être...
Elle récurait les moules dans la mousse.
- Plus précisément, je crois que je devrais être le double d’Anatole avec, pour son bon plaisir, un sexe féminin.
- Ce qui nous enlève au moins un doute : Anatole Cordet n’est pas homosexuel.
- Oui, mais hormis cet aspect physiologique des choses, c’est un grognon qui est resté sur l’idée de la femme entièrement dévouée à l’homme avec un grand H.
Imogène interrompit le rinçage de sa vaisselle :
- Croyez-vous que ce mythe d’Eve fabriquée dans la côte d’Adam est responsable d’un tel délire ?
- Ou bien : faut-il imaginer que sa mère battait son père et qu’il ait éprouvé du ressentiment pour le genre féminin ?
- Mon Dieu ! s’esclaffa Imogène. Qu’allez-vous chercher ?
- Vous semblez dominer votre amertume et rester assez objective.
- Ce n’est pas non plus la fin du monde. Dans le cas présent, savez-vous ce que je cherche ? À trouver quelle doit être mon attitude pour l’obliger à m’accepter comme je suis... Ce n’est pas une mince affaire. J’ai dû moi-même me regarder en face. Figurez-vous que je consigne tout cela dans un cahier...
- Ah bon ? fit semblant de s’étonner Polycarpe, en attrapant un torchon pour essuyer les ustensiles qu’Imogène retournait sur la paillasse de l’évier. Ainsi, vous écrivez ?
- Si on veut, mais ce n’est pas une fiction, je m’en tiens aux faits : je décortique nos scènes de ménage pour comprendre à quel moment ça dérape et j’espère bien trouver une solution et remettre notre mariage dans le bon sens !
- Voulez-vous l’avis d’Anatole Cordet, concernant sa présumée relation avec Constance Sirre ?
- Vous n’en avez pas parlé, j’espère !
- Bien sûr que si ! La dégustation dans le chai était propice pour aborder ce sujet : selon lui, « la Gertrude Riboit » lorgne depuis longtemps sur vos terres et il ne serait pas surpris qu’elle manigance de vous pousser au divorce, sachant que vous avez quitté le domicile. Si vos biens étaient séparés et les terres vendues, elle jouirait d’un droit de préemption... Je pense qu’il a raison.
- Quelle vieille toupie ! De toute façon, je n’ai jamais parlé de divorce. J’imagine qu’on a bien le droit de vivre séparés sans divorcer ! Voyez Basile et Calamity ! En m’installant ici, je n’ai pas, à proprement parler, quitté le domicile puisque cet endroit est un bien commun... Je n’aurais pas la folie de casser un outil de travail comme le domaine.
- Vous devriez rassurer Anatole en le lui disant.
- Eh ! bien, je préfère le laisser mijoter, figurez-vous... Je n’ai pas vocation à le « rassurer », j’ai tendance à penser que c’est à lui de me rassurer sur son comportement.
Elle entreprit de découper les feuilles de cellophane dans lesquelles elle empaquetterait les pains d’épices lorsqu’ils seraient refroidis.
- J’étais venu acheter un pot de miel pour Calamity qui m’invite à dîner et à visiter le ranch.
Polycarpe prit du miel de tilleul présenté dans une jolie coupe en verre gravé d’une abeille. En lui rendant la monnaie, Imogène lui demanda de ne pas ébruiter ces confidences.
- Bien sûr, l’assura Polycarpe. J’espère que c’est une preuve de confiance et d’amitié de votre part.
- Ne sous-estimez pas, non plus, la part d’égoïsme qu’il y a trouver une oreille compréhensive...
Au volant de sa bétaillère, en se rendant chez Calamity, Polycarpe se reprocha d’avoir provoqué cette dernière réplique. Le fait d’être ravalé au rang d’oreille compréhensive le rendit soudain solidaire d’Anatole.
 
L’accès au gîte d’étape de Calamity se faisait par une sorte de piste empierrée, piégée de nids de poule, qui passait entre un bois sur la gauche et l’enclos des poulinières, à droite. Les bâtiments en U entouraient une grande cour pelée. Au-delà d’un hangar où se pratiquaient les exercices de manège, des hectares de prairies descendaient en pente douce vers la Gourmette. Quelques gros chênes rompaient la monotonie de la déclivité. Un chemin longeant les écuries s’enfonçait dans la campagne, sous une voûte de feuillages.
- J’organise des randonnées, expliquait Calamity. J’héberge aussi des groupes, des classes de nature, des stages de réinsertion, des séjours de handicapés mentaux. Ici, c’est le bâtiment d’accueil avec une salle réfectoire équipée d’une cuisine et au-dessus, une salle dortoir. Il y a les installations sanitaires ad hoc.
- Avez-vous reçu des subventions ?
- Quelques unes tout de même, pour recevoir les handicapés et les délinquants.
Elle donnait évidement des cours d’équitation.
- Je leur montre comment seller, harnacher, atteler, bouchonner et monter un cheval. Pas très loin, il y a un plan d’eau où les groupes vont à cheval, pique-niquer, se baigner...
Elle lui indiqua les écuries. Les chevaux avaient les robes brillantes. Polycarpe flatta l’encolure d’un beau cheval noir qui inclina plusieurs fois la tête.
- C’est Mirador, dit-elle. Il est d’une politesse exquise. Je ne possède que Bourrache, ma petite jument pie préférée, Camélia et Diafrane, deux juments de réforme, assez placides, qui sont montées par les débutants. Les autres chevaux sont pensionnaires. Et voilà où j’habite : c’est une ancienne chèvrerie. Les paysans qui m’ont cédé la ferme ont conservé leur habitation.
Il pénétrèrent dans une longue pièce au plafond bas dont la façade sur cour était pourvue d’une série de portes à panneaux superposés, façon astucieuse de clore l’étable sans emprisonner les petites chèvres curieuses de regarder dehors. Maintenant, les vantaux supérieurs étaient vitrés.
 L’aménagement était sommaire et rustique : un coin cuisine, un coin repas et un coin bureau étaient matérialisés par des poutres verticales entre lesquelles on avait monté des murets de briquettes. Une cloison de grosses planches séparait ce séjour d’une chambre et d’une petite salle de bains. Et, au milieu de la pièce trônait un gros poêle de faïence.
Ils entendirent un moteur de voiture et Basile fit irruption dans le séjour.
- Vous avez tout vu, Polycarpe ? demanda-t-il. C’est chouette, n’est-ce pas ?
- Je ne m’attendais pas à découvrir une véritable entreprise !
- Passons à table, pour avoir terminé à neuf heures pétantes, dit  Calamity. Constance ne supporterait pas de nous trouver au milieu du repas. Ma voisine m’a donné des haricots verts, et j’ai un jambon cru que tu voudras bien couper, Basile, pendant que je mets le couvert ?
- Que puis-je faire ?
- Déboucher la bouteille de vin et nous souhaiter bon appétit !
 
Dans la nuit éclata un orage terrible. Il tournait au-dessus de Rochebourg accompagné de rafales de vent, de trombes d’eau et d’explosions de foudre qui illuminaient violemment la chambre de flashs bleuâtres. Le réveil électrique clignotait, interrompu par une panne de courant. Polycarpe, réveillé, écoutait craquer la maison et craignait d’avoir la moitié de sa toiture envolée au petit matin.
Les coups de tonnerre le rendaient d’autant plus irritable qu’il était rentré de la réunion assez mécontent. Et durant l’insomnie de cette nuit apocalyptique, il y repensait, de façon obsessionnelle. Il se maudissait de s’être laissé embobiner de fil en aiguille, pour la simple et candide raison qu’il éprouvait de la sympathie pour les membres de l’association.
Il avait d’abord assuré de son aide Basile et Évariste pour le montage et le démontage du grand barnum, prêté par la commune de Soutrain, à l’occasion du concours de pêche. Il s’était, ensuite, laissé confier des billets de tombola, répartis entre tous, destinés à récolter des fonds, et il se voyait mal, en VRP bénévole, convaincre les gens de tenter leur chance pour gagner le four à micro-ondes mis en jeu. 
Enfin, sa proposition de faire don à l’association de tous les vieux bouquins qui encombraient son grenier, en vue d’une foire aux livres anciens, avait dégénéré, par crainte d’une pénurie d’intellectuels, en « foire aux vieilleries » prévue pour l’automne, sorte de vide-grenier du dernier plouc, où il était sollicité pour tenir la buvette.
« Si on a ce temps-là dimanche prochain, le concours de pêche sera un fiasco » songea-t-il, avec une sournoise délectation.
Il ne retrouva sa sérénité qu’en envisageant d’acheter lui-même le carnet de tombola, et en prenant la résolution, dans l’avenir, de refuser sa participation à la moindre buvette ainsi qu’au montage de stands, barnums ou rangées de sièges, quelles que soient les pressions dont il serait l’objet.
« Il y a assez de morveux comme Petit Lu qui ne font rien de leurs dix doigts et qui pourraient bien se rendre utiles ! » bougonnait-il, en se retournant à chaque coup de tonnerre, étouffant dans l’air moite de la chambre.
Le grondement de l’orage s’apaisa, s’éloigna. La pluie cessa subitement. Polycarpe ouvrit grand la fenêtre et finit par se rendormir.
Au matin, le soleil resplendissait et il montait du jardin une bonne odeur de foin mouillé.
Il fit le tour des mansardes pour inspecter la toiture. Par une lucarne du pignon, il apercevait les ondulations de la campagne légèrement voilée par une brume de chaleur : les étendues de blés jaunes entre le vert profond des vignes sous un ciel d’un bleu de cobalt formaient un tableau idyllique. La propriété des Cordet lui apparaissait en miniature, posée comme un jouet au milieu des rangées de ceps. Il comprit l’utilité de la poterie offerte à Mama, en découvrant une mare à l’endroit où il l’avait trouvée ; il épongea et plaça une énième cuvette sous la fuite. Et redescendit dare-dare en entendant  la sonnerie du téléphone.

à suivre...

16:55 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |