Les aventures de Polycarpe - 5ème épisode (28 janvier 2006)

Un peu de retard à la livraison de ce chapitre... pour cause de construction d'un site (site en kit, pour les nuls) qui me sert de vitrine pour présenter mes petits bouquins... Mais comme ce site n'est pas extensible, je continue à diffuser ici mon feuilleton... adresse du site (bientôt référencé chez Google et Voilà, comme les pros !) :
http://claudine.chollet.monsite.wanadoo.fr

CHAPITRE CINQ

Résumé des épisodes précédents : Polycarpe a fait la connaissance de "l'élite branchée" du village... Il apprend que le précédent occupant du logis n'était autre qu'un vieux fou qui lâchait des chauve-souris dans les souterrains de Rocheboug et se sent troublé par le charme d'Imogène...

 
Polycarpe s’était enfin décidé à investir dans un échafaudage ad hoc en remplacement de l’escabeau boiteux. C’était une sorte d’échelle articulée qu’il pouvait moduler en fonction des travaux à réaliser dont le coût serait largement amorti par l’économie de temps et de fatigue. Un plateau amovible et une sorte de rampe lui permettaient d’évoluer à un mètre du sol sans risquer la chute. Il avait dégoté par la même occasion une combinaison en plastique jaune canari, pour se protéger des petites bouses de plâtre. Cette nouvelle tenue de ghosttracker, plus élaborée que le sac poubelle et le bob, le recouvrait entièrement, y compris la tête enserrée dans une capuche. Il s’harnacha, en sifflotant, et remontait la fermeture éclair, de l’entrejambes à la pomme d’Adam, quand le téléphone stridula.
- Ulysse Côme. J’ai reçu votre courrier. Je vous rencontrerai avec plaisir...
Passé l’instant de surprise, Polycarpe articula :
- Également... Vos conseils en architecture me seront précieux. Que devenez-vous ?
- Ma petite société commence à décoller... Je suis en cheville avec des maîtres d’œuvre californiens auxquels je vends mes plans de demeures historiques.. telles que la vôtre.
- Tant qu’on ne transporte pas mon logis, pierre par pierre...
- J’y ai pensé, figurez-vous !
Il éclata de rire :
- Avant de vous la vendre, bien sûr ! Au fait, où en êtes-vous ? Avez-vous fichu par terre toutes ces cloisons qui séparaient la cuisine en plusieurs petites pièces ?
- J’ai supposé qu’on avait obstrué également la grande cheminée pour éviter l’appel d’air !
- Exact. Cornu utilisait un poêle.
- Vous voulez dire votre grand-père... Je viens seulement d’apprendre qu’il avait habité cette maison. Pourquoi habitait-il cette immense baraque pleine de courants d’air ? Pourquoi n’a-t-il jamais réalisé de travaux ? Était-il si fauché que ça ?
- Je ne saurais vous répondre exactement, mais ça faisait un sacré bail qu’il habitait là. Au fait, Cornu n’était pas mon grand-père...
- C’est ce que les gens racontent, pourtant.
- Je sais. C’est un bruit que j’ai moi-même fait courir pour justifier que Cornu m’héberge et finalement, ça s’est avéré bien pratique : personne n’a trouvé bizarre que j’hérite de lui. Il m’a désigné d’emblée comme son légataire universel, emballé par mes projets... Un type spécial, un peu fêlé,  mais il m’avait pris en affection... Pas de famille... Je m’entendais plutôt bien avec lui...
- J’ai retrouvé des ouvrages de droit dans le grenier, savez-vous quelle était sa profession ?
- Il était juge, à Chassac. À vrai dire, il n’en parlait jamais. Il était obnubilé par une autre chose... Il voulait prouver que la galerie qui part de Rochebourg au pied du château, dans la cour des troglodytes, avait une issue aboutissant à Soutrain, un autre village dont le nom était, d’après lui, dérivé de souterrain... Il tenait ce scoop, je crois, d’un petit fascicule qu’il avait découvert au logis et qui doit s’y trouver encore.
- Que j’ai découvert dans une boîte à chaussures. Est-il exact qu’il utilisait des chauves-souris ?
Ulysse partit d’un franc et joyeux éclat de rire.
- Vous êtes déjà au courant... On les bombait en fluo... et on guettait leurs sorties... mais ça n’a pas été concluant : on n’a jamais compris où elles passaient !
- Sans doute crevaient-elles dans le souterrain… J’ai bien peur que ces bestioles ne supportent pas d’être peinturlurées ! commenta Polycarpe, masquant mal sa réprobation.
- Probable ! lança distraitement  le jeune homme. Bon, à bientôt, monsieur Houle !
Il raccrocha aussitôt.
Polycarpe regardait le téléphone, incrédule, quand la voiture de la poste pila devant chez lui. Le postier frappa aux carreaux de la porte grande ouverte et découvrit au milieu de la grande pièce le cosmonaute jaune canari. Il rejoignit le destinataire de trois enveloppes dont l’une provenait de la mairie, les deux autres ne laissant aucun doute sur leur contenu de factures, en se frottant le nez pour s’empêcher de rire. Il profita de l’occasion pour revendiquer une boîte aux lettres aux normes standard.
- Le vieux grigou, mega-radin qui vivait là ne voulait pas en entendre parler, on a beau dire, c’est quand même plus pratique.
- Il habitait là depuis longtemps ?
- Holà... Je sais pas, ça remonte à pas mal de temps. On va dire, dans les douze ans, depuis que je fais cette tournée. Et jamais un merci, ni une pièce pour les calendriers !
- Il ressemblait à quoi ?
- Vous voyez un arbre frappé par la foudre ? Ben, kif-kif. Une carcasse maigre, noueuse, noiraude, toujours dans des grandes robes de chambres en tissu brillant, vous savez, comme de la soie, dans les foncés,  avec sa canne et des tifs qui pendaient, d’un blanc jaunasse : pas commode et pas beau à voir.  Bon, j’ai pas que vous, je me sauve !
 
Cette combinaison n’était pas une acquisition géniale. Il y suait à grosses gouttes. Il s’en délivra avec soulagement et puisque l’heure tournait, il décida finalement de changer son programme. Trop de questions concernant ce vieux dingue de Cornu étaient en suspend. Il désirait glaner des renseignements sur le magistrat qui avait vécu ici comme un misérable, obsédé par un souterrain et qui faisait des expériences avec des chauves-souris ! Il en profiterait pour acheter la boîte aux lettres.
Il décacheta l’enveloppe à l’en-tête de la mairie : elle contenait un courrier personnalisé annonçant la réalisation imminente du grand projet municipal d’assainissement des eaux usées, ainsi que la documentation fournie par la Société Fermière : il en coûterait mille euros pour se connecter au tout-à-l’égout, les travaux de raccordement au réseau et l’entretien des canalisations étant, en plus,  à la charge des habitants.
- On est vraiment des cochons de payeurs, marmonna-t-il, en plaçant le courrier sous un gros galet.
 
Il sortit dans le jardin. Petit Lu défrichait avec un bel entrain : il avait débroussaillé un grand demi-cercle autour de la maison. En voyant son nouveau patron, il arrêta le moteur.
- C’est plutôt marrant comme boulot, dit-il.
- Tant mieux ! Je viens te prévenir que je dois m’absenter quelques heures.
Le jeune homme se décomposa.
- C’est que je veux pas rester tout seul dans cette taule...
- Qu’est-ce qui t’arrive ?... Un grand gaillard comme toi !
- Je m’excuse, monsieur Houle, mais je peux pas... Je crois... Enfin, je suis même sûr que cette maison, elle est hantée.
- Hantée ! Allons bon, maintenant... Qu’est-ce que tu racontes ?
- J’en dirai pas plus, des fois que ça porterait malheur.
- Ah, mais si ! Tu vas m’en dire plus ! Je ne vais pas être privé de sorties dans les jours qui viennent parce que monsieur Petit Lu a peur des fantômes !
La journée s’annonçait mal.
- Allez ! Suis-moi, on va discuter !
Petit Lu renâcla mais obtempéra. Polycarpe lui désigna avec autorité une place à la grande table et s’installa lui-même au bout : la place du chef.
- Je t’écoute. Et ne t’avise pas de me raconter des salades.
Petit Lu déglutit plusieurs fois, l’air penaud, et tira sur son petit bouc à la Richelieu.
- Ben, c’est la fois où je suis venu ici parce que Cornu m’avait convoqué. J’ai vu quelque chose...
- Tu le connaissais bien, Cornu ?
- Comme ça. Comme tout le monde. Sans plus.
- C’est-à-dire ?
- Des fois, il faisait  un aller et retour dans le village, avec sa canne, pour se dégourdir les guiboles. On avait l’impression qu’il avançait avec des jambes articulées... Il regardait tout le monde de travers et on lui parlait pas, à part Ulysse Côme, mais lui, c’était pas pareil, il était sympa.
- Ça ne t’a jamais étonné qu’Ulysse s’installe chez Cornu.
- Un peu, si. Vivre avec un vieux... Mais Ulysse travaillait sur les plans du logis... Alors, ça se comprenait.
- En somme, tu étais assez copain avec Ulysse.
- Bof ! Il nous emmenait, mon pote et moi, des fois à Soutrain ou à Chassac, dans son combi.
- Bon, revenons aux fantômes. Alors, t’as vu quoi, exactement ?
- Une forme, un peu comme un grand parasol replié, noir. C’est au moment où je montais l’escalier - il m’avait dit qu’il laisserait la porte d’en bas ouverte exprès, de monter directement dans son appartement, il faut dire qu’il vivait surtout là-haut, dans la grande chambre sur la rue - et la forme, on aurait dit qu’elle ne touchait pas par terre, en tout cas, ça faisait aucun bruit.
- Il faisait quoi, ce parasol volant ?
- Quand je suis arrivé sur le palier, je l’ai vu seulement glisser dans le couloir, et disparaître dans une encoignure de porte. Au début, j’ai cru que c’était Cornu, mais en face de sa chambre, sur le palier, il y avait une grande glace avec des dorures et comme la porte était ouverte, j’ai vu Cornu dans la glace, assis dans son grand fauteuil devant son bureau, éclairé par une lampe. Je pétochais. J’ai fait demi-tour vite fait...
- Il ne t’a pas entendu ? Il ne t’a pas rappelé ?
- Ben, non. À cet âge-là, on pique facilement du nez.
- Il t’avait convoqué à quelle heure ?
- Il m’avait dit d’être là, pile à dix-sept heures et il était pile dix-sept heures.
- Tu te rappelles le jour, peut-être ?
- Ouais ! Parce que c’était Halloween, le 31 octobre...
- Evidemment ! fit Polycarpe, et le fantôme avait un masque de squelette...
- Ici, vous savez, à part deux ou trois mioches qui quêtent des bonbecs, personne se déguise. Mais, si vous croyez que j’y ai pas pensé ! J’ai même interpellé la forme pour la rigolade... mais elle n’a pas réapparu et si ç’avait été un mec déguisé, il m’aurait fait signe, je suppose... Et puis, il a autre chose, ce jour-là, il pleuvait des cordes et j’ai même pas vu de traces mouillées par terre, à part mes propres empreintes !
- Et tu n’aurais pas vu, par hasard, des godasses à l’entrée ? Si ledit fantôme avait eu l’idée de se déchausser.
- J’en suis sûr que non.
- Je te rassure tout de suite, depuis que je suis là, il ne se passe rien de surnaturel. Il faut bien te mettre dans le crâne que ce que tu as vu, c’était forcément quelqu’un ou bien que tu as rêvé... Tu ne m’as pas dit pourquoi Cornu t’avait convoqué. Ça lui arrivait souvent de convoquer des gens ?
Il clôturait les lèvres avec un air farouche. Polycarpe attendit, en l’observant. Petit Lu rougissait à vue d’œil, en fixant le bois de la table, gêné, dans une immobilité de statue.
- Je ne peux pas te forcer à me parler... Alors, tu admets qu’il n’y a pas de fantômes ici et tu vas continuer à travailler. D’accord ?
- Je m’excuse encore, mais je vous préviens, je peux pas rester tout seul ici.
Polycarpe s’emporta :
- Mais tu comptes la gagner comment ta vie, hein ! Un coup, c’est les fantômes, un coup, ça va être le mauvais temps... Dis-moi franchement : où trouves-tu l’argent que tu claques ? Comment as-tu fait pour te payer cette moto ?... Soit dit en passant - mais il faut que ça sorte : avec ton gabarit de choucroute-man, t’es ridicule !
Cette estocade fit mouche. Offusqué, Petit Lu eut un sursaut de révolte et leva les yeux sur Polycarpe. L’air furax du patron réprima toute velléité de contestation et, contre toute attente, Petit Lu fondit en larmes.
- Et allez, maintenant les larmes ! Pendant que tu y es, roule-toi par terre en trépignant : on n’est plus à un enfantillage près !
Dans un gargouillis, Petit Lu confia un inaudible secret.
- Regarde-moi en face, Petit Lu, et répète en articulant.
- Cornu, il m’avait convoqué parce qu’il m’avait vu sortir de chez Chimène, la veille au soir.
- Et alors ? Elle te prédisait ton avenir ?
- Je savais pas qu’il était là, ce con, quand j’ai chouré le fric de la vioque... Il m’a tout de suite reconnu, malgré qu’il faisait nuit.
- Eh bien, voilà ! Nous y sommes. Entre nous, je ne sais pas le prix de ton engin, mais je suis sûr qu’il n’y avait pas assez pour le payer...
Petit Lu ravala ses larmes, prêt à discuter business.
- Y avait quand même un bon paquet. C’était une bonne prise : huit cents cailloux. Elle se fait pas chier...
- Je t’en prie... Le restant du prix, tu l’as trouvé où ?
- Ici ou là, à l’occasion...
- Bravo. Et si j’étais parti, tout à l’heure, tu m’aurais cambriolé ?
- Vous avez rien de valeur ! Et même pas cinquante, en liquide...
Polycarpe se statufia. Puis il se mit lentement debout en fixant l’énergumène.
- On a le choix, dit-il. Ou bien je te vire sur-le-champ et j’ai une petite conversation avec ton père, ou bien on se met d’accord sur mes conditions. Un : tu rembourses l’argent que tu as volé. Deux : tu cesses immédiatement tes jérémiades sur les fantômes qui n’existent pas.
- C’est pas les trois sous que je gagne qui me permettront de rembourser...
- Bien sûr que si ! Et pour commencer, tu vas revendre cette moto...
Petit Lu poussa un gémissement à faire déguerpir le supposé fantôme.
- Attends un peu : Cornu, il ne t’a pas obligé à rendre l’argent quand il t’a pris sur le fait ? s’étonna Polycarpe.
- Ben, non. Il était fêlé grave : il trépignait qu’il allait me passer en jugement et qu’il déciderait ensuite de la condamnation. Vu qu’après, il a cassé sa pipe, j’ai gardé le pognon
- Et qu’est-ce qu’il en dit, ton père, de ton train de vie ?
- J’y ai dit que c’était ma grand-mère qui me donnait le fric, vu qu’il est fâché avec elle et  qu’ils se parlent plus...
- Fâché avec sa mère ?
- C’est à cause de ma mère qui supporte pas sa belle-doche. Il a dû choisir entre sa femme et sa mère.
- Et ta mère, elle gobe tes mensonges ?
- Ben, ouais.
- Allez ouste ! Va bosser, fit Polycarpe d’une grosse voix, et n’oublie pas ce que j’ai dit : il n’y aura pas d’autres avertissements.
Pour la première fois, Polycarpe put accéder à la grange où il garait sa bétaillère, par la porte donnant sur le jardin, maintenant suffisamment dégagé le long des bâtiments.

à suivre...

13:10 Écrit par Claudine | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer | |