Les aventures de Polycarpe - 7ème épisode (01 février 2006)
Résumé des chapitres précédents.
Les choses se compliquent : Léonard Cornu était en réalité Léon Corbeau... Pourquoi ce magistrat a-t-il été démissionné ? Non content de bomber les chauve-souris en fluo, était-ce lui qui faisait pousser du cannabis dans les serres du logis ? Joli coco ! En attendant, une petite bouffe sympa se prépare chez Mama...
CHAPITRE VII
Marie Bulu avait lancé l’idée d’une petite bouffe, ce dimanche, dans son jardinet et avait convié Polycarpe et Imogène. Invoquant la visite de Gix, Polycarpe avait d’abord refusé.
- Si votre ami supporte les acras de morue, les boudins antillais, le miel et le pain d’épices, il se joindra à nous, décréta-t-elle.
Polycarpe ne voulait pas arriver les mains vides, mais n’avait rien prévu. Dans la mansarde qu’il avait explorée l’autre soir, il avait remarqué une poterie dont la bordure et les anses étaient enduits d’un émail bleu vif qui ferait l’affaire. Il la récura et l’essuyait, en guettant par la fenêtre l’arrivée de son ami, quand Gix fit son arrivée sur la place.
- C’est pas vrai ! On est bon pour trois mois de rumeurs les plus fantaisistes ! pouffa Polycarpe.
Son ancien associé était revêtu de la panoplie complète d’un coureur du tour de France. Il était moulé dans une tenue fluorescente, à damier rose fuchsia et bleu pétrole, les mains protégée de mitaines et le crâne enserré dans une sorte de casque à pointe. Il descendait d’un magnifique vélo, ruisselant de sueur. Une volée de mioches le suivaient à distance et les résidents de la place, n’osant pas l’observer franchement, l’épiaient discrètement en ne penchant qu’une épaule dans l’encadrement des portes et des fenêtres.
Gix souleva son vélo poids-plume d’une main et, encore essoufflé, déambula maladroitement sur de bizarres chaussures.
- Je sais, j’ai l’air con. Cadeau pour mes cinquante ans... Le vélo et la tenue, une idée de Véro... Toute la famille s’est cotisée ! expliqua-t-il, mi-fier, mi-penaud.
Il compulsa son compteur :
- Je suis parti à dix heures trente-cinq de Chassac. J’ai fait du vingt-six de moyenne... Pas mal, non !
- Bravo, un vrai petit Virenque ! Entre te rafraîchir. Si tu veux te doucher...
Gix fit, du regard, le tour de la pièce, leva les yeux au plafond et siffla.
- Superbe ! Fais-tu la restauration toi-même ?
- Pour ce qui est du gros œuvre, j’attends des devis : je fais un dossier de demande de subvention auprès des Bâtiments de France.
Il ajouta, avec un léger voile de culpabilité dans le regard :
- Bien que je ne me sois pas préoccupé outre mesure de cet aspect de la question, cette demeure est vraiment... historique.
- Franchement, je n’aurais pas cru que tu ferais ce virage à cent quatre-vingts degrés ! Passer de l’apparte rose dragée, moquette et pompons aux rideaux, à cette baraque en ruine... Tu m’épateras toujours.
Polycarpe jeta un regard appuyé sur la tenue vestimentaire de son ami.
- J’en connais un autre qui va épater du monde : mes copines de Rochebourg ! Figure-toi qu’on est invité...
- Mince ! Tu aurais dû me prévenir ! J’aurais pris une tenue de rechange.
- Elles ne jugent pas le moine à l’habit !
- Quand même, je ne suis pas très à l’aise. Je comptais me déloquer sans façon pour partager un repas entre vieux garçons...
- Est-ce qu’un bermuda tahitien, un tee-shirt et des tongues feraient ton affaire ? C’est tout ce que j’ai à te proposer de décontracté dans ta taille...
- Impeccable. Soit dit entre nous, je suis bien heureux de connaître tes nouvelles amies...
Il jeta à Polycarpe un œil oblique, égrillard :
- Y a-t-il quelque chose avec quelqu’une ?
- Non, absolument pas. Écoute, Gix : il n’y aura pas d’autre femme dans ma vie. Personne. Compris ?
Gix acquiesça d’un air farouchement convaincu. Trop ostensiblement convaincu pour être sincère et Polycarpe insista :
- J’ai dit : « Personne ». Tu te mets ça dans ta petite tête, mon vieux !
Mama les accueillit, visiblement épanouie d’organiser cette petite réception, habillée d’un boubou éclatant, dans les rouilles et les jaunes, et reçut la poterie avec des exclamations enthousiastes.
Deux parasols complétaient l’ombrage d’un noisetier, au-dessus de deux tables mises bout à bout pour contenir neuf couverts.
- Les petits aussi ont des invités, expliqua-t-elle, en désignant plusieurs gamins assis dans l’herbe.
Ils se goinfraient de chips piochées dans un saladier tandis que Biros guettait les miettes, son bout de queue agité comme un métronome. Il y avait Jaco, les deux autres bambins que Polycarpe avait déjà aperçus - qui se révélaient des fillettes, aux couettes attachées par des rubans - plus deux garçonnets de l’âge approximatif de Jaco.
Muguette, dans une jolie robe blanche à froufrous, protégée d’un grand tablier de cuisine, vint leur donner une poignée de main énergique et retourna dans la cuisine en expliquant joyeusement qu’elle préparait une spécialité antillaise.
Polycarpe dévisagea la mère et la fille subitement ressuscitée.
- Je vous expliquerai, dit Mama.
Elle prit le bras de Gilles, le conviant à s’asseoir près d’elle :
- Si vous êtes l’ami de monsieur Houle, je vous félicite. Alors, dites-moi : avez-vous une femme, des enfants... Comment vous appelez-vous ?
Ils bavardaient tous les trois comme de vieilles connaissances quand Imogène monta les marches de la courette. Elle portait un caraco fleuri sur une longue jupe souple et des spartiates en cuir, coiffée comme d’habitude à la diable. Avec un sourire contraint, elle fila directement vers la cuisine déposer les spécialités de son magasin, avant de revenir saluer tout le monde et confier à l’oreille de Mama, en lui enserrant les épaules, un petit secret qu’elles scellèrent d’un regard réciproque, avant de se mettre à bavarder comme si de rien n’était.
Les deux hommes auxquels la manœuvre n’avait pas échappé, s’adressèrent un coup d’œil. Gix, d’une mimique muette, y ajouta une touche de congratulation à l’adresse de son ami, pour le choix judicieux de ces délicieuses personnes.
Le punch planteur eut un effet stimulant sur la conversation qui roula un moment sur le projet d’assainissement.
- C’est un impôt scandaleux ! Je ne suis pas en mesure de payer une somme pareille ! déclara Mama.
- Je compte bien demander l’échelonnement de la facture ! dit Polycarpe. Je n’avais pas prévu une telle dépense.
- À propos, est-ce que les eaux usées vont à la rivière ? s’enquit Gix.
- La plupart des gens ont des installations personnelles. Nous avons réalisé des travaux de romains à la maison...
- Certains fossés répandent une puanteur...
- Admettons que c’est utile, mais c’est trop cher... Et puis, nous payons tout et qui va se faire mousser lors de l’inauguration, je vous le demande ?
- Lebastien et ses acolytes...
- Et voilà !
Les épices associés à la chaleur, abattirent les dernières résistances qui entouraient le secret du prompt rétablissement de Muguette ainsi que les confidences d’Imogène.
Une carte postale, envoyée de Bruxelles dont le texte avait ranimé Muguette - « Baiser d’un pauvre poète incompris, signé : Sèbe Malthus » - fit le tour de la table comme un trophée.
Imogène annonça, empourprée par la colère, qu’Anatole la trompait : l’appel anonyme de quelqu’un qui déguisait sa voix, lui avait révélé, ce matin même, une prétendue liaison de Anatole avec Constance Sirre.
- Je lui raccroché au nez, dit Imogène. Il y a eu un deuxième appel insistant, mais cette fois, j’ai laissé sonner.
Viticulteur, apiculteur et bouilleur de cru, de surcroît adjoint au maire, Anatole Cordet était un pilier incontournable de Rochebourg.
- Justement, j’avais l’intention de rencontrer votre mari, pour lui acheter du vin... Il est temps de me constituer un fonds de cave, le millésime étant excellent, dit Polycarpe.
- Connaissant Anatole, je ne crois pas un mot de ces ragots, affirma Imogène. Toutefois... si c’était vrai, Constance serait inexcusable. On ne fait pas une chose pareille à une amie !
Polycarpe dévisagea Imogène, il aurait mis sa main à couper, l’autre soir qu’elles se détestaient cordialement. Il fit le candide :
- Êtes-vous des amies ?
Elle fit la moue.
- ... Entre amies et relations, il y a un degré qui n’a pas de vocabulaire.
- Tu savais qu’elle cherchait un homme et tu as laissé le tien en liberté, les hommes, il faut les tenir laisse courte ! constata Mama.
- Il y a un corbeau dans votre charmante cité : avant de lui prêter foi, soyez prudents, conseilla Gix, dans une pose avantageuse de vieux sage - en dépit du bermuda à fleurs de monoï.
« Il y a déjà eu un Corbeau... » se dit Polycarpe, estimant prématuré de parler du vrai patronyme de Cornu et qui eut une brusque intuition.
- Imogène, voulez-vous me confier vos clés, j’en ai pour trois minutes, le temps d’un aller et retour, de composer le double trente et un et j’espère vous révéler l’identité du corbeau de Rochebourg !
Les enfants, pris d’une furieuse hystérie, tournaient avec le chien autour de la table et des convives, essayant de capter leur attention lorsque Polycarpe revint, franchissant les marches de la courette en offrant aux regards la paume de sa main où était inscrit un numéro.
- Prenons l’annuaire ! On va rapidement trouver le corbeau.
Effectivement, le numéro fut vite repéré dans la centaine d’abonnés : il correspondait à la ligne de Gertrude Riboit.
- Gertrude Riboit ! Pas possible !
- Qui est-ce ?
- C’est une agricultrice dont les terres jouxtent nos vignobles, je la connais bien, elle est assez carne sur les bords et je suppose qu’elle se serait fait un plaisir sadique de me dire ces choses-là en face !
- Sauf si ce sont des calomnies, auquel cas elle laisse un message qu’elle croit anonyme.
- Mais alors, pourquoi ?
- Si nous en discutions, en nous promenant jusqu'à la Gourmette, proposa Mama. Ça défoulerait les enfants.
- Tu as raison Mama, dit Imogène. Nous repérerons l’endroit le plus approprié pour installer la guinguette !
Elle se leva :
- Vous êtes, Gix, d’ores et déjà convié à notre concours de pêche à la truite et chargé d’en faire la publicité dans votre cabinet !
« L’hypothétique trahison d’Anatole n’affecte pas Imogène outre mesure ! » pensa Polycarpe.
Gix, qui n’avait plus la pose avantageuse du vieux sage et qui sauçait, au pain d’épices, le sorbet à la mangue, émit le désir de les accompagner jusqu'à la rivière et de voir le château.
L’ingurgitation de tafia produisait chez lui un soudain intérêt pour les curiosités locales ainsi qu’une immense affection pour ses hôtes, mais il se souciait de son retour ; il confia à Polycarpe l’amollissement que lui causaient les spécialités rochebourgeoises et créoles et ils convinrent, après la balade digestive, d’un retour à Chassac en bétaillère, le vélo dans le haillon arrière.
Dans les jours qui suivirent, Polycarpe vint à bout de cinq nouveaux intervalles de poutres. Mieux équipé et plus expérimenté, il avançait bien et le jeudi, il s’octroya un répit pour rendre visite à Anatole Cordet.
La ferme se situait à environ cinq kilomètres du bourg, à mi-pente d’un vignoble parfaitement entretenu. Les divers bâtiments, aux vastes toitures d’ardoises, délimitaient une cour carrée et formaient une propriété cossue. Polycarpe, au volant de sa Peugeot fourgonnette, franchit le porche couvert où étaient entreposés des instruments aratoires. Pour avoir une chance de rencontrer le mari délaissé d’Imogène, il arrivait à l’heure qui lui semblait la plus propice : en tout début d’après-midi, pendant la plus forte chaleur.
Deux chiens de garde, hybrides de bergers, aboyèrent à son entrée, tirant leurs chaînes, tandis qu’un Labrador chocolat, en liberté, lui déboula sur les chaussures quand il descendit de son véhicule.
- Bon chien, dit Polycarpe, en lui flattant l’encolure.
Il se dirigea vers l’entrée de l’habitation dont la façade crépie tranchait sur les murs en moellons des granges. La porte était grande ouverte, mais personne ne se pointait.
Le chien dans les basques et se sachant bien évidemment observé de l’intérieur, il avançait calmement. Son expérience professionnelle l’ayant souvent amené dans les cours de fermes, il avait appris qu’on devait se considérer en territoire ennemi, indiquant, bras ballants, comme au Far West, qu’on arrivait désarmé. La règle tacite étant, en outre, de s’abstenir de toutes mimiques avenantes pouvant donner à penser qu’on avait quelque chose à vendre ou à acheter. Le maître de céans concevant généralement une méfiance ancestrale des rats des champs comme des pigeons des villes.
Contraint de se hisser sur la marche du seuil pour cogner aux carreaux, il découvrit Anatole Cordet à table, tranchant une miche de pain au couteau de chasse, enduisant son quignon de rillettes, au-dessus d’une assiette de haricots blancs. Une bouteille de vin rouge juste entamée était bouchée de travers. Sans détailler la pièce, Polycarpe remarqua que la grande salle était une cuisine fort bien aménagée, dans un style rustique tel qu’on le montre dans les revues de décoration. Les Cordet avaient de bons revenus.
- Monsieur Cordet, bonjour ! fit Polycarpe d’un ton cordial.
Le viticulteur, fortement charpenté, portait un gilet de corps bleu délavé. C’était un homme dans la force de l’âge dont la barbe poivre et sel, très fournie, lui enrobait le visage, depuis la partie supérieure des pommettes jusqu'à la base du cou et débordait sous ses oreilles, ne laissant visible que ses yeux et son nez puissant. Le front dégarni portait la marque d’un couvre-chef. Sans un mot, il leva le bras qui tenait le couteau, invitant Polycarpe à entrer puis, du même bras qui tenait le couteau, lui désigna la chaise face à lui. Sur ce, il se leva, alla chercher un verre à moutarde et le posa brusquement devant son visiteur.
Il déboucha la bouteille de manière à produire un petit « bop » et versa du vin dans leurs deux verres. Puis, il reboucha la bouteille en s’appliquant à produire le grincement du liège contre le goulot.
- Je sais bien qui vous êtes, dit l’adjoint au Maire. Paraît que vous êtes venu vous présenter à la séance du conseil du vingt-sept mai. Ce jour-là, j’étais patraque. A votre santé.
- Santé... répéta Polycarpe, en passant plusieurs fois le verre sous ses narines, humant le vin rouge.
Puis, il inclina son verre dans la lumière pour en apprécier la robe et d’éventuelles larmes, aspirant une gorgée qu’il garda en bouche trois ou quatre secondes avant de déglutir. Ensuite, concentré, en imprimant une savante rotation au liquide restant, il chercha à définir le retour de saveur. Il hocha la tête.
- Un Côte de Vouxy, vieille vigne... ?
- Quelle année ? dit Cordet, l’œil rusé.
- Ne m’en demandez pas trop !
- C’est ça. Bien vu. Un 97. Encore un peu jeune, mais il vieillira bien.
Cordet engloutit ses haricots, essuya et ferma son couteau. L’atmosphère se détendit légèrement.
« Amadoué, l’Anatole » pensa Polycarpe qui lui fit part de son intention d’acheter du vin, maintenant qu’il avait une vraie cave.
- Vous, dit Anatole Cordet, subitement familier, faut pas vous raconter d’histoires, je m’trompe ?
Polycarpe n’était pas dupe. Toute l’artillerie était en batterie pour sonder l’acquéreur citadin - et par voie de conséquence, légèrement taré - du logis, même si la première épreuve de dégustation avait quelque peu bluffé le viticulteur.
- À vous non plus, il ne faut pas raconter d’histoires, je suppose.
- Vous qui connaissez Imogène, poursuivit-il, qu’est-ce que vous pensez de toutes ces combines d’aller s’installer dans le bourg?
Anatole faisait allusion à leur séparation. « Ne pas répondre directement » se dit Polycarpe.
- Est-ce vous qui fabriquez ce qu’elle vend ?
- Oui et non. Le pain d’épices, c’est sa recette. L’avez-vous déjà goûté ? Elle a un truc : un chouïa d’anisette dans la pâte... Le miel, c’est moi. J’ai quatre séries de cinq ruches réparties suivant le miel que je veux : acacia, colza, tournesol, châtaignier et tilleul... C’est les tilleuls de l’allée que vous avez prise.
- Comment peut-on être sûr des essences que les abeilles butinent ?
- La floraison : tout ne fleurit pas en même temps. Vous vous plaisez, chez nous ?
Polycarpe releva le chauvinisme de l’expression :
- C’est un peu « chez moi » maintenant ! Jusqu'à présent, oui, ça va.
- À ce qu’on dit, vous êtes vétérinaire à la retraite.
- J’ai décidé de jeter l’éponge, après le décès de ma femme...
- Condoléances, fit Anatole, embarrassé.
- Je vous remercie.
- Si Imogène demande le divorce, je suis perdant : le gros de la vigne, c’est son bien, de par sa famille. Moi, je suis le couillon dans l’histoire.
- Votre épouse m’a expliqué qu’il s’agissait d’une séparation provisoire.
- Ouais…Si elles s’imaginent, les femmes, que nous autres, les hommes, on peut nous avoir, nous jeter et puis nous reprendre ! De quoi se plaint-elle ? Regardez cette cuisine... Et tout est à l’avenant : moderne, confortable. J’y comprends rien à ce qu’elles veulent...
Le pluriel mettait, avec élégance, toutes les femmes dans le même panier.
- En avez-vous discuté avec elle, monsieur Cordet ?
- Pas la peine ! Elle sait parfaitement que pour faire tourner une exploitation comme la nôtre, faut que chacun soye à sa place, que la femme doit épauler le patron. Point final.
Là-dessus, le barbu, en se levant, fit signe à Polycarpe que la suite des événements se passait ailleurs, direction le chai. Polycarpe risqua une plaisanterie éculée :
- Une de perdue, dix de retrouvées.
- C’est pas dit. De nos jours, pour en trouver une, c’est une sacrée paire de manches... Ça veut le beurre et l’argent du beurre, le pognon et l’indépendance !
Ils traversaient la cour en diagonale. Anatole désabusé, conclut :
- Enfin, c’est pas nous qu’on refera le monde.
Ils pénétrèrent dans l’antre d’un chai obscur où étaient alignés fûts, foudres, barriques et citernes. La fraîcheur des lieux était saisissante par cette canicule. Pour choisir son vin, Polycarpe dut goûter plusieurs crus, cépages, années, blancs, rouges et rosés. Anatole Cordet puisait le vin à l’aide d’une pipette et rinçait, dans un seau d’eau, le verre de Polycarpe avant chaque dégustation.
Hésitant entre le vin âcre, tannique et corsé qui se garderait des années et celui, plus fruité, plus léger, qui pouvait être consommé rapidement, il prit vingt-quatre bouteilles du premier et un cubi du deuxième. Il compléta ses emplettes avec douze bouteilles d’un petit rosé verdelet sans prétention à boire dans le courant de l’été. De retour dans la cuisine, où se traitaient les affaires, il signa, sur la toile cirée de la table, un chèque de cent quarante-trois euros pour l’ensemble de ses achats qu’Anatole plia soigneusement et rangea dans un tiroir avant de rapporter deux petits verres à pied.
- Allez, vous prendrez bien une petite prune ! J’ai un alambic, dans un tournant de la Gourmette... Je suis le dernier bouilleur de cru de ma lignée, ajouta-t-il, en hochant la tête avec fatalisme. Quand je serai claboté, ce sera fini...
- Je viendrai voir votre installation.
- Dites, c’est pas compliqué, je commence la reine-claude en Août, vous n’aurez qu’à venir faire un tour. Vers les six sept heures du matin, vous êtes sûr de me trouver.
Définitivement mis en confiance, il fit allusion à sa rude tâche d’adjoint au maire, fort déçu par l’ingratitude de la population.
- Et plus spécialement ceux qui travaillent en ville et vivent ici pour avoir les agréments de la campagne. Ceux-là, qui ne veulent pourtant pas payer plus d’impôts, ils voudraient tous les services qu’on trouve en ville. Vous savez combien ça coûte cent mètres d’enrobé ? L’entretien des chemins ? Et la participation communale à la scolarisation des enfants sur les autres communes ?
Polycarpe approuvait du chef, et avec gravité, la légitimité de ces réflexions, guettant une interruption pour demander ce qu’on pensait de l’alipa parmi les élus.
- Je crois bien qu’elle a monté cette association contre moi et contre la municipalité, dit-il. Elle prétend qu’on n’a pas les idées larges. Vous pensez si j’ai bonne mine, moi, au conseil, avec ma femme dans cette association de hippies ! Mais quel besoin ont-ils d’amener la racaille à Rochebourg !
- La racaille, quelle racaille ?
- Tous ces désœuvrés, ces traîne-savates qui vont d’une festivité à une autre pour s’occuper. Et puis, de fil en aiguille, on va voir arriver les bandes de Chassac, des petits casseurs... Vous allez voir, c’est moi qui vous le dis : c’est écrit.
Polycarpe entrevoyait que ce râleur chronique n’était pas mûr pour accueillir tendrement la traîtresse. À supposer qu’elle en fasse le choix.
- Je m’intéresse à l’homme qui habitait le logis avant moi... Que pensait-on de lui à Rochebourg ? demanda Polycarpe.
- C’était un drôle de citoyen. Il envoyait régulièrement des courriers à la mairie pour se plaindre de n’importe quoi, de l’absence de trottoirs, du bruit des tondeuses... En quinze ans, il a peut-être fait une centaine de lettres ! Mais, si vous alliez pour le voir et discuter avec lui, il vous laissait sur le pas de la porte et refusait de vous laisser entrer, au prétexte qu’il exigeait des réponses écrites ! Du coup, on ne s’occupait plus de ses récriminations.
- Pourtant, il a hébergé Ulysse Côme...
- Ouais ! Ce gars savait le prendre. Va savoir !
à suivre...
18:25 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer | |